Le développement de l'ordre du Christ Crucifié s'était poursuivi avec un succès presque miraculeux. La proclamation du Saint-Père avait été, à travers tout le monde chrétien, comme une étincelle dans de la paille. C'était comme si ce monde chrétien eût atteint exactement le point de tension où une organisation nouvelle de ce genre était nécessaire ; et la réponse à l'appel du pape avait étonné même les plus optimistes. En fait, toute la ville de Rome, avec ses faubourgs, trois millions au moins, avait couru s'inscrire à Saint-Pierre, comme une foule affamée se précipite vers un repas, ou des marins désespérés vers l'abri d'une rade. Pendant plusieurs journées, le pape lui-même était resté assis, trônant sous l'autel de la basilique ; glorieuse et rayonnante figure donnant sa bénédiction, tour à tour, avec un beau geste muet, à chacun des membres de la multitude infinie qui accourait vers l'autel, au sortir de la communion, pour s'agenouiller devant le supérieur de l'ordre et baiser son anneau. Chaque postulant était obligé d'aller se confesser à un prêtre désigné, qui examinait strictement ses motifs et sa sincérité, de telle sorte qu'une moitié seulement avait été acceptée. Encore cette proportion était-elle infiniment plus grande à Rome que dans la chrétienté, car on ne doit pas oublier que, des trois millions de postulants romains, près de deux millions avaient subi l'exil pour leur foi, préférant une vie obscure et méprisée, sous l'ombre de Dieu, à la gloire sacrilège de leurs pays infidèles.
Le cinquième soir de l'enrôlement des novices, un incident pathétique s'était produit. Le vieux roi d'Espagne, – le second fils de la reine Victoria, – déjà sur le bord de la tombe, s'étant agenouillé devant le pape, avait chancelé au moment où il s'apprêtait à se relever ; et le pape lui-même, d'un mouvement soudain, s'était levé de son trône, l'avait saisi et tendrement embrassé. Puis, toujours debout, le vieux pontife avait ouvert ses bras tout au large, et prononcé une allocution telle que jamais encore la basilique n'en avait entendue. Benedictus Dominus ! s'était-il écrié, en levant au ciel son visage, avec des yeux illuminés d'extase. Que béni soit le Seigneur car il a visité et racheté son peuple ! Moi, Jean, vicaire du Christ, serviteur des serviteurs, et pécheur parmi les pécheurs, je vous ordonne d'être de bon courage, au nom de Dieu ! Par celui qui a été cloué sur la croix, je promets la vie éternelle à tous ceux qui persévéreront dans son ordre. Lui-même l'a dit : « À celui qui surmontera l'épreuve, je donnerai “ la couronne de vie ” ! »
« Mes petits enfants, ne craignez point celui qui tue le corps, car il ne peut rien faire au-delà ! Jésus et sa sainte Mère sont au milieu de nous !… »
Ainsi sa voix s'était répandue, parlant, à l'énorme foule recueillie, du sang qui déjà avait été versé à l'endroit où elle se tenait, de ce sang de l'Apôtre qui les pressait, les encourageait, les vivifiait. Ils étaient voués à la mort ; et si la volonté de Dieu n'était pas qu'ils périssent, leur intention serait tenue pour le fait. Ils se trouvaient, désormais, sous l'obéissance : leur volonté n'était plus à eux, mais à Dieu. Et, en échange, à eux appartenait le royaume du Ciel.
Le pape avait fini par une grande bénédiction muette de la cité et du monde ; et il n'avait point manqué là une demi-douzaine de fidèles pour voir, affirmaient-ils, la forme blanche d'un oiseau flottant dans l'air, pendant qu'il parlait, blanche et transparente.
Les choses qui avaient eu lieu ensuite, dans la ville et dans les faubourgs, ne sauraient être décrites. Des milliers de familles avaient consenti à rompre les liens humains qui les attachaient. Les maris s'étaient dirigés vers les grandes maisons réservées pour eux sur le Quirinal ; les femmes s'étaient fixées sur l'Aventin ; tandis que leurs enfants, également remplis de confiance et d'ardeur, avaient afflué chez les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, à qui le pape avait donné trois rues entières pour les recueillir. De toutes parts, sur les places, s'élevait la fumée de bûchers où brûlaient des objets de luxe, désormais rendus inutiles par le vœu de pauvreté, et sacrifiés avec joie par leurs possesseurs. Et, de jour en jour, de longs trains partaient des stations, en dehors des remparts, emportant les troupes joyeuses et enthousiastes de ceux que le Saint-Père avait daigné déléguer pour être le sel de la terre, le levain destiné à transformer le monde infidèle. Et, partout, ce monde infidèle avait salué leur venue d'un rire où se mêlait, déjà, une ombre de fureur.
Cependant, de la chrétienté tout entière étaient arrivées des nouvelles heureuses. Les mêmes précautions qu'à Rome avaient été prises dans toutes les villes, pour l'admission des membres de l'ordre ; mais sans cesse les bureaux du Vatican recevaient de nombreuses listes de personnes décidément admises.
Et, durant la semaine qui précédait le moment présent de notre histoire, d'autres listes aussi étaient arrivées au Vatican, infiniment glorieuses et touchantes. Non seulement les évêques rapportaient que déjà, dans tous les pays, l'ordre du Christ avait commencé son œuvre, que déjà des communications, longtemps interrompues, se trouvaient rétablies, qu'une foule de missionnaires s'organisaient activement, et que les cœurs les plus désespérés, une fois de plus, renaissaient à l'espoir : par-dessus tout cela, le Vatican avait reçu déjà la nouvelle de triomphes d'une espèce plus haute, remportés par les chevaliers du Christ Crucifié. À Paris, quarante de ces chevaliers avaient été brûlés vifs, en quelques heures, au Quartier Latin, avant que la police pût intervenir. D'Espagne, de Hollande, de Russie, étaient venus d'autres noms de martyrs. À Dusseldorf, dix-huit jeunes gens et enfants, surpris pendant qu'ils chantaient matines dans l'église Saint-Laurent, avaient été jetés, l'un après l'autre, dans les égouts municipaux, chacun chantant, à très haute voix, jusqu'à l'instant suprême :
Christe, Fili Dei vivi, miserere nobis !
Et, des ténèbres de l'égout, s'était élevé encore le même chant, jusqu'à ce que la foule l'eût étouffé à coup de pierres. Dans le même temps, les prisons allemandes étaient, toutes, encombrées de la première fournée des chrétiens réfractaires.
Sur quoi le monde haussait les épaules, et déclarait que ces pauvres diables s'étaient spontanément attiré leur sort, tout en ne laissant point de blâmer la violence des foules, et en sommant les autorités de ne point permettre que le peuple leur enlevât le soin de châtier la nouvelle conspiration de l'idolâtrie. Et, du matin au soir, dans l'église Saint-Pierre, les ouvriers travaillaient à installer les longues rangées des autels nouveaux, clouant sur les murs des diptyques de pierre où étaient gravés les noms de ceux qui avaient, déjà, accompli leurs vœux et gagné leur couronne.
C'étaient les premiers mots de la réponse de Dieu à la provocation du monde.
Aux approches de Noël, il fut annoncé que le souverain pontife chanterait la messe lui-même, le dernier jour de l'année, devant l'autel pontifical de Saint-Pierre, à l'intention de l'ordre du Christ ; et déjà les préparatifs avaient commencé, pour cette cérémonie.
Celle-ci devait être une sorte d'inauguration publique de la nouvelle entreprise ; et l'on savait qu'une convocation spéciale avait été adressée à tous les membres du Sacré Collège, dans le monde entier, exigeant leur présence à Rome pour le 31 décembre, sauf empêchement par maladie. Le pape, évidemment, avait dessein de faire comprendre au monde que la guerre était déclarée.
Et l'on vit à Rome, cette année-là, une fête de Noël tout à fait extraordinaire.
Percy avait revu l'ordre de servir l'une des messes du pape, après avoir dit lui-même ses trois messes, à minuit, dans son oratoire privé. Pour la première fois de sa vie, il put assister à un spectacle dont il avait bien souvent entendu parler : la merveilleuse procession pontificale, à la lueur des torches, traversant Rome depuis le Latran jusqu'à Sainte-Anastasie, où le pape venait de restaurer la coutume ancienne, abandonnée depuis près de cent cinquante ans. La petite basilique était, naturellement, réservée au nombre, très restreint, des privilégiés ; mais les rues, sur tout le parcours depuis la basilique, et toute l'énorme place du Latran, n'étaient qu'une masse opaque de têtes silencieuses et de torches flamboyantes. Le Saint-Père était accompagné à l'autel, comme d'habitude, par les souverains ; et Percy, de sa place, considérait le drame céleste de la Passion du Christ joué, sous le voile de sa Nativité, par les mains de son vieux vicaire angélique.
En effet, à peine pouvait-on retrouver là une trace de la tragédie du Calvaire : c'était bien l'atmosphère de Bethléem, l'illumination céleste et non point la ténèbre surnaturelle, qui rayonnait autour du simple autel de Sainte-Anastasie. C'était l'enfant prodigieux qui reposait dans les vieilles mains du pontife, plutôt que le corps meurtri de l'homme des douleurs.
Adeste, fideles ! chantait le chœur, dans la tribune. « Venez, accourons tous, et pour adorer, non point pour pleurer ! Exultons, réjouissons-nous ! Soyons, nous-mêmes, pareils à des enfants ! Comme Jésus, pour nous, est devenu un enfant, à notre tour devenons des enfants pour Lui ! Revêtons les robes de l'enfance et chaussons les souliers de la paix ! Car le Seigneur a régné ; il est vêtu de beauté ; le Seigneur est revêtu de force, et s'est entouré les reins d'une ceinture. Il a établi le monde qui ne sera point enlevé ; son trône est préparé depuis longtemps. Il existe depuis l'éternité. Donc, réjouis-toi grandement, ô fille de Sion ; crie de joie, ô fille de Jérusalem : car voici que vient vers toi ton souverain, le seul saint, le Sauveur du monde ! Et, de souffrir, ensuite il en sera temps encore, lorsque le prince de ce monde viendra attaquer le Prince du Ciel ! »
Ainsi rêvait le cardinal, tâchant à se rendre lui-même petit et simple, dans tout l'éclat de sa pompe de cour. Certes, songeait-il, rien n'est difficile pour Dieu. Pourquoi cette naissance mystique ne réussirait-elle pas à faire, une fois de plus, ce qu'elle a fait jadis, à soumettre, par la force de sa faiblesse, tous les orgueils qui s'exaltent au-dessus de Dieu ? Celte naissance, jadis, a attiré de sages rois à travers le désert, en même temps qu'elle forçait des bergers à quitter leurs troupeaux. Aujourd'hui, voici qu'elle a des rois autour d'elle, agenouillés avec le pauvre et le faible ; des rois qui ont déposé leurs couronnes, et lui ont apporté l'or de cœurs loyaux, la myrrhe du martyre désiré, et l'encens d'une pure foi ! Ne se pourrait-il point que les républiques, elles aussi, déposassent leur splendeur, que les foules enragées redevinssent apprivoisées, que l'égoïsme se renonçât, et que la soi-disant science fit enfin l'aveu de son ignorance ?…
Mais, tout à coup, Percy se rappela Felsenburgh : et son cœur défaillit d'épouvante, dans sa poitrine.