I

Percy Franklin, le nouveau Cardinal-Protecteur d'Angleterre, sortant d'une audience de Sa Sainteté, suivait le corridor des appartements pontificaux, en compagnie de son collègue allemand, le vénérable Hans Steinmann, tout essoufflé au moindre mouvement. Ils entrèrent dans l'ascenseur, et descendirent au rez-de-chaussée, – imposantes figures de prêtres, et bien représentatives de leurs races : l'un droit, maigre, et d'apparence un peu raide, l'autre gras et voûté, avec la marque allemande depuis ses lunettes jusqu'à ses larges pieds, sous de lourdes boucles d'argent.

Parvenu à la porte de ses bureaux, Percy s'arrêta, fit un geste profond de révérence, et laissa son compagnon poursuivre son chemin. Un secrétaire, le jeune M. Brent, s'avança vers son chef.

– Éminence, dit-il, les papiers anglais sont arrivés !

Percy étendit la main, prit la liasse de papiers, puis se dirigea vers son cabinet, et s'assit.

Dans le journal qu'il ouvrit d'abord, ses yeux furent aussitôt frappés de titres gigantesques, au-dessous desquels les épaisses colonnes du texte étaient interrompues, de temps à autre, par d'autres titres sensationnels, en lettres capitales, – d'après une mode créée par l'Amérique, il y avait plus d'un siècle, et qui, depuis lors, avait toujours paru la façon la plus efficace de fournir des renseignements, rapides et inexacts, à l'intelligence du public.

Le journal était l'édition anglaise de L'Ère ; et les titres disaient :

Le Culte national. – Splendeur éblouissante. – Enthousiasme religieux. – Le Dieu nouveau dans l'Abbaye de Westminster. – Un fanatique catholique. – D'ex-prêtres faisant fonctions de cérémoniaires.

Puis le cardinal, en parcourant le corps de l'article écrit en petites phrases pittoresques, se composa, par degrés, une sorte de tableau impressionniste des scènes qui avaient eu lieu à l'Abbaye, le jour précédent, et dont les points principaux lui avaient été annoncés déjà par le télégraphe. En fait, le compte rendu détaillé ne lui apprenait rien de nouveau qui eût une importance réelle ; et déjà il allait replier le journal, lorsqu'un nom le frappa. L'auteur de l'article écrivait :

« Il est convenu que M. Francis, le grand cérémoniaire, – à qui nous devons, tous, la plus vive reconnaissance pour son zèle pieux et l'habileté professionnelle qu'il a déployée, – doit prochainement se rendre dans les villes du Nord, pour faire conférences sur le nouveau rituel. N'est-il pas curieux de songer que cet éminent fonctionnaire, tout récemment encore, officiait devant un autel catholique ? Il a été assisté, aujourd'hui, par vingt-quatre confrères, qui, tous, avaient acquis leur expérience de la même façon que lui. »

– Mon Dieu ! – soupira Percy, s'abandonnant au flot des souvenirs que la mention du nom de Francis avait tout d'un coup réveillés en lui.

Mais bientôt sa pensée se détourna du prêtre renégat pour réfléchir, une fois de plus, à la signification de l'affaire tout entière, et au jugement qu'il avait cru devoir porter sur elle tout à l'heure, devant le souverain pontife.

En somme, c'était un fait incontestable que l'inauguration du culte panthéiste avait obtenu un succès aussi prodigieux en Angleterre qu'en Allemagne. À Londres, par exemple, contrairement aux prévisions, la cérémonie s'était effectuée sans l'ombre d'emphase exagérée, ni de ridicule. Cependant, des scènes extraordinaires avaient eu lieu. Un grand murmure d'enthousiasme avait parcouru l'Abbaye, d'une extrémité à l'autre, lorsque le somptueux rideau était tombé, et que la grande figure nue de la Paternité, imposante et majestueuse, s'était dressée au-dessus de l'éclat des cierges, contre l'écran pourpre qui lui servait de fond. Le sculpteur Markenheim avait parfaitement réussi dans son œuvre ; et un discours passionné de M. Brand, d'autre part, avait fort bien préparé l'âme populaire à la révélation qui allait lui être faite. L'orateur avait cité, dans sa péroraison, de nombreux passages des prophètes hébreux, annonçant la cité de paix, dont les murs s'élevaient, à présent, devant les yeux de tous :

« Surgis et brille, car ta lumière est venue, et la gloire du Seigneur est apparue sur toi !… Car voici que je crée de nouveaux cieux et une nouvelle terre ; et, de ceux qui ont précédé, l'esprit de l'homme en perdra jusqu'au souvenir. On n'entendra plus parler de violence dans ton royaume, ni de destruction entre tes frontières. Oh ! Sion, si longtemps affligée, battue de la tempête, et non consolée, regarde : je poserai tes pierres avec des couleurs splendides, et tes fondements avec des saphirs… Je ferai tes fenêtres d'agates, et tes portes d'escarboucles, et toutes tes frontières de pierres précieuses. Surgis et brille, car ta lumière est venue ! »

Lorsque le tintement des chaînes des encensoirs avait résonné, dans le grand silence, l'énorme foule était tombée à genoux, et était restée dans cette attitude, pendant que la fumée montait, en spirales, des mains des anciens prêtres qui officiaient. Puis, l'orgue avait commencé à rugir, et l'immense chœur, massé dans les transepts, avait déroulé l'antienne, interrompue seulement par un cri de fureur, qu'avait poussé, sans doute, quelque catholique affolé. Et, dès l'instant suivant, l'auteur de ce cri sacrilège avait été mis en pièces…

Tout cela était incroyable, profondément incroyable ! se disait Percy. Mais ce que l'on ne pouvait pas croire était arrivé ; et l'Angleterre, une fois de plus, avait retrouvé sa foi et son culte, ce couronnement nécessaire de toute vie normale. Des provinces, les mêmes nouvelles affluaient. Toutes les cathédrales avaient vu se produire les mêmes scènes. La statue de Markenheim avait été reproduite quatre mille fois, en deux jours ; et chaque centre important en avait reçu un exemplaire. Partout, le mouvement nouveau avait été accueilli avec enthousiasme ; et Percy songeait que, vraiment, si Dieu n'avait pas existé, il aurait été indispensable d'inventer un Dieu. Le cardinal s'émerveillait, aussi, de l'extrême habileté avec laquelle ce culte nouveau avait été formulé. Son rituel ne pouvait donner lieu à aucune discussion ; aucune divergence d'opinion politique ne pouvait enrayer son succès. La Vie était l'unique source et l'unique principe de la religion naissante, la Vie revêtue des robes splendides du culte ancien. On avait mentionné le nom d'un Allemand, comme auteur de ce rituel : mais personne n'ignorait que toute l'idée était venue de Felsenburgh. C'était un catholicisme sans christianisme, une divinisation admirable de l'Humanité. L'objet de l'adoration n'était point l'Homme, mais l'idée de l'Homme, privée simplement de son élément surnaturel. Le sacrifice lui-même était reconnu, l'offre volontaire de soi, répondant à l'un des instincts fonciers de notre nature ; mais sans aucun caractère de contrainte, – sans l'ombre d'une expiation imposée, par un pouvoir transcendant, à la culpabilité originelle de l'homme… Au total, se disait Percy, tout cela était absolument aussi intelligent et adroit que Satan, et absolument aussi vieux que Caïn !

L'avis que le cardinal avait donné au Saint-Père, tout à l'heure, il ne savait point si c'était un avis de désespoir ou d'espérance. Il avait conseillé la promulgation d'un décret rigoureux, interdisant formellement aux catholiques tout acte de violence. Suivant lui, les fidèles devaient être encouragés à rester patients, à se tenir complètement à l'écart du culte nouveau, à ne rien dire s'ils n'étaient pas interrogés, et seulement à souffrir avec joie les peines encourues. Et Percy et plusieurs autres cardinaux avaient demandé que le pape les autorisât à rentrer, pour quelque temps, chacun dans son pays, afin d'encourager ceux qui hésitaient ; mais le pontife avait répondu que leur mission était de rester à Rome, sauf le cas de graves événements imprévus.

Quant à Felsenburgh, les nouvelles qu'on en avait étaient de nouveau très rares. On disait qu'il se trouvait en Orient ; mais tout autre détail était tenu secret. En tout cas, il apparaissait que le Président avait l'intention de ne point prendre part à la vie politique, sauf pour suggérer de temps à autre, d'importantes mesures dont il remettait l'exécution aux divers gouvernements nationaux.

Ainsi le cardinal songeait, sur sa chaise de paille, les yeux fixés sur la sainte Rome telle qu'elle apparaissait à sa fenêtre à travers la brume automnale. Il se demandait combien de temps encore durerait la paix. Mais, dès à présent, il avait l'impression que l'air s'obscurcissait d'heure en heure, et que l'inévitable catastrophe qu'il pressentait n'attendait plus que l'occasion la plus insignifiante pour se déchaîner.

Enfin il sonna.

– Donnez-moi la dernière lettre du P. Blackmore ! dit-il à son secrétaire.

Percy n'avait jamais oublié les fines et pénétrantes remarques du P. Blackmore, pendant leur séjour commun à Westminster ; et l'un de ses premiers actes, comme Cardinal-Protecteur d'Angleterre, avait été d'inscrire son ancien collègue sur la liste des correspondants anglais. Il avait reçu de lui, déjà, une douzaine de lettres, dont aucune n'avait été sans contenir son grain d'or. Mais surtout il avait observé que toutes ces lettres exprimaient la crainte que, tôt ou tard, il n'y eût un acte de provocation ouverte de la part des catholiques anglais : et c'était précisément le souvenir de cette crainte qui avait inspiré Percy dans ses véhémentes instances auprès du pape, tout à l'heure. De même qu'au temps des persécutions romaines, durant les trois premiers siècles, de même, à présent, le plus grave danger pour la communauté catholique n'était point dans les mesures injustes du gouvernement, mais dans le zèle irréfléchi des fidèles eux-mêmes. Le monde ne désirait rien tant que d'avoir une occasion, un prétexte, pour lever son épée, déjà à demi tirée du fourreau.

Lorsque le jeune secrétaire lui eut apporté les quatre feuillets couverts de la petite écriture tassée du P. Blackmore, Percy relut, tout de suite, le dernier paragraphe :

« L'ancien secrétaire de M. Brand, M. Phillips, que Votre Éminence m'avait recommandé, est venu me voir deux ou trois fois. Il se trouve dans un état des plus curieux. Au fond du cœur, il n'a aucune foi ; mais, intellectuellement, il ne voit d'espérance nulle part que dans l'Église catholique. Il a même sollicité d'être admis dans l'ordre du Christ Crucifié, ce qui, naturellement, est impossible. Mais sa sincérité ne saurait faire aucun doute : car, s'il n'était pas sincère, il n'hésiterait pas à professer le catholicisme. Je l'ai mis en rapport avec plusieurs bons catholiques, dans l'espoir qu'ils pourraient le secourir moralement. Je serais très peureux que Votre Éminence pût causer avec lui. »

Avant de quitter l'Angleterre, Percy avait poursuivi la connaissance qu'il avait faite, dans des conditions singulières, de l'ancien secrétaire d'Olivier Brand ; et, sans trop savoir pourquoi, il avait recommandé M. Phillips au Père Blackmore. Non pas qu'il eût été particulièrement frappé du caractère de ce Philips, qui lui avait semblé une créature hésitante, et timide : mais il n'avait pu s'empêcher de trouver extraordinaire le désintéressement avec lequel cet homme avait brisé sa position. Et, maintenant, un désir lui était venu de l'appeler près de lui. Peut-être l'atmosphère spirituelle de Rome achèverait-elle de lui rendre la foi ?

– Monsieur Brant, dit-il à son secrétaire, qu'il avait rappelé de nouveau, veuillez faire savoir au P. Blackmore qu'en effet je serai très heureux de voir ici M. Phillips, qu'il m'a proposé de m'envoyer ! Mais rien ne presse ! Que ce monsieur ne vienne pas avant janvier, sauf pour un motif urgent !

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