II

Et lui-même, qu'avait-il à dire à tout cela ? Il n'avait à y répondre qu'en attestant un Dieu qui se cachait et un Sauveur qui tardait à venir, un Consolateur qui, depuis longtemps, avait cessé de se faire entendre dans le vent et de se faire voir dans la flamme !

Dans la chambre voisine se dressait un petit autel en planches, que surmontait une boîte de fer ; et, dans cette boîte, était une coupe d'argent, et, dans cette coupe, était quelque chose.

À une distance d'environ cinquante mètres de la maison, s'élevaient les dômes et les toits plats d'un misérable village appelé Nazareth ; le Carmel était sur la droite, éloigné d'un peu moins de deux kilomètres ; sur la gauche était le Thabor ; en face, la plaine d'Esdraélon ; et, derrière, c'étaient Cana, et la Galilée, et le lac immobile, et Hermon. Et plus loin encore, vers le sud, Jérusalem. C'est à cette bande étroite de terre sacrée que le pape était venu demander asile : à cette terre où, deux mille ans auparavant, était née une religion qui, maintenant, allait être rasée de la surface du sol, à moins que Dieu ne parlât, du ciel, dans un nuage de feu. C'était sur cette terre qu'avait marché Quelqu'un dont les hommes avaient pensé qu'il allait racheter Israël. Dans ce même village, jadis, Il avait puisé l'eau de la fontaine, et exécuté des travaux d'artisan. Sur ce lac allongé, tout proche, Ses pieds s'étaient posés comme sur des pierres ; sur la haute montagne de gauche, Il s'était transfiguré dans une gloire prodigieuse ; et c'était sur la pente basse et unie des collines du nord qu'Il avait déclaré que les doux étaient bénis du ciel, et que les pacifiques étaient les vrais enfants de Dieu, et que ceux qui avaient faim et soif seraient rassasiés et désaltérés.

Et maintenant les choses en étaient arrivées à ceci : le christianisme s'était éteint en Europe, comme le soleil se cache par delà les cimes obscurcies ; Rome, l'éternelle Rome n'était qu'une masse de ruines ; et, dans l'Orient et dans l'Occident, un homme avait été installé sur le trône de Dieu. Le monde avait avancé à pas gigantesques. Le sens social régnait dans sa perfection. Les hommes avaient appris la leçon sociale du christianisme, mais en la séparant de son divin précepteur ; ou plutôt même, disaient-ils, c'était malgré lui qu'ils l'avaient apprise. Trois millions d'âmes, peut-être, ou cinq, dix millions au plus, demeuraient, sur la surface entière du globe habité, pour adorer encore Jésus-Christ comme Dieu. Et le vicaire du Christ était assis dans une chambre blanchie à la chaux, à Nazareth, vêtu aussi simplement que son Maître, et attendant la fin.

Il avait fait tout ce qu'il avait pu. Pendant plusieurs jours, en vérité, l'année précédente, on s'était demandé si quelque chose pouvait encore être fait. Trois cardinaux seulement restaient en vie : Steinmann, le patriarche de Jérusalem et Percy Franklin ; tous les autres gisaient écrasés sous les ruines de Rome. En l'absence de tout précédent pour leur indiquer la voie à suivre, les deux cardinaux européens étaient venus rejoindre leur collègue de l'Orient, et chercher abri dans une des seules villes où régnât encore la tranquillité. Car, avec la disparition du christianisme grec, la Palestine avait vu disparaître les derniers vestiges de lutte intestine entre chrétiens ; et, par une sorte de consentement tacite du monde, le christianisme, depuis lors, y jouissait d'une liberté relative. La Russie, de qui maintenant toutes ces régions dépendaient, s'occupait fort peu de ce qui s'y passait. Elle s'était contentée, jadis, de désaffecter les Lieux Saints, pour en faire simplement des curiosités archéologiques ; et les événements de l'année précédente avaient eu pour effet, là comme ailleurs, de faire interdire les offices publics du culte chrétien ; mais, si l'on ne pouvait pas dire la messe ouvertement, à Jérusalem et dans tout le pays, du moins n'y avait-il pas de contrée au monde où la police fût plus tolérante pour les oratoires privés.

Les deux cardinaux, en arrivant à Jérusalem, s'étaient bien gardés de porter aucun insigne de leur dignité ; et tous deux s'étaient conduits avec tant de réserve que fort peu de personnes, dans la ville, avaient été informées de leur séjour. Quelques semaines après leur venue, le vieux patriarche était mort ; mais non pas avant que Percy Franklin, dans les circonstances les plus étranges qui se fussent produites depuis le premier siècle de la vie chrétienne, eût été élu au pontificat suprême. L'élection s'était faite en quelques minutes, au lit du malade. Les deux vieillards avaient insisté : l'Allemand était même revenu, une fois encore, sur l'étrange ressemblance de Percy et de Julien Felsenburgh, en y joignant des remarques, murmurées entre ses dents, sur le caractère voulu de cette antithèse et le doigt de Dieu. Percy, sans pouvoir prendre au sérieux ce qu'il tenait pour une superstition, n'en avait pas moins été forcé d'accepter la charge que lui confiait l'Esprit Saint. Il s'était choisi le nom de Sylvestre, le dernier saint de l'année ; et il était le troisième de ce titre. Puis, profitant de la sécurité que lui offrait la Palestine, il était allé s'installer à Nazareth avec son chapelain. Steinmann, lui, s'était empressé de retourner à ses devoirs, dans son pays ; et le vénérable vieillard avait été pendu, dans un tumulte, à Hambourg, quinze jours environ après son arrivée.

Il s'était agi, ensuite, pour le nouveau pape, de créer de nouveaux cardinaux. Avec des précautions infinies, des brefs avaient été envoyés à vingt personnes. Sur les vingt, neuf avaient refusé ; et, de trois autres à qui l'offre avait été faite plus tard, un seul avait cru pouvoir accepter. Ainsi, il y avait, à ce moment, sur la terre, douze personnes qui constituaient le Sacré Collège : deux Anglais, dont l'ancien chapelain Corkran, deux Américains, un Français, un Allemand, un Italien, un Espagnol, un Polonais, un Chinois, un Grec et un Russe. À ces douze hommes étaient confiées d'immenses régions, sur lesquelles leur autorité était absolue, soumise seulement à celle du Saint-Père.

Pour ce qui est de la vie du pape lui-même, quelques mots suffiront à en donner une idée. Cette vie, dans ses circonstances extérieures, ressemblait un peu à celle de Léon le Grand, mais sans l'importance temporelle ni la pompe. Théoriquement, le monde chrétien se trouvait sous sa dépendance ; dans la pratique, les affaires religieuses de ce monde étaient administrées par des autorités locales. Cent raisons diverses empêchaient le pape de se tenir en communication avec les fidèles de tous les coins du globe, ainsi que l'avaient fait ses prédécesseurs romains. Tout au plus Sylvestre III était-il parvenu à installer, sur son toit, une station télégraphique privée, communiquant avec une autre pareille, à Damas, où le cardinal Corkran avait fixé sa résidence ; par ce moyen, de temps à autre, – grâce aussi à l'invention d'un chiffre pratiquement indéchiffrable pour les non-initiés, – des messages étaient envoyés aux autorités ecclésiastiques des divers pays. Et grand avait été le bonheur du pape à constater que, malgré des difficultés sans nombre, de réels progrès s'étaient accomplis, dans tous pays, pour la réorganisation de la hiérarchie. Partout, des évêques avaient pu être librement consacrés : il n'y en avait pas moins de deux mille sur la surface de la terre ; quant aux prêtres, il était impossible de les dénombrer. L'ordre du Christ Crucifié continuait à faire d'excellent travail ; durant les six mois derniers, on n'avait pas, à Nazareth, reçu moins de douze cents relations de martyres, – presque invariablement infligés par des foules qui, sans cesse plus souvent et en plus grand nombre, s'exaspéraient tout d'un coup contre les chrétiens, et les massacraient avant même de se rendre compte de ce qu'ils pouvaient avoir à leur reprocher.

L'ordre nouveau, d'ailleurs, ne se bornait pas à servir son divin maître en portant témoignage de sa foi, et en rappelant au monde la beauté supérieure de l'idéal chrétien. Les tâches les plus périlleuses, – toute l'œuvre compliquée et difficile de l'échange des communications entre les évêques, et d'autres missions non moins délicates, – toutes ces entreprises qui, maintenant, s'accompagnaient des risques les plus graves, se trouvaient exclusivement confiées à des membres de l'ordre. Des instructions rigoureuses, venues de Nazareth, avaient défendu à tout évêque de s'exposer sans nécessité absolue ; chacun de ces importants fonctionnaires de l'Église était tenu de se considérer comme le cœur de son diocèse, et de protéger sa sécurité par tous les moyens compatibles avec l'honneur chrétien ; de telle sorte que chacun d'eux s'était entouré d'un groupe de chevaliers du Christ, hommes et femmes, qui, avec une obéissance merveilleusement généreuse et intrépide, prenaient sur eux toute la part de dangers que comportait l'administration des diocèses. Dès maintenant, la chrétienté se rendait compte que, sans l'institution de l'ordre, la vie de l'Église aurait été à peu près entièrement paralysée, dans les conditions nouvelles qui lui étaient faites.

Des facilités extraordinaires avaient été accordées, d'autre part, pour la poursuite de cette vie. Les anciennes exigences et particularités du rituel avaient été notablement relâchées. Tous les prêtres avaient reçu le privilège de l'autel portatif, qui, maintenant, pouvait être simplement de bois ; la messe pouvait être dite avec n'importe quels vases convenables, même faits de verre ou de porcelaine ; toute espèce de pain pouvait être employée, et nul vêtement n'était obligatoire, à l'exception du fil mince qui, désormais, représentait l'étole. Les lumières, également, avaient été déclarées facultatives. Enfin, pour ne citer que ces quelques détails, autorisation était donnée de remplacer toujours les offices par la récitation du rosaire.

De cette façon, les prêtres avaient été mis en état d'accorder les sacrements et d'offrir le Saint-Sacrifice avec le moins de risques possible pour eux ; et ces facilités s'étaient déjà montrées d'un avantage infini, notamment dans les prisons des pays d'Europe, où, à présent, plusieurs milliers de catholiques étaient en train d'expier leur refus de participer au culte nouveau.

L'existence privée du pape était aussi simple que sa chambre. Il avait pour chapelain un prêtre syrien, et deux autres Syriens lui servaient de domestiques. Chaque matin, il disait sa messe et entendait une autre messe, dite par son chapelain. Puis, il déjeunait après avoir échangé sa robe blanche contre la tunique et le burnous du pays, et passait le reste de la matinée au travail. À midi, il dînait, puis faisait une sieste, et sortait à cheval pour sa promenade quotidienne, car la région avait conservé toute la simplicité des siècles précédents. Au coucher du soleil, il rentrait, soupait, et travaillait de nouveau jusqu'à une heure avancée de la nuit.

Son chapelain envoyait à Damas les messages nécessaires. Ses serviteurs, qui, eux-mêmes, ignoraient sa dignité, se chargeaient des quelques relations indispensables avec le monde séculier ; et, tout ce que savaient ses rares voisins, c'était que, dans la petite maison du défunt cheik, sur la colline, un Européen excentrique s'était installé, avec un appareil de télégraphe.

En résumé, le monde catholique avait appris, simplement, que son pape vivait quelque part, continuant à veiller sur lui, du fond de sa retraite ; et treize personnes seulement, sur toute la surface du globe, savaient que le nom de ce pape avait été Franklin, et que c'était à Nazareth que se dressait, pour le moment, le trône de saint Pierre.

Les choses en étaient arrivées exactement au point qu'avait prédit un Français, plus d'un siècle auparavant : le catholicisme survivait, et devait déjà s'estimer trop heureux de pouvoir survivre.

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