III

Dans le ciel, aucun changement ne s'était produit, depuis une heure, si ce n'est que, peut-être, la lumière était devenue un peu plus vive lorsque le soleil avait grimpé plus haut, derrière l'impénétrable voile de brume. Les montagnes, l'herbe, les visages des hommes, tout cela paraissait de plus en plus irréel : c'étaient comme des choses vues, dans un rêve, par des yeux alourdis de sommeil, à travers des paupières chargées de plomb. Et cette impression d'irréalité existait même pour les autres sens. Le silence n'était pas simplement une cessation de tout son : c'était une chose en soi, positive et matérielle, et dont le poids énorme n'était allégé ni par le bruit des pas, ni par les aboiements des chiens, ni par le murmure des voix. Le Syrien se disait que le calme de l'éternité avait déjà commencé à descendre, et déjà étendait son voile infini sur toutes les activités du monde agonisant. La matière gardait encore son être, occupait encore l'espace, mais elle n'était plus, désormais, que d'une nature toute subjective, résultant des facultés intérieures de l'âme, sans aucune substance au dehors. Et il apparaissait au prêtre que lui-même, déjà, n'était plus rattaché au reste des choses que par un fil de plus en plus mince. Ainsi, il savait que l'écrasante chaleur persistait ; et, une fois, même, le sol qu'il foulait de ses pieds craqua sous son contact et fuma comme un fer chaud sur lequel serait tombée une goutte de liquide. Il pouvait sentir cette chaleur sur son front et ses mains, tout son corps en était inondé ; et, cependant, il ne pouvait plus percevoir cette chaleur, ni ce corps, que du dehors et de loin, comme ces malades qui tout en éprouvant la douleur, s'imaginent qu'elle n'est plus en eux, mais dans le lit où ils sont couchés. Et il n'y avait plus, en lui, ni crainte, ni même espérance : il considérait sa personne, le monde, et jusqu'à la présence terrible de l'Esprit, comme des faits qui allaient redevenir réels bientôt, dans un instant, mais qui, à cette heure, se confondaient dans une sorte d'énorme sommeil universel.

Et il ne s'étonna point non plus, – lorsqu'il rouvrit la porte de la chapelle, – de voir que, maintenant, tout le dallage était encombré de figures étendues là, immobiles. Tous les cardinaux et tous leurs assistants étaient prosternés sur le sol, tous semblables l'un à l'autre, sous les burnous blancs que lui-même leur avait distribués la veille ; et devant eux, près de l'autel, était agenouillée la figure de l'homme que le Syrien connaissait mieux et aimait plus profondément que tout le reste du monde, ses cheveux blancs se détachant sur la blancheur de l'autel. Sur cet autel brillaient les six grands cierges ; et, entre eux, sur un petit trône bas, se dressait l'ostensoir de métal avec, au milieu, le petit disque blanc…

Et alors le Syrien s'agenouilla, lui aussi, et resta immobile.

Il ne sut point combien de temps se passa avant que se réveillassent sa conscience individuelle et son habitude d'observation, avant que la coulée des images et la vibration des pensées eussent, enfin, cessé en lui, et que son âme enfin se fût apaisée, comme l'eau d'un étang reconquiert lentement sa paix, après avoir été troublée par le jet d'une pierre. Mais ce moment finit par arriver, cette tranquillité délicieuse dont Dieu récompense l'âme fidèle et confiante, ce point de repos absolu qui sera, un jour, l'éternelle rémunération des enfants de Dieu. Désormais, il n'y avait plus en lui aucune velléité d'analyse de soi-même, ni de réflexion sur autrui. Il avait franchi le cercle où l'âme regarde au dedans de soi, pour s'élever à celui d'où elle regarde la Gloire éminente ; et le premier signe par lequel il reconnut que le temps s'écoulait fut un murmure soudain de voix dont il put entendre les paroles distinctement, et les comprendre, et s'associer lui-même à les dire, – encore que tout cela lui apparût comme à travers un voile, ne laissant arriver à lui que la pure essence des paroles et des choses :

SPIRITUS DOMINI REPLEVIT ORBEM TERRARUM… L'Esprit du Seigneur a rempli le monde, ALLELUIA, et toutes choses ont maintenant connaissance de sa voix, ALLELUIA !

Puis la voix qui prononçait les mots latins parut s'élever doucement.

EXSURGAT DEUS… Que Dieu surgisse, et que ses ennemis soient dispersés ; et que celui qui le déteste s'enfuie devant son visage ! GLORIA PATRI !

Le Syrien redressa sa tête alourdie. Une figure fantômale était debout, à l'autel, une haute figure blanche qui semblait flotter dans l'air plutôt que reposer sur le sol ; les mains étendues, une calotte blanche sur ses cheveux blancs, la figure brillait dans le reflet des cierges.

Kyrie Eleison… Gloria in excelsis Deo !

Et le prêtre entendit et répéta ces prières ; mais son âme passive ne fit aucun effort de réflexion, jusqu'au moment où des paroles moins habituelles, tout à coup, le frappèrent :

Cum complerentur dies Pentecostes…

« Lorsque le jour de la Pentecôte fut venu, tous les disciples, d'un même accord, se trouvèrent réunis au même endroit ; et voici qu'arriva, tout à coup, du ciel, un grand bruit, comme celui d'un vent puissant qui soufflerait ; et il remplit la maison où ils étaient assis… » Alors le Syrien se rappela, et comprit. En effet, c'était le matin de la Pentecôte ! Et, avec ce retour de la mémoire, la réflexion lui revint. Où donc étaient-ils, le vent, et la flamme, et la voix secrète ? Le monde était silencieux, concentré dans son suprême effort d'affirmation de soi-même ; aucun frisson, aucun tremblement ne montrait que Dieu se souvînt ; aucune lumière ne venait rompre la voûte sinistre de ténèbres étendue sur les terres et les mers, pour révéler que Dieu continuait à briller dans le cœur de l'homme ; et il n'y avait pas même une voix qui jaillît du silence ! Mais aussitôt le prêtre, avec l'assurance que lui avaient donnée les paroles de son maître, se sentit tout joyeux de cet aspect des choses, bien loin, à présent, de s'en effrayer. Car il comprit que ce monde prochain, dont la venue s'annonçait ainsi, sans aucun des signes affreux qu'il avait redoutés, que ce monde était tout autre qu'il ne l'avait craint : doux, et non point terrible ; accueillant, et non point hostile ; clair, et non point ténébreux ; et semblable à la maison natale, au lieu d'être un exil. Il laissa retomber sa tête sur ses mains, à la fois honteux de ses frayeurs précédentes et satisfait de sa sécurité reconquise ; et, de nouveau, sa personnalité s'effaça, il retomba aux profondeurs de la paix intime…

Mais, tout à coup, au moment où la messe finissait, et où le prêtre se baissait pour recevoir la dernière bénédiction de son maître, il y eut un cri, une clameur soudaine, dans le corridor ; et un des habitants du village se montra sur le seuil de la chapelle, murmurant précipitamment des phrases en langue arabe. « Vite, vite, tout le monde dehors !… Des vaisseaux aériens accourant vers Nazareth !… La maison de l'Européen menacée, condamnée à la destruction !… »

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