II

Olivier, en rentrant chez lui, monta aussitôt dans la chambre de Mabel : il ne voulait point qu'elle apprit la nouvelle d'autre part que de lui. Mais la jeune femme était absente, et les domestiques dirent à son mari qu'elle était sortie, déjà, depuis plus d'une heure.

Ceci le déconcerta considérablement. Le décret avait été signé une demi-heure auparavant, et, en réponse à une question de lord Pemberton, l'assemblée avait déclaré qu'il n'y avait plus désormais aucun motif de secret, de sorte que la décision pouvait être immédiatement communiquée à la presse. C'était pour ce motif qu'Olivier s'était empressé de rentrer chez lui, afin d'être le premier à informer Mabel ; et voici qu'elle était sortie, et que, d'une minute à l'autre, les affiches risquaient de lui apprendre le grand événement !

Il se sentait extrêmement mal à l'aise ; mais, pendant une heure encore, ou plus longtemps, un sentiment de honte l'empêcha d'agir. Puis il appela de nouveau la femme de chambre pour l'interroger ; mais on ne savait rien des intentions de Mabel. Peut-être était-elle allée à l'église voisine ; elle ne le faisait plus que rarement, depuis plusieurs mois, mais, jadis, elle l'avait fait presque chaque jour. Olivier envoya la domestique à l'église ; et lui-même s'assit auprès de la fenêtre, dans la chambre de sa femme, considérant tristement la vaste étendue des toits, dans la lumière dorée du soleil couchant, qui, ce soir-là, lui semblait offrir un aspect tout à fait extraordinaire. Le ciel n'avait point cette teinte d'or pur qu'il avait eue, chaque nuit, durant la semaine précédente ; on y distinguait des nuances roses, qui s'étendaient sur la voûte entière, aussi loin qu'Olivier pouvait voir, du levant au couchant. Il songeait machinalement à ce qu'il avait lu, l'autre jour, dans les journaux, sur d'étranges modifications survenues dans l'atmosphère, en certaines régions de l'Asie. La veille, il y avait eu de terribles tremblements de terre en Amérique ; et, le matin même, une sorte de cyclone prodigieux avait détruit plusieurs villes des pays scandinaves. Il se demandait si quelques rapports singuliers n'existaient pas entre cet aspect inaccoutumé du ciel et… Mais tout à coup sa pensée revint à Mabel.

Cinq minutes après, il eut enfin le soulagement infini d'entendre son pas léger, dans l'escalier ; et il se leva pour aller au-devant d'elle.

Quelque chose, sur le visage de la jeune femme, lui révéla qu'elle savait tout. Elle se tenait, au reste, toute droite, avec une raideur inaccoutumée, et ses traits étaient plus pâles que jamais. On n'y lisait aucune colère, cependant, ni rien d'autre qu'un désespoir immense et une résolution immuable. Ses lèvres montraient une ligne toute droite, et ses yeux, sous son large chapeau blanc, semblaient étrangement contractés. Et elle restait là, ayant refermé la porte derrière elle, sans faire aucun mouvement vers son mari.

– Est-ce vrai ? demanda-t-elle.

Olivier prit une longue aspiration, et se rassit.

– De quoi veux-tu parler, ma chérie ?

– Est-ce vrai, reprit-elle, que tous les hommes vont être interrogés sur leur croyance en Dieu, et tués s'ils avouent cette croyance ?

Olivier humecta ses livres desséchées.

– Tu emploies des termes bien durs ! Toute la question est de savoir si le monde a le droit…

Mais elle l'interrompit, d'un vif mouvement de tête.

– Et c'est vrai ! Et tu as signé cela ?

– Ma chérie, je te supplie de ne pas faire de scène ! Je suis à bout de forces ! et je ne répondrai à ta demande qu'après que tu auras écouté ce que j'ai à te dire !

– Bien, dis-le !

– Assieds-toi d'abord !

Mais elle dit : non, d'un geste muet.

– Comme tu voudras !… Eh ! bien voici la vérité ! Le monde, à présent, est un, et non plus divisé. L'individualisme est mort. Il a cessé de vivre lorsque Felsenburgh est devenu président du monde. Tu ne peux pas être sans te rendre compte que des conditions absolument nouvelles existent, à présent, qui ne ressemblent à rien de ce qu'il y a eu jusqu'ici ! Tu sais tout cela aussi bien que moi.

De nouveau le même petit signe d'impatience.

– Non, il faut que tu me fasses le plaisir de m'écouter jusqu'au bout ! dit-il, d'un ton las.

– Eh bien, maintenant que tout cela s'est produit, le monde doit adopter une morale nouvelle : c'est exactement comme un enfant qui parvient à l'âge de raison. Et, par conséquent, nous sommes obligés de veiller à ce que le progrès puisse continuer, à ce qu'il n'y ait point de recul… à ce que tous les membres soient en bonne santé. « Si votre main vous offense, coupez-la ! » disait leur Jésus : c'est exactement ce que nous disons… Or, lorsque quelqu'un affirme qu'il croit en Dieu, – car je doute fort qu'il puisse se trouver quelqu'un pour y croire réellement, ou même pour comprendre ce que cela signifie, – mais le fait seul de dire qu'on croit en Dieu, c'est le pire des crimes concevables désormais ; c'est un crime avéré de haute trahison. Et, cependant, il ne s'agit nullement d'employer la violence : tout se passera de la façon la plus douce et la plus compatissante. Toi-même, toujours, tu as approuvé nos institutions d'euthanasie ! Eh bien, c'est à ces procédés, et aux plus charitables, que l'on aura recours…

Une fois de plus, elle fit un petit mouvement avec sa tête. Le reste de son corps était comme une statue.

– Est-ce bien utile que tu me dises tout cela ? demanda-t-elle.

Olivier sursauta : il ne pouvait supporter l'accent, trop dur, de sa voix.

– Mabel, mon trésor aimé !…

Pour un instant, les lèvres de la jeune femme frémirent, et puis, de nouveau, elle le regarda avec des yeux de glace.

– Non, je t'assure, dit-elle ; tout cela est inutile ! Et, ainsi, tu as signé ?

Olivier eut une sensation atroce de désespoir en levant les yeux sur elle ; il aurait infiniment préféré la voir révoltée, furieuse et pleurante.

– Mabel ! s'écria-t-il.

– Donc, tu as signé ?

– J'ai signé ! dit-il enfin.

Elle se retourna, et fit un pas vers la porte ; mais il s'élança sur elle.

– Mabel, où vas-tu ?

Et alors Mabel, pour la première fois de sa vie, mentit à son mari, pleinement et résolument.

– Je vais me reposer un peu, dit-elle. Je te reverrai tout à l'heure, à souper !

Il hésitait encore à la laisser partir ; mais il rencontra son regard, bien pâle en vérité, mais si honnête et si pur qu'il en fut consolé.

– Très bien, ma chérie !… seulement, je t'en conjure, Mabel, essaie de comprendre !

Une demi-heure plus tard, il descendit pour le souper, armé de logique, mais, aussi, enflammé d'émotion. Les arguments qu'il allait exposer à sa femme lui semblaient, à présent, d'une force irrésistible ; étant données les prémisses que tous deux avaient acceptées, et sur qui tous deux avaient fondé leur vie, la conclusion était, simplement, nécessaire et fatale.

Il attendit une minute ou deux ; puis, ne voyant pas arriver Mabel, il prit le tube qui communiquait avec l'office.

– Où est Mme Brand ? demanda-t-il.

Il y eut un instant de silence, après quoi vint la réponse :

– Madame est sortie, il y a une demi-heure, monsieur ! Je pensais que monsieur en était informé !

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