Une semaine après, Mabel s'éveilla à l'aube et, dans les premiers instants, elle oublia où elle se trouvait. Elle prononça même, tout haut, le nom d'Olivier, en promenant un regard surpris autour de la chambre. Puis, tout à coup, elle se rappela, et resta immobile.
C'était déjà le huitième jour qu'elle passait dans ce refuge : son temps d'épreuve était fini ; ce jour-là, elle allait être libre de faire ce pourquoi elle était venue. Le samedi de la semaine précédente, elle avait subi l'examen privé, devant un magistrat spécial, à qui elle avait confié, sous les conditions habituelles de secret absolu, son nom, son âge, son adresse, ainsi que les motifs qu'elle avait pour demander l'application de l'« euthanasie ». Elle avait choisi Manchester, comme un endroit assez éloigné et une ville assez grande pour la mettre à l'abri des recherches d'Olivier ; et le fait est que son secret avait été admirablement gardé. Aucun indice n'était venu lui révéler que son mari eût la moindre connaissance de ses intentions ; mais, au reste, elle savait que, dans les cas de ce genre, la police était tenue de prêter assistance aux fugitifs. Dans le nouveau monde socialiste, l'individualisme avait encore conservé ce dernier droit : les personnes fatiguées de la vie étaient autorisées à sortir de la vie sans empêchement. Et quant à savoir pourquoi elle avait choisi ce moyen-ci pour en sortir, c'est parce que tout autre moyen lui avait paru impossible. Le couteau exigeait, à la fois, de l'adresse et de la résolution ; les armes à feu étaient hors de sa portée ; et les nouveaux règlements de police rendaient plus difficile que jamais l'achat d'un poison. Et puis, en outre, elle désirait sérieusement mettre à l'épreuve ses intentions et bien s'assurer qu'il n'y avait pas d'autre issue pour elle.
Or, de cela, elle était plus certaine que jamais. La pensée de la mort lui était venue, pour la première fois, dans l'atroce souffrance que lui avait causée l'éclat de cruauté d'un certain soir de décembre. Puis cette idée s'en était allée, balayée surtout de son esprit par la pensée que, en effet, l'homme restait encore capable de retours en arrière.
Mais ensuite, une fois de plus, l'idée lui était revenue, comme un fantôme glacé et irrésistible, dans le clair jaillissement de lumière projeté sur elle par la déclaration de Felsenburgh. Depuis lors, le fantôme s'était installé à demeure chez elle ; mais elle lui avait résisté, espérant, contre tout espoir, que la déclaration du Président ne se traduirait pas en acte, et tâchant à l'oublier, sauf à se révolter, par instants, contre son horreur. Mais le fantôme n'avait, jamais plus, voulu s'éloigner ; et enfin, lorsque la théorie politique s'était changée en une loi délibérée, Mabel, résolument, avait cédé à son appel. Il y avait maintenant huit jours de cela ; et sa décision, durant cette semaine, n'avait pas chancelé un seul moment.
Cependant, elle avait, désormais, cessé de condamner. La logique l'avait réduite au silence. Tout ce qu'elle savait était qu'elle-même, pour son compte, ne pouvait pas supporter cela ; qu'elle s'était trompée et avait mal compris la foi nouvelle ; et que, pour elle, quoi qu'il en fût des autres, il n'y avait absolument aucune espérance…
Ces huit jours, requis par la loi, s'étaient passés très tranquillement. Elle avait emporté avec elle assez d'argent pour entrer dans une de ces maisons particulières dont l'installation, luxueuse et commode, correspondait à ses habitudes ; les sœurs gardiennes avaient été aimables et pleines de sympathie, elle n'avait eu à se plaindre de rien.
Sans doute, elle avait dû un peu souffrir de réactions inévitables. La seconde nuit après son arrivée, notamment, avait été affreuse : pendant qu'elle gisait, dans l'obscurité brûlante de sa chambre, tout son être sensible avait protesté et s'était débattu contre la destinée que sa volonté lui imposait. Cet être avait réclamé les choses familières, la promesse de nourriture, et d'air respirable, et de commerce humain ; il s'était tordu d'horreur devant l'abîme noir vers lequel il était entraîné ; et, dans cette angoisse épouvantable, la jeune femme n'avait retrouvé la paix que lorsqu'une voix plus profonde lui avait murmuré, avec un accent surnaturel de certitude, que la mort n'était pas la fin absolue. Et puis, avec la lumière du matin, la santé était revenue ; la volonté avait reconquis sa maîtrise et, du même coup, avait écarté l'espérance secrète d'une continuation de la vie. Plus tard, elle avait eu à souffrir, deux ou trois fois, d'une peur plus concrète : le souvenir lui était revenu de ces révélations scandaleuses qui, dix ans auparavant, avaient convulsé l'Angleterre et amené l'établissement de refuges tels que celui-ci, sous la surveillance du gouvernement. On avait découvert que, durant de longues années, dans les grands laboratoires de vivisection, des expériences avaient été faites sur des sujets humains, sur des personnes qui, ainsi qu'elle-même, s'étaient séparées du monde, et à qui, dans des maisons d'euthanasie privées, on avait administré des gaz suspendant la vie, au lieu de la détruire… Mais cela encore avait passé, avec l'avènement de la lumière. Le système nouveau rendait de telles choses impossibles, au moins en Angleterre et dans beaucoup d'autres pays ; car il restait des pays où le sentiment était plus faible et la logique plus impérieuse ; et, puisque aussi bien, il était prouvé que les hommes n'étaient que des animaux…
Enfin, il y avait eu, durant cette semaine d'épreuve, un inconvénient physique : la chaleur intolérable des jours et des nuits. Les savants affirmaient qu'un courant de chaleur, absolument inattendu, venait de se produire ; et des douzaines de théories avaient été émises, dont le bruit été arrivé jusque dans la retraite de Mabel, et qui, toutes, se contredisaient réciproquement. Et la jeune femme songeait qu'il était humiliant de voir ainsi accablés et vaincus des hommes qui faisaient profession d'avoir pris la terre sous leur charge. Sans compter que, naturellement, cette condition anormale de l'atmosphère avait été accompagnée de désastres : un peu partout, il y avait eu des tremblements de terre d'une violence prodigieuse ; une tempête, en Amérique, avait détruit, d'un seul coup, trente-deux cités ; plusieurs îles avaient disparu ; et l'inquiétant Vésuve semblait se préparer pour un dénouement de son aventureuse carrière. Mais l'explication de toutes ces choses, personne ne la connaissait. Il y avait eu un homme assez arriéré pour dire qu'un cataclysme devait s'être produit au centre de la terre ; et Mabel se rappelait que sa nourrice lui avait parlé d'un feu qui brûlerait sous la surface du globe. Au reste, tout cela ne l'inquiétait guère ; elle se désolait, seulement, de ne pouvoir pas sortir dans le jardin et d'avoir à rester, jour et nuit, dans la fraîcheur relative de sa chambre, au second étage.
Il y aurait bien eu, encore, un sujet qui l'aurait intéressée, à savoir l'effet produit, dans le monde, par le décret nouveau ; mais la sœur gardienne ne semblait pas très bien renseignée sur ce point. Çà et là, on avait appris que des exécutions avaient été faites ; mais la loi n'avait pas encore été appliquée dans toute sa rigueur et les magistrats ne faisaient que commencer le recensement prescrit.
Ce matin-là, pendant qu'elle restait éveillée dans son lit, les yeux fixés sur les couleurs délicates du plafond, il lui sembla que la chaleur était pire que jamais. Elle crut même, d'abord, qu'elle avait dormi trop longtemps ; mais sa montre à répétition lui dit qu'il était à peine quatre heures. Du moins, elle n'aurait plus à supporter longtemps ce supplice, car elle songeait que c'était vers huit heures que viendrait, pour elle, le moment d'en finir. Il y avait encore sa lettre à Olivier, qui restait à écrire, et un ou deux arrangements à terminer.
Pour ce qui était de la moralité de l'acte qu'elle allait accomplir, c'est-à-dire du rapport de cet acte avec la vie commune des hommes, là-dessus elle n'avait pas l'ombre d'un doute. Elle croyait fermement, avec tout le monde désormais, que, toute terminaison de la vie, de même que celle-ci, était justifiée par la souffrance spirituelle. Il y avait un certain degré de détresse à partir duquel l'individu ne pouvait plus être nécessaire à soi-même ni aux autres ; et, dans ces conditions, la mort était l'acte le plus charitable qui pût être accompli. Il est vrai que jamais, jusque-là, elle n'avait songé que cet état pût devenir le sien : la vie, au contraire, l'avait toujours intéressée trop passionnément. Mais les choses en étaient venues à ce point, et, maintenant, la nécessité de la mort ne faisait plus question.
À plus d'une reprise, durant cette semaine, le souvenir lui était revenu de sa conversation avec M. Francis. Elle avait été poussée à cette visite par un mouvement presque instinctif : elle s'était sentie prise, tout à coup, d'un besoin de savoir ce qu'était le parti opposé, et si le christianisme était vraiment aussi ridicule qu'elle l'avait toujours pensé. Ridicule, elle voyait maintenant qu'il ne l'était certainement pas, mais bien plutôt, au contraire, terriblement pathétique. C'était un rêve merveilleux, une délicieuse fantaisie du poète. Et elle se disait que ce serait un bonheur céleste de pouvoir y croire. Mais, pour son compte, elle ne le pouvait pas. Non, un Dieu transcendant était, pour elle, une idée inconcevable, encore qu'elle comprît, à présent, que l'idée d'un homme transcendant n'était pas moins absurde.
Décidément, elle ne voyait aucune issue. La seule religion possible était celle de l'humanité ; et il se trouvait que l'unique dieu était un dieu avec lequel elle ne voulait plus, ne pouvait plus, avoir rien à faire !
Elle se rappelait, aussi, la très haute opinion qu'elle avait eue de Felsenburgh. À coup sûr, cet homme était le plus grand qu'elle eût jamais vu ; et elle estimait très probable qu'il fût vraiment ce qu'elle avait cru, l'incarnation de l'homme idéal, le premier produit parfait de l'humanité. Mais la logique de sa conduite était trop au-dessus d'elle. Car elle se rendait compte, désormais, qu'il avait été absolument logique, sans l'ombre de contradiction, en proclamant la nécessité d'exterminer les chrétiens, quelques semaines après avoir blâmé la destruction de Rome. Ce qu'il avait blâmé, c'était la passion d'un homme contre un autre, d'une secte contre une autre, choses qui étaient comme le suicide d'une race. Il avait dénoncé la passion, mais non point l'action universelle et légale. Son décret nouveau était un acte légitime de la majorité du monde contre une infime minorité, qui menaçait le principe de la vie et de la foi. Oui, tout cela était logique et nécessaire ; et, cependant, c'était à tout cela qu'elle n'avait point la force de se résigner ! Aussi, ce qu'elle avait de mieux à faire était-il d'accomplir son projet, le plus tranquillement possible ; après quoi, le monde, sans elle, continuerait sa marche en avant.
Elle sommeilla de nouveau, quelques instants, et fut toute surprise, en rouvrant les yeux, d'apercevoir un doux visage de femme coiffé de blanc qui, penché sur elle, lui souriait.
– Voici qu'il est six heures, ma chère enfant, le moment où vous m'avez dit de venir ! Voulez-vous que je vous apporte le déjeuner ?
Mabel soupira profondément ; puis elle se redressa, d'un mouvement rapide, et se prépara à sortir du lit.