Le prêtre syrien s'éveilla brusquement, sur un cauchemar : il avait rêvé que des milliers de visages le considéraient, attentifs et horribles, dans le coin de la terrasse du toit où il couchait à présent, depuis que la chaleur de sa petite chambre avait cessé d'être supportable. Il se redressa, tout en sueur, et ayant beaucoup de peine à reprendre son souffle. Il eut même l'impression, pendant quelques instants, qu'il était en train de mourir, et que c'était déjà le monde surnaturel qui l'entourait. Mais bientôt, à force d'efforts, il reconquit ses sens : il se leva, s'habilla et aspira de longues bouffées de l'air étouffant de la nuit.
Au-dessus de lui, le ciel était comme un immense trou, noir et vide ; ses yeux n'y distinguaient pas le moindre rayon de lumière, encore que la lune fût certainement levée, car il l'avait vue, deux heures auparavant, semblable à une faucille rouge, monter lentement derrière le Thabor. Dans la plaine, non plus, ses yeux n'apercevaient rien qu'une infinité de ténèbres. D'une fenêtre, seulement, au-dessous de lui, sortait un reflet de lumière, qui se projetait sur le sol comme une lance tordue ; mais, au delà, rien. Rien, non plus, du côté nord, ni de celui de l'est ; à l'ouest, une lueur, aussi faible et pale que l'aile d'une phalène, révélait l'emplacement des maisons de Nazareth. Le prêtre aurait pu se croire sur le haut d'une tour, dans un désert, s'il n'y avait eu ce reflet brisé, à ses pieds, et cette vague lueur dans le lointain.
Sur le toit même, du moins, le Syrien parvenait à distinguer certains contours, car la trappe était restée ouverte, par où débouchait l'escalier ; et un peu de lumière arrivait, ainsi, de quelque part, dans les profondeurs de la maison.
Dans le coin le plus proche, un paquet blanc gisait : c'était sans doute l'oreiller de l'abbé bénédictin. Le prêtre avait vu l'abbé s'étendre là précédemment ; mais était-ce deux heures auparavant ou bien deux siècles ? Une forme grise s'allongeait contre le mur, – probablement le frère qui était venu avec l'abbé ; et d'autres formes irrégulières apparaissaient, çà et là, contre le parapet de la terrasse.
Marchant très doucement ; pour n'éveiller personne, il traversa le toit dallé jusqu'à son extrémité opposée et, de nouveau, regarda au dehors, car toujours il était torturé du désir de se persuader qu'il restait vivant et se trouvait encore dans le monde des hommes. Oui, vraiment, il vivait encore ! Cette fois, il voyait une lumière, bien distincte et réelle, qui brillait parmi les rochers voisins ; et, à côté d'elle, se dessinant avec la délicatesse d'une miniature, se montraient la tête et les épaules d'un homme occupé à écrire. Et d'autres figures surgissaient, dans le cercle de la lumière, des figures étendues sur le sol, et qui semblaient dormir ; sans compter quelques poteaux fichés en terre, pour servir de supports à une tente qui devait être dressée le matin, et cinq ou six petits tas de valises, sous des couvertures de voyage. Et, par delà le cercle, d'autres formes et contours se perdaient dans les prodigieuses et effrayantes ténèbres.
Puis, l'homme qui écrivait remua la tête, et une ombre étrange vola sur le sol. Un cri, comme l'aboiement étranglé d'un chien, retentit tout à coup, derrière le prêtre, et celui-ci, en se retournant, aperçut une figure effrayée qui se réveillait et faisait effort pour se redresser, évidemment sortie d'un cauchemar comme celui dont le prêtre lui-même venait de sortir. Une autre figure s'agita au bruit ; et toutes deux retombèrent lourdement contre le mur, avec des soupirs angoissés. Sur quoi le prêtre s'en retourna à l'endroit où il avait dormi, l'âme toujours en doute de la réalité de ce qu'il voyait ; et le silence accablant descendit sur la terrasse.
Le prêtre s'éveilla de nouveau, après un sommeil sans rêve, et constata qu'un changement s'était produit. Du coin où il gisait, ses yeux alourdis, lorsqu'il les releva, rencontrèrent un éclat qui leur parut impossible à soutenir ; mais le prêtre, dès la minute suivante, découvrit que cet éclat se réduisait simplement à la flamme d'une chandelle, derrière laquelle brillaient deux énormes yeux noirs. Le Syrien comprit et se releva précipitamment : c'était le messager de Damas qui, ainsi que cela avait été arrangé la veille, venait le réveiller, après être resté auprès du pape durant toute la nuit.
En traversant la terrasse, il regarda autour de lui ; et il lui sembla que l'aube devait être venue, car le sinistre ciel, au-dessus de lui, était enfin devenu visible. Une voûte énorme, opaque et couleur de fumée, se recourbait jusqu'à l'horizon spectral, de l'autre côté de la plaine, où les monts lointains projetaient des formes aiguës, comme découpées dans une feuille de papier. Devant lui apparaissait le Carmel, ou, du moins, il supposait que c'était cette montagne, quelque chose comme le mufle et les épaules d'un taureau s'élançant en avant, et aboutissant à une descente brusque. Au delà, de nouveau, le gris lugubre du ciel ; et il n'y avait pas de nuages, pas l'ombre d'une ligne ou d'une tache pour rompre l'immensité du dôme fumeux sous le centre duquel, exactement, le toit de la maison semblait posé. Et puis, au moment où le Syrien jeta un coup d'œil vers la droite, avant de descendre les marches, il aperçut encore Esdraélon, s'étendant, sombre et morne, dans l'espace imprégné comme d'une buée métallique. Mais tout cela était aussi monstrueux, aussi profondément éloigné de la réalité ordinaire, qu'aurait pu l'être un paysage fantastique peint par un aveugle-né, ou plutôt par un homme qui jamais n'aurait vu les choses dans la claire lumière du soleil. Et le silence était absolu, profond, épouvantable.
Très vite, le prêtre descendit les marches raides, toujours précédé de la lumière que portait le messager ; puis il longea le petit corridor, où il se heurta contre les pieds d'un homme qui dormait, avec tous ses membres tassés, comme un chien fatigué ; aussitôt, les pieds s'écartèrent, d'une détente machinale ; un faible gémissement jaillit des ténèbres. Puis le prêtre dépassa le messager, qui s'était arrêté sur le seuil d'une porte, et pénétra dans la chambre de son maître.
Une vingtaine d'hommes étaient réunis là, blanches figures silencieuses, chacun se tenant debout à part des autres. Et toutes ces figures s'agenouillèrent, lorsque, presque au même moment, le pape entra dans la chambre par la porte opposée ; et puis, de nouveau, elles se tinrent debout, attentives, les visages imprégnés d'une blancheur de cire. Le Syrien les parcourut d'un regard, après s'être placé derrière le siège de son maître. Il y en avait deux qu'il connaissait, se souvenant de les avoir vues la nuit précédente : le cardinal Ruspoli, avec ses grands yeux creusés, et le maigre archevêque australien ; et il reconnut aussi le cardinal Corkran, debout près de sa chaise, à la droite du pape, avec une liasse de papiers à la main.
Sylvestre s'assit, et, d'un geste, invita les autres à s'asseoir. Puis, tout de suite, il commença de parler, de cette voix fatiguée et tranquille que son serviteur connaissait et aimait.
– Éminences, nous voici tous réunis ; du moins, je présume que personne d'autre n'est encore arrivé ! En tout cas, nous n'avons plus de temps à perdre !… Le cardinal Corkran a quelque chose à vous communiquer !
Il se tourna, affectueusement, vers le Syrien :
– Mon père, asseyez-vous aussi ! Ce sujet va nous demander quelque temps !
Le prêtre traversa la chambre jusqu'au rebord de pierre de la fenêtre, d'où il pouvait apercevoir nettement le visage du pape, à la lueur des deux chandelles qui brûlaient sur la table, entre Sylvestre et le cardinal-secrétaire. Puis ce dernier parla, les yeux toujours fixés sur ses papiers.
– Sainteté, je ferai mieux de reprendre les choses d'un peu plus haut ! Leurs Éminences, peut-être, ne connaissent pas tous les détails. Donc, voici :
« Le vendredi de la semaine passée, à Damas, j'ai reçu des questions de divers prélats, dans les diverses parties du monde, au sujet de l'attitude à adopter en présence des nouvelles mesures de persécution. D'abord, je ne pus répondre rien de positif, car ce n'est qu'à vingt heures passées que le cardinal Ruspoli, de Turin, me mit au courant des faits. Le cardinal Malpas me confirma les mêmes faits, quelques minutes après ; et le cardinal-archevêque de Pékin les confirma à son tour, presque simultanément. Le lendemain samedi, avant midi, j'avais reçu tous les renseignements authentiques de mes messagers de Londres et de New York.
« J'avais été, tout de suite, surpris de voir que le cardinal Dolgoroukof ne joignît point sa communication aux autres : les seules nouvelles qui me fussent parvenues de Russie, ce vendredi soir, m'étaient envoyées par un prêtre faisant partie de l'ordre du Christ Crucifié, à Moscou. À la suite d'une enquête qu'avait ordonnée Sa Sainteté, j'appris que les affiches officielles, à Moscou, avaient parfaitement annoncé les décrets dès vingt-deux heures, comme dans les autres villes. Aussi était-il singulier que le cardinal Dolgoroukof n'en eût pas été informé, ou que, en ayant été informé, il n'eût pas accompli son devoir, qui était de m'avertir sur-le-champ.
« Mais, depuis lors, Éminences, les faits suivants sont venus au jour. Nous savons désormais, sans l'ombre d'un doute possible, que le cardinal Dolgoroukof a reçu un visiteur mystérieux dans la soirée du vendredi. Toutefois, Sa Sainteté m'a enjoint de me conduire avec le cardinal Dolgoroukof comme si rien de suspect ne s'était passé, et de le convoquer ici, pour notre réunion présente, avec le reste du Sacré Collège. À quoi le cardinal, tout d'abord, a répondu en promettant sa venue ; mais hier, un peu avant midi, Son Éminence m'a fait savoir qu'elle venait d'être victime d'un léger accident, qui pourtant ne l'empêcherait point, selon toute probabilité, de se trouver ici à l'heure convenue. Depuis lors, je n'ai plus reçu aucune autre nouvelle. »
Cette communication fut accueillie par un silence de mort.
Le pape se tourna vers un des coins de la chambre.
– Mon fils, dit-il, répétez-nous publiquement ce que vous nous avez déjà rapporté en particulier !
Un petit homme aux yeux brillants sortit, brusquement, de l'ombre.
– Sainteté, dit-il, c'est moi qui ai apporté le message au cardinal Dolgoroukof. D'abord, il a refusé de me recevoir ; mais, lorsque je me suis frayé un passage jusqu'à lui et lui ai communiqué la convocation, il est resté longtemps silencieux ; et puis, en souriant, il m'a dit d'informer Son Éminence de Damas qu'il ne manquerait point d'obéir.
Il y eut, de nouveau, un terrible silence.
Tout à coup, le grand et frêle Australien se leva.
– Sainteté, dit-il, j'ai été, jadis, intimement lié avec cet homme… Mais nos relations amicales ont cessé depuis dix ans ; et je crois devoir dire que, d'après ce que j'ai malheureusement pu connaître de lui, je ne trouve point de difficulté à admettre…
Sa voix tremblait de passion ; mais Sylvestre l'arrêta, en levant la main.
– Éminence, dit-il, il n'est pas besoin de récriminer ; nous n'avons plus même besoin de preuves, car ce qui devait se produire a eu lieu ! Nous-même, d'ailleurs, Nous ne doutons point de la nature de l'acte commis par cet homme. C'est à lui que le Christ a donné la bouchée de pain, en lui disant : « Ce que tu es en train de faire, fais-le vite ! »Et lorsque cet homme eut reçu la bouchée, il sortit aussitôt, et déjà la nuit était venue.
Une fois encore, le silence tomba. On entendit seulement un long soupir, du dehors, derrière la porte. Sans cesse, de tels soupirs s'élevaient, lorsque s'éveillait l'un des voyageurs épuisés qui dormaient dans le couloir ; et ces soupirs étaient pareils à celui d'un homme qui, au sortir des ténèbres, retrouverait d'autres ténèbres remplaçant la lumière attendue.
Puis Sylvestre, de nouveau, parla. Et, tout en parlant, il se mit à déchirer, comme d'un geste machinal, un long papier, tout couvert de listes de noms, qu'il avait pris sur la table.
– Éminences, dit-il, il faut que vous sachiez ceci ! Il faut que vous sachiez que, du moins à ce que je crois, cette fin est venue dont a parlé Notre Sauveur, ce dernier temps du monde, dont aucun homme n'a connu le jour ni l'heure. Et Notre Sauveur a dit encore : Lorsque le Fils de l'Homme viendra, trouvera-t-il de la foi sur la terre ?
Il s'interrompit dans l'occupation de ses mains et, montrant aux auditeurs ce qui restait de la feuille :
– Ceci, reprit-il, était une des affaires que nous avions à traiter ! C'était la liste des évêques à qui nous devions communiquer les décisions adoptées par notre assemblée. Mais, désormais, cette liste ne peut plus nous servir de rien… Mes fils, me comprenez-vous ? Que celui qui sera sur le toit de sa maison, a dit Notre Sauveur, qu'il se garde bien de descendre pour emporter quelque chose de sa maison ; que celui qui est dans les champs se garde bien de retourner chez lui pour prendre son manteau !
Et Sylvestre sourit doucement, paternellement, aux visages recueillis qui l'entouraient.
– Ce que nous pouvons faire maintenant se réduit à peu de chose… Écoutez, mes fils !
Et il leur parla de la grande fin, et de la barque de Pierre, qui avait erré à travers une nuit de vingt siècles, et du Maître qui dormait dans la barque, et de son grand réveil. Et, pendant qu'il parlait ainsi, le prêtre syrien, toujours attentif à le considérer, vit un changement étrange se manifester sur son visage. Plusieurs fois le Syrien ferma les yeux et les rouvrit, pensant que l'illusion allait s'effacer ; mais, chaque fois, la certitude s'approfondit en lui qu'il avait, devant les yeux, une chose que jamais encore il n'avait pu voir. Il promena un coup d'œil sur le reste de l'assistance ; et il vit que tous ces visages, eux aussi, les lèvres ouvertes, regardaient avec émerveillement la transformation accomplie sur le visage du vicaire du Christ.
Et ce visage lui-même ?
Il sembla au prêtre syrien qu'une lumière était allumée, à l'intérieur de ce visage, aussi visible et matérielle que la lumière des bougies qui s'y reflétait. Tout à fait comme, parmi des flammes, sur l'autel, l'hostie sacrée brille d'une blancheur qui dépasse en rayonnement tout ce qui l'entoure, et la pâleur des toiles, et l'étincellement de l'or et des joyaux, et la pureté candide des lis, de même le visage de Sylvestre brillait, durant ces minutes d'extase. Et ses mains calmes, elles aussi, posées sur la table, avaient pris la même transparence surnaturelle ; et ses robes blanches, – comme celles d'un Autre, jadis sur le Thabor, – étaient devenues infiniment plus blanches, « à un degré où ne saurait atteindre le travail d'aucun foulon sur la terre » ; et sa voix, maintenant, différait des accents ordinaires des bouches humaines autant que la vibration du verre diffère du grincement des trompettes et des batteries de tambours.
Et aucun bruit ne venait du reste de la chambre, car les assistants regardaient et écoutaient sans remuer. Et il semblait au prêtre que chacun d'eux avait, également, sa part du tranquille et sublime miracle. La petite chambre crépie à la chaux, les vieilles tables, les chandeliers, tout l'ensemble du monde où, pour quelques instants encore, ces hommes vivaient, se trouva changé et transfiguré.
– Voyez, s'écria Sylvestre, voyez comme toutes choses attendent déjà le Juge qui s'approche ! De très loin, voici venir les aigles dont Il a parlé, conduits par le Prince qui « n'a rien en lui » !…
Il étendit ses mains, d'un mouvement brusque et large.
– Ne les voyez-vous pas ? s'écria-t-il. Ne les voyez-vous pas ?
Et alors, pour un bref instant, le prêtre syrien qui l'écoutait eut, lui-même, un éclair de vision ; et, pendant quelques secondes aussitôt envolées, il put voir, lui-même, ce que voyait Sylvestre.
La mer immense s'étendait au-dessous de lui, noire sous le ciel sans étoiles, et piquée seulement, çà et là, d'une petite tache blanche qui trahissait son mouvement infini ; et, au-dessus d'elle, tout juste devant les yeux du Syrien, s'ouvrait la cabine illuminée d'un vaisseau volant. Un homme s'y tenait assis, à plus de mille pieds au-dessus des vagues ; un autre était assis en face de lui, et, entre les deux, se dressait une table toute couverte de papiers. L'un des deux hommes, d'un geste du doigt, désignait un point sur une carte ; et tous deux souriaient, le visage rayonnant d'attente et de plaisir. Les moindres détails de la scène apparaissaient avec une réalité merveilleuse : les douces lumières des lampes, le tapis épais et moelleux, la porte de cristal ; et les visages de ces deux hommes, que le prêtre syrien n'avait jamais vus, se révélaient à lui non moins clairement, – la chevelure blanche et les traits juvéniles de l'un, avec ses yeux profonds et sa fine bouche éloquente, et puis le visage, un visage fatigué et tiré, de l'autre, mais, à cette minute, tout allumé d'espoir.
Voilà ce que vit le prêtre, et non point comme voient les yeux, mais comme voit l'esprit ! Il vit ce que les yeux ne sauraient voir, car tout lui apparut sur un même plan, la mer au-dessus, le vaisseau blanc qui courait, l'intérieur du vaisseau, et les moindres détails des visages, et les cartes géographiques étalées sur la table. Mais il vit bien plus encore que cela, car il comprit, aussitôt, qui étaient ces hommes et ce qu'ils pensaient, à quelle action ils se préparaient ; en même temps il eut très nettement la notion du pitoyable échec de leur entreprise. Il vit ces hommes volant à la mort éternelle, tandis qu'ils s'imaginaient qu'ils allaient, enfin, obtenir leur victoire. Il sut pourquoi ces hommes étaient assis là ; pourquoi ce vaisseau courait, de toute sa vitesse, à travers le monde ; pourquoi cette troupe d'aigles s'était rassemblée des quatre coins du globe, armée de sa puissance irrésistible ; il sut que ce qu'il apercevait ainsi était le résumé de toutes les forces de la terre, unies pour procéder à leur dernière victoire sur les derniers soutiens de la foi du Christ : il sut tout cela, et, cependant, aucune ombre de peur n'était en lui.
Car, dans cette même vision d'extase, il découvrait aussi un autre monde, transcendant et supérieur à toutes les imaginations humaines, un monde de volontés et d'esprits, en comparaison duquel tout l'univers terrestre n'était que poussière infime, aussitôt dispersée. Ce à quoi toujours, en sa qualité de prêtre chrétien, il avait aspiré, ce dont toujours il avait vécu sans le voir, c'était cela qui était en train, maintenant, de passer du champ de sa foi dans celui de sa vue. Maintenant, dans cette seconde infinie, son âme n'avait plus besoin d'aucun effort pour s'élever à ce monde supérieur, car c'était ce monde seul qui devenait réel, tandis que l'ancienne réalité s'effaçait, comme un rêve passager.
Et lorsque cette seconde d'illumination finit, – et elle s'évanouit dès que le pape eut baissé les mains, – la connaissance de tout cela resta au fond du cœur du prêtre syrien, désormais assurée et inébranlable. Il connut cette réalité surnaturelle aussi certainement qu'un homme connaît le visage de son ami, il se la représenta aussi fidèlement que notre mémoire reconstitue l'aspect d'un jardin que lui a, tout à coup, révélé la lueur d'un éclair. Et quand, ensuite, la voix de Sylvestre continua de parler, dans un prodigieux élan d'enthousiasme, le prêtre ne perçut que le seul bruit des mots. Car toute son âme persistait à regarder ce qu'il lui avait été donné d'entrevoir, s'ingéniant, – ainsi que parfois nous faisons au sortir d'un rêve très intense, – à revoir et à interpréter le spectacle prodigieux qui s'était révélé à lui : la cabine du vaisseau volant, les visages des deux hommes, leurs intentions méchantes et leurs vains espoirs…
Il tourna les yeux vers Sylvestre ; et ce fut à travers ce torrent d'images qu'il entendit de nouveau la voix, toute calme, de son maître, qui, cette fois, s'adressait à lui :
– Mon père, il faut, tout de suite, que vous exposiez le Saint-Sacrement dans la chapelle !