Six heures et demie sonnaient, à la petite pendule de la cheminée, lorsque Mabel acheva d'écrire. Elle recueillit les feuillets qu'elle venait de remplir de sa large écriture, s'adossa dans son commode fauteuil, et relut sa lettre.
Maison de repos n° 3, Manchester W.
« Mon Chéri,
« Mon envie m'est revenue, et cette fois avec tant de force qu'il m'est vraiment impossible de résister plus longtemps, si bien que je vais être obligée de m'en aller par la seule voie qui me reste ouverte. J'ai eu, d'ailleurs, un séjour très calme et heureux, dans cette maison : tout le monde a été, pour moi, d'une bonté infinie. L'en-tête de ce papier, naturellement, t'aura fait comprendre aussitôt de quelle maison il s'agit…
« Mon chéri, tu m'as toujours été cher par-dessus tout ; et tu me l'es encore, en ce moment même ; mais, assurément, je ne me trompe pas en sentant que je n'ai plus de force pour continuer à vivre. D'abord, quand tout cela a commencé, je me suis attendue à ce que ce serait tout autre ; et tu sais combien j'ai été heureuse et pleine d'enthousiasme. À présent, je reconnais que ce qui arrive est logique et juste, et que la paix du monde doit avoir ses lois, et a le droit de se défendre par tous les moyens. Mais, mon chéri, il se trouve qu'une telle paix n'est pas celle dont j'aurais besoin ! Au fond, je crois que mon malheur vient seulement de ce que je suis en vie.
« Et puis, voici une autre difficulté ! Je sais combien profondément tu es d'accord avec ce nouvel état des choses ; et Il est naturel que tu le sois, étant infiniment plus fort, et plus raisonnable, et meilleur que moi ! Mais, si tu as une femme, il faut qu'elle pense et sente comme toi ; et moi, mon chéri, je ne suis plus avec toi, au fond de mon cœur, tout en voyant bien que c'est toi qui as raison… Tu me comprends bien, n'est-ce pas, mon amour ?
« Si nous avions eu un enfant, c'eût été autre chose, peut-être : j'aurais peut-être réussi à continuer de vivre, pour l'enfant. Mais cela même me paraît bien impossible. Oh ! Olivier, mon chéri ! je ne peux pas, je ne peux pas !
« Je sais que j'ai tort et que tu as raison ! Mais voilà : je ne peux pas me changer ! et, ainsi, je suis tout à fait sûre qu'il faut que je m'en aille !
« Et puis, il y a ceci, que je désire que tu saches : c'est que je n'ai pas peur, pas du tout peur ! Je ne puis pas comprendre comment quelqu'un pourrait avoir peur, – à moins, bien entendu, d'être un chrétien. – Oh ! si j'étais chrétienne, il me semble que j'aurais une peur affreuse ! Mais, nous deux, n'est-ce pas, nous savons à coup sûr qu'il n'y a rien au delà de la mort ? C'est de la vie que j'ai peur, seulement de la vie ! Après cela, s'il y avait à souffrir, naturellement j'aurais, tout de même, un peu peur ; mais tout le monde me garantit qu'il n'y a absolument pas l'ombre de souffrance, et que c'est, simplement, comme si l'on s'endormait. Les nerfs périssent avant le cerveau. Si bien que je vais faire la chose moi-même, sans personne d'autre dans la chambre. Dans quelques minutes, ma garde, la sœur Jeanne, avec qui je me suis liée très affectueusement, va m'apporter l'appareil, et puis elle me laissera.
« Pour ce qui est des suites, tu feras exactement comme il te plaira. La crémation aura lieu demain à midi : tu pourras y venir, si tu veux. Ou bien tu n'auras qu'à téléphoner, et l'on t'enverra l'urne. Tu as désiré avoir l'urne de ta mère, dans notre jardin : peut-être seras-tu heureux, aussi, d'avoir la mienne ? Et quant à tout ce qui m'appartient, il va sans dire que je te le laisse.
« Et maintenant, mon chéri, il y a encore ceci que je veux te dire : c'est que je regrette beaucoup, vraiment, d'avoir été si fatigante pour toi, et si sotte ! Au fond, vois-tu, je crois que j'ai toujours été convaincue, dès le début, de la justesse de tes arguments ; mais, toujours, il y avait quelque chose en moi qui me forçait à ne pas vouloir me laisser convaincre ! Comprends-tu, maintenant, pourquoi je t'ai si souvent agacé ?…
« Olivier, mon chéri, tu as été extraordinairement bon pour moi !… Oui, c'est vrai que je pleure ; mais, en réalité, je suis très heureuse. Je regrette seulement d'avoir été obligée de te causer tant d'inquiétude, durant cette semaine dernière ; mais il l'a fallu ! Je savais que, si tu m'avais découverte, tu m'aurais persuadée de renoncer à mon projet ; et puis, le jour suivant, j'aurais trouvé un autre moyen, bien pire pour moi comme pour toi. Je regrette infiniment d'avoir fait un mensonge, aussi ! Je te le jure, c'est le premier que je t'aie fait jamais !
« Eh ! bien, il me semble que je n'ai plus autre chose à te dire. Olivier, mon chéri, mon trésor aimé, adieu ! Je t'envoie mon amour, avec tout mon cœur.
« Mabel. »
Elle resta immobile, sa lecture finie, et toujours encore ses yeux étaient mouillés de larmes. Et, cependant, tout cela était parfaitement vrai. Elle était bien plus heureuse qu'elle aurait pu l'être si elle avait eu la perspective de rentrer chez elle. Sa vie lui semblait entièrement dévastée ; et toute sa petite âme aspirait à la mort, comme un corps épuisé aspire au sommeil.
Elle écrivit l'adresse, d'une main parfaitement ferme, posa la lettre sur la table et s'adossa de nouveau dans le fauteuil, en face de son déjeuner intact.
Puis, tout à coup, le souvenir lui revint de sa conversation avec M. Francis ; et, par une étrange association d'idées, voici qu'elle revit la chute de l'aérien à Brighton, les actes du jeune prêtre aux cheveux blancs, et les boîtes d'euthanasie…
Lorsque la sœur Jeanne entra, quelques minutes après, elle fut étonnée de ce qu'elle vit. Mabel était appuyée contre la fenêtre, les yeux fixés sur le ciel, dans une attitude d'horreur indicible.
La sœur Jeanne traversa vivement la chambre, après avoir déposé quelque chose sur la table, et mit sa main sur l'épaule de la jeune femme.
– Ma chère enfant, qu'est-ce que c'est ?
Elle entendit un long souffle sanglotant ; puis Mabel se retourna, l'étreignit d'une main tremblante, et, de l'autre main, lui désigna un endroit du ciel.
– Là ! dit-elle. Là, regardez !
– Eh ! bien, ma chérie, qu'y a-t-il ? Je ne vois rien ! Il fait un peu sombre !
– Sombre ! s'écria Mabel. Vous appelez cela sombre ? Mais… c'est noir ! tout noir !
La garde l'attira doucement en arrière, vers le fauteuil. Elle reconnaissait une crise de frayeur nerveuse, phénomène assez habituel dans ces moments de l'effort suprême. Mais Mabel s'arracha de son étreinte et se retourna vers la fenêtre.
– Vous appelez cela un peu sombre ? dit-elle. Mais, sœur Jeanne, regardez, regardez !
Il n'y avait absolument rien de remarquable à voir. Devant la fenêtre, se dressait la cime feuillue d'un frêne ; et puis c'étaient les fenêtres, encore fermées, des bâtiments d'en face, le toit et, au-dessus, le ciel matinal, un peu lourd et poussiéreux, comme avant un orage ; mais rien de plus que cela.
– Eh bien, qu'y a-t-il, ma chère enfant ? Qu'est-ce que vous voyez ?
– Mais regardez, regardez donc ! Et maintenant, écoutez ceci !
Un grondement vague, lointain, se fit entendre, comme le roulement d'un camion, – si vague qu'on aurait pu le prendre pour une simple illusion de l'oreille. Mais la jeune femme s'était bouchée les oreilles des deux mains, et son visage était devenu un masque blanc de terreur, avec d'énormes yeux effarés. La garde l'embrassa tendrement, d'un geste maternel.
– Ma chère enfant, lui dit-elle, vous êtes un peu énervée ! Cela n'est rien qu'un petit grondement de tonnerre, produit par la chaleur. Je vous en prie, ne vous agitez pas !
Elle sentit le corps de la jeune femme trembler convulsivement, sous ses mains ; mais elle put, sans résistance, la réinstaller au fond du fauteuil.
– Les lumières ! les lumières ! sanglotait Mabel.
– Et vous allez me promettre de vous calmer, n'est-ce pas ?
Elle promit, d'un signe de tête ; et la garde se dirigea vers un coin de la pièce, avec un bon sourire indulgent. Combien de fois, déjà, elle avait assisté à des scènes analogues ! Dès l'instant suivant, toute la chambre fut ensoleillée d'une exquise lumière. Mais la garde, en se retournant, vit que Mabel avait rapproché son fauteuil de la fenêtre, et, les mains tordues, recommençait à considérer le ciel, par-dessus les toits.
– Ma chère enfant, lui dit-elle, vous êtes au bout de vos nerfs ! Voulez-vous que je ferme les volets ?
Mabel leva les yeux sur elle. Oui, certes, la lumière l'avait sensiblement rassurée. Son visage restait toujours blême et égaré, mais ses yeux reprenaient une expression plus tranquille.
– Sœur Jeanne, – dit-elle d'une voix défaillante, – je vous en prie, regardez encore, et dites-moi si vous ne voyez rien ! Si vous me dites qu'il n'y a rien, je croirai que c'est moi qui deviens folle !
Mais non, il n'y avait rien. Le ciel était un peu sombre, comme si une tempête se préparait ; mais on distinguait, tout au plus, un voile de nuages, et la lumière était à peine légèrement teintée de taches foncées ; c'était, exactement, le ciel qui précède un gros orage printanier. Et la garde le dit à Mabel, clairement, résolument.
Le visage de la jeune femme se rasséréna plus encore.
– Merci, sœur Jeanne !… Alors…
Elle se tourna vers la petite table, sur laquelle la garde avait déposé ce qu'elle venait d'apporter.
– Alors, s'il vous plaît, montrez-moi !…
Mais la garde hésitait.
– Êtes-vous sûre de n'être pas trop épouvantée, mon enfant ? Voulez-vous prendre quelque chose ?
– Non, je ne veux plus rien d'autre ! dit nettement Mabel. Montrez-moi, je vous prie !
La sœur Jeanne s'approcha de la table.
Ce qu'elle y avait déposé était une cassette de métal blanc, délicatement peinte de fleurs, et d'où émergeait un tube blanc, flexible, avec une large embouchure accompagnée de deux griffes d'acier, tandis que, sur l'un des côtés de la cassette, était fixée une poignée en porcelaine.
– Eh ! bien, ma chérie, commença doucement la garde, tout en épiant la façon dont les yeux de Mabel se tournaient sans cesse vers la fenêtre ; eh ! bien, vous allez vous asseoir là, comme vous êtes à présent ! La tête un peu en arrière, s'il vous plaît ! Quand vous serez prête, vous mettrez cette embouchure contre vos lèvres, et vous attacherez ces deux ressorts derrière votre tête ! Comme ceci, tenez ! cela s'adapte très simplement. Et puis, vous, tournerez cette poignée, dans ce sens-là ! Et voilà tout !
Mabel fit signe qu'elle comprenait. Elle avait entièrement reconquis son empire sur soi et avait pu écouter très attentivement, bien que, sans cesse encore, malgré elle, ses yeux se détournassent du côté de la fenêtre.
– Voilà tout ! répéta-t-elle. Je comprends parfaitement. Et ensuite ?
La garde la dévisagea, un moment, d'un regard inquiet.
– Ensuite, il n'y a plus rien ! Respirez tout naturellement ! Vous vous sentirez prise de sommeil, presque aussitôt ; alors, vous fermerez les yeux, et voilà tout !
Mabel reposa le tube sur la table et se releva. Elle était tout à fait redevenue elle-même.
– Embrassez-moi, sœur Jeanne ! dit-elle.
Sur le seuil, la garde se retourna et lui sourit une fois encore. Mais Mabel s'en aperçut à peine ; de nouveau, maintenant, elle n'avait plus d'attention que pour la fenêtre.
– Je reviendrai dans une demi-heure ! dit doucement sœur Jeanne. Rien ne presse, rien absolument ! Le tout ne prend pas même cinq minutes !… Adieu, ma bien chère enfant !
Mais Mabel continuait à regarder au dehors, par la fenêtre, et la laissa sortir sans lui répondre.