Ce même soir, M. Francis était très occupé, dans son bureau, des détails de la grande fête de la Solidarité qui allait être célébrée le 1er juillet. On avait décidé d'apporter quelques modifications au rituel de l'année précédente ; et le grand cérémoniaire avait à cœur que cette fête prochaine lui fît le même honneur que toutes les autres.
Et ainsi, avec son modèle devant lui, – une petite reproduction en carton de l'intérieur de l'Abbaye, avec de minuscules figures de bois pouvant être transportées d'un endroit à l'autre, – il était en train d'ajouter, de sa fine et précise écriture ecclésiastique, des notes marginales sur son exemplaire de l'Ordre des Cérémonies.
Aussi, lorsque le portier de la maison, quelques minutes après vingt et une heures, lui téléphona qu'une dame désirait le voir, il répondit, d'une façon plutôt brusque, que c'était impossible. Mais le timbre du téléphone retentit de nouveau, et, à sa question impatientée, la réponse fut que c'était Mme Brand qui était en bas, qui, d'ailleurs, ne demandait pas plus de dix minutes d'entretien. Ceci changeait complètement la situation. Olivier Brand était un personnage considérable, et sa femme, par contrecoup, en était un autre. M. Francis, avec mille excuses, ordonna qu'on la conduisît à son appartement.
Elle paraissait très calme, ce soir-là, – se dit-il, en lui serrant la main. – Elle avait abaissé son voile, de sorte qu'il ne pouvait pas bien distinguer son visage ; mais sa voix lui paraissait avoir perdu sa vivacité ordinaire.
– Je regrette infiniment de vous déranger, monsieur Francis ! dit-elle. Je désirerais, simplement, vous poser une ou deux questions !
Il lui sourit, d'un sourire encourageant.
– M. Brand, sans doute ?…
– Non, dit-elle, ce n'est pas M. Brand qui m'envoie ; je viens pour une affaire qui m'est strictement personnelle. Vous comprendrez mes raisons tout à l'heure ! Je commence aussitôt, car je sais combien vos minutes sont précieuses !
Il songea que tout cela avait une tournure un peu singulière ; mais, évidemment, il allait comprendre bientôt.
– D'abord, dit-elle, je crois que vous avez connu le P. Franklin ? Il est devenu cardinal, n'est-ce pas ?
M. Francis, avec un sourire, répondit affirmativement.
– Et savez-vous s'il vit encore ?
–Non, dit-il. Le P. Franklin est mort. Il était à Rome lorsque cette ville a été détruite. Un seul de tous les cardinaux a pu s'échapper, Steinmann, qui a été pendu à Hambourg, quelque temps après…
– Eh ! bien, monsieur, voici une question que j'ai à vous poser, faute de pouvoir la poser à ce P. Franklin, qu'elle aurait touché de plus près, en sa qualité de fidèle catholique ! J'y ai un intérêt particulier, que je ne peux pas vous expliquer, mais qui… Enfin, voici ma question : pourquoi les catholiques croient-ils en Dieu ?
L'ex-prêtre fut si saisi qu'il se redressa en sursaut, et leva sur la jeune femme un regard stupéfait.
– Oui, reprit-elle tranquillement, je sais que ma question doit vous paraître bizarre ! Mais…
Elle parut hésiter un instant, et puis prendre son parti :
– Voilà, dit-elle, je vais tout vous dire ! Le fait est que j'ai une amie qui est… qui est très en danger, de par cette loi nouvelle. Je voudrais infiniment pouvoir discuter avec elle et la ramener à la raison ; mais elle met une obstination insensée à me cacher ses sentiments, de sorte que je ne puis arriver à savoir sur quoi elle les fonde. Et comme vous êtes, désormais, le seul prêtre que je connaisse, – je veux dire le seul homme ayant été un prêtre, – maintenant que le P. Franklin n'existe plus, j'ai pensé que vous ne refuseriez pas de me renseigner !
Sa voix était parfaitement naturelle, sans l'ombre d'une hésitation ni d'un embarras.
M. Francis changea sa mine étonnée en un sourire fin et frotta doucement ses mains l'une contre l'autre.
– Ah ! je comprends ! dit-il. Eh ! bien, c'est que la question est très vaste. Est-ce que demain, par exemple ?…
– La réponse la plus courte me suffirait ; mais il est d'importance absolue que je sois renseignée tout de suite ! La nouvelle loi, comme vous le savez, entre en vigueur…
Il s'inclina.
– Eh ! bien, dit-il, pour résumer la chose en deux mots, voici ce qui en est : les catholiques prétendent que Dieu peut être perçu par la raison humaine, et que, de la disposition de ce monde, ils peuvent déduire qu'il doit y avoir eu un créateur et un directeur, un Esprit surnaturel, – comprenez-vous ? Et puis, ils disent qu'ils peuvent encore en déduire plusieurs autres choses, au sujet de ce Dieu, et notamment qu'il est Amour, à cause du bonheur…
– Et la souffrance ? interrompit-elle.
Il sourit de nouveau.
– Eh ! oui, c'est là le point, c'est là le point faible !
– Mais, enfin, que disent-ils à ce sujet ?
– Eh ! bien, ils disent que la souffrance est le résultat du péché !
– Et le péché ? C'est que, voyez-vous, monsieur Francis, je ne sais absolument rien de tout cela !
Le péché, ce serait la révolte de la volonté humaine contre Dieu !
– Et qu'est-ce qu'ils entendent par là ?
– Ils disent que Dieu voulait être aimé de ses créatures, et qu'ainsi il les a faites libres ; car, sans cela, elles n'auraient point pu l'aimer réellement. Mais, si elles sont libres, cela signifie qu'elles peuvent, à leur gré, refuser d'aimer Dieu et de lui obéir. Et c'est cela, précisément, que l'on appelle le péché. Vous voyez, maintenant, quelles absurdités…
Elle fit un léger mouvement de tête.
– Oui, oui, mais je voudrais arriver vraiment à connaître tout ce que pensent ces catholiques !… Et alors, c'est tout ?
– Oh ! non, certes ! s'écria M. Francis, avec un sourire plus gros. Cela, c'est simplement ce qu'ils appellent la religion naturelle ; mais ils croient bien d'autres choses encore !
– Quelles choses ?
– Je vous assure, madame, qu'il m'est tout à fait impossible de vous exposer cela en quelques mots ! Mais, par exemple, ils croient que Dieu est devenu homme, pour les sauver du péché en mourant…
– En souffrant pour eux, sans doute ?
– Oui, en souffrant et en mourant pour eux. Au fait, ce qu'ils appellent l'incarnation est le centre même de toutes leurs croyances. Tout le reste en découle. Et je dois avouer que, une fois que l'on vient à admettre cette incarnation, je dois avouer que tout le reste en découle nécessairement, tout, jusqu'aux scapulaires et à l'eau bénite !…
– Hélas ! monsieur Francis, je ne comprends rien à toutes ces choses !
Le sourire du grand cérémoniaire se nuança d'indulgence.
– Je vous crois sans peine ! dit-il. Tout cela est d'une folie extravagante ! Et cependant, voyez-vous, il y a eu un temps où j'y ai cru moi-même.
– Mais c'est contraire à la raison ! dit-elle.
Il eut un petit geste ambigu.
– Oui, dit-il, en un sens, cela est entièrement contraire à la raison ; mais, en un autre sens…
Soudain, elle se pencha en avant, de tout son corps, et il put apercevoir l'éclat enflammé de ses yeux, sous son voile blanc.
– Ah ! dit-elle, presque sans souffle. Voilà justement ce que je désirais apprendre ! Oui ! dites-moi comment ils se justifient de croire à de telles doctrines !
Il se tut un moment et parut réfléchir.
– Eh ! bien, dit-il lentement, autant que je puisse me rappeler, ils disent qu'il y a encore d'autres facultés à côté, et même au-dessus, de celles de la raison. Ils disent, par exemple, que parfois le cœur découvre des choses que la raison ne voit pas, – des intuitions – comprenez-vous ? Ainsi, ils disent que toutes les choses telles que le sacrifice de soi même, et l'honneur, et même l'art, que tout cela provient du cœur ; que la raison n'y intervient qu'ensuite, dans les règles du métier artistique, par exemple, mais qu'elle ne peut pas les prouver et qu'elles sont absolument au-dessus d'elle.
– Il me semble que je comprends.
– Eh ! bien, ils disent que la religion est, elle aussi, l'une de ces choses-là, ce qui revient, en d'autres termes, à reconnaître qu'elle est simplement affaire d'émotion.
De nouveau, il s'interrompit comme s'il avait l'impression d'avoir été injuste.
– En fait, non, ils ne disent pas absolument cela, encore que ce soit la pure vérité. Mais, en un mot…
– Eh bien ?
– En un mot, ils disent qu'il y a quelque chose qui s'appelle la foi, une sorte de conviction profonde qui ne ressemble à rien d'autre, une grâce surnaturelle que Dieu est supposé accorder à ceux qui la désirent, à ceux qui prient pour l'obtenir, et qui mènent des vies bonnes, et ainsi de suite…
– Et, donc, cette foi ?…
– Cette foi, agissant sur ce qu'ils appellent les témoignages, cette foi les rend absolument certains qu'il y a un Dieu, qu'il s'est fait homme, etc., et tout le reste, jusqu'à l'Église dans ses moindres détails. Et ils disent encore que cela est prouvé pratiquement par l'effet que leur religion a produit dans le monde, et par la manière dont elle explique à l'homme sa propre nature. Au fond, voyez-vous, ce n'est rien de plus qu'un cas d'autosuggestion !
Il lui sembla entendre un soupir. Il s'arrêta brusquement.
– Tout cela est-il un peu plus clair pour vous, à présent, madame Brand ?
– Je vous remercie infiniment, dit-elle ; c'est beaucoup plus clair, à présent !… Et… et c'est bien vrai que d'innombrables chrétiens sont morts pour cette foi, telle qu'elle est ?
– Oh ! oui ! des milliers et des milliers ! Tout à fait comme les mahométans ont fait pour leur foi à eux !
– Les mahométans croient en Dieu, eux aussi, n'est-ce pas ?
– Ils y croyaient, en tout cas, et peut-être en reste-t-il encore quelques-uns pour y croire aujourd'hui. Mais fort peu : tout le reste est devenu « ésotérique », comme ils disent !
La jeune femme ne répondit rien, et M. Francis eut tout le loisir de songer à ce que son attitude avait de singulier. Il se dit que, certes, elle devait être bien attachée à cette amie chrétienne qu'elle désirait convertir.
Puis elle se leva, et il se leva avec elle.
– Encore mille fois merci, monsieur Francis !… Il ne faut pas que je vous interrompe dans votre travail !
Il l'accompagna vers la porte ; mais, après avoir fait quelques pas, elle s'arrêta.
– Et vous, monsieur Francis, vous avez été élevé dans toutes ces croyances : est-ce que, parfois, elles vous reviennent ?
Il sourit, de nouveau.
– Ma foi, non, dit-il, jamais, si ce n'est comme un rêve !
– Et comment expliquez-vous cela ? ou plutôt, comment vos anciens compagnons, les catholiques, expliqueraient-ils cela ?
– Ils diraient que j'ai abandonné la lumière, que la foi s'est retirée de moi !
– Et vous ?
Il réfléchit un moment.
– Moi ? Je me dirais que je me suis imposé une autosuggestion plus forte dans un autre sens. Voilà tout !
– Je comprends !… Bonne nuit, monsieur Francis !
Elle ne voulut point le laisser descendre avec elle dans l'ascenseur ; et, ainsi, quand il eut vu la cage de fer s'abaisser, doucement et sans bruit, au-dessous du palier, il s'en retourna à son modèle de l'Abbaye et aux petits bonshommes de bois. Mais, avant de recommencer à les faire marcher, longtemps il resta assis, les lèvres serrées, les yeux perdus dans le vide.