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– Écoutez, monsieur Ouine, ai-je dormi ?

Il répète longtemps tout bas, pour lui seul, la même question sans oser ouvrir les yeux. Le vieil homme est loin maintenant, Dieu sait où – dans quel coin de cette maison morte ? Il aime mieux l’imaginer plus loin encore, à travers champs, sur la route douce. La route !… La route ?… Qui parle de route ? Non pas celle-ci, non pas l’une de ces routes pâles, mais la sienne, sa Route, qu’il a tant de fois vue en rêve, la route ouverte, infinie, gueule béante… La route ! La route ! Et face à il ne sait quelle brèche immense, pleine d’étoiles, il s’endort, les poings fermés.

* * *

– Je lui ai donné ma parole d’honneur, répète Steeny pour la deuxième fois.

La même pluie lourde, sans aucune brise, tombait d’aplomb sur le sol fumant. Très loin vers l’est et comme au bord d’un autre monde, l’aube orageuse formait lentement ses nuées, à travers une poussière d’eau.

– C’est bon, c’est bon, fit le petit boiteux Guillaume, j’ai compris, mais ne parlez pas trop fort, Philippe ; il est rentré ce matin couvert de boue, une oreille arrachée, il a perdu son fusil. Les gardes lui ont donné la chasse de Dugny à Théroigne. Ah ! si vous l’aviez vu vider le pot de bière tout d’un trait, à la régalade. Quelle soif ! De temps en temps, hors d’haleine, il baissait un peu la cruche, et je l’entendais mordre le grès, en gémissant… Mon Dieu, mon Dieu, Philippe, pourrais-je jamais l’aimer ?

– Tu ferais aussi bien de le tuer, dit Steeny gravement. Et aussitôt, il éclata de rire et prit la main de son ami.

–Ne riez pas ! supplia l’infirme. Vous me faites peur, réellement, Philippe. Moi qui ne crains personne, pas même cet affreux bâtard, il y a des jours… il me semble que vous tirez sur moi de toutes vos forces, je vais tomber, mon cœur se vide.

– Eh bien ! lâche-moi, mon vieux, je puis bien tomber tout seul.

– Jamais, dit l’enfant d’une voix sourde, jamais !

De qui, de quel ancêtre, de quel maître farouche tenait-il ce petit visage barbare, avec ses pommettes mongoles, la dépression profonde des orbites sous le double arc frontal, la bouche impérieuse, presque sauvage, et ces crins noirs ? Mais plus étrange encore, ou plus effrayante, la paradoxale mobilité de ces traits, le frémissement perpétuel des faibles muscles sous la peau mate, l’appel incessant du regard ainsi qu’une flamme renversée par le vent.

Le vieux lui-même, l’aïeul aux épaules géantes, l’étranger venu quarante années plus tôt des plaines de Flandres, n’a jamais soutenu l’inconscient défi de ces yeux trop différents des siens, d’une autre espèce : il détourne un peu, juste assez, son visage rose et glabre. Que leur répondre ? Le fils est mort, la bru aussi et il a permis au fond que sa fille épousât ce mauvais gars, cet ivrogne. De plus l’incurie du médecin de Fenouille a fait de son petit-fils un boiteux. Un boiteux ! Plaise au Ciel que l’autre ne s’avise un jour d’engrosser sa femme, le manant ! Mais il faut dévorer sa honte en silence, s’asseoir à la table chaque soir bien droit, tête haute, luttant sournoisement contre les reins, la nuque, les jointures brûlantes, la hideuse vieillesse. D’ailleurs, le vieux prend sa part convenable de besogne, de soupe, d’eau-de-vie et il a dans sa cassette de quoi payer le curé, le docteur, acheter le cercueil, dédommager la fille pour les deux draps gâchés, le suaire. Nul ne sait mieux que lui saigner un cheval, désenfler d’un coup de trocart la bête bourrée de trèfle frais, ou le bras nu, engagé jusqu’à l’épaule, aider une génisse dans son premier travail. Au temps des mauvaises récoltes, jadis, on le payait d’un «merci à vous, monsieur Devandomme », la main à la haute casquette de soie noire car en dépit de son mariage avec Zéléda peu se fussent enhardis à le traiter en cousin, et il avait son banc à l’église. Mais il accepte maintenant son salaire, entasse les billets de dix francs, de vingt francs, bien dépliés au pouce, un par un, les serre ensemble avec un vieux lacet. Chaque premier jour du mois, il pose le paquet sur la table, sans un mot, retire de sa poche une main énorme, pleine de monnaie : « Ici, petit, dit-il de sa voix rauque, voilà pour tes livres. » La fille remplit de genièvre un grand verre.

Non plus que sa mère défunte, Hélène n’aime guère son père, ce paysan orgueilleux ; elle le redoute avec une nuance de moquerie obscure, inavouée, profonde. La famille paternelle lui reste inconnue, aussi fabuleuse qu’une tribu d’Afrique – le vieux n’a ni frère ni sœur et depuis quarante ans n’écrit jamais à personne… Alors quoi ! elle appartient tout entière aux gens d’ici, à ces buveurs de bistouille, ces fanfarons avec leur belle chemise fraîche du dimanche sur leur peau brune, la casquette claire posée sur l’oreille, leur jolie bouche canaille, toujours humide et ce parler gras appris dans les bals d’Étaples. Certes, le père n’eût pas permis jadis qu’elle dansât aux ducasses, et c’est un bien pauvre soulas pour une fille que le regard furtif jeté chaque dimanche, au sortir de la messe, sur les vitres de l’estaminet ! Après quoi il faut qu’on aille sagement ourler du linge d’église dans la salle du presbytère à l’odeur aigrelette. Aussi quel coup sourd en pleine poitrine, quel grondement de tout son jeune sang lorsque voilà deux mois elle a vu un soir, à deux pas, derrière la haie, sa courte pipe au coin des lèvres et les yeux rieurs, Eugène, le bel Eugène, Eugène Demenou, venu six mois plus tôt avec son équipe de bûcherons, ses chars et ses chevaux, pour exploiter la forêt de Gardanne, au compte du syndicat juif de l’Ardenne… Ah ! ah ! dès le second jour, la tête pressée contre la veste de bure qui sent les bruyères et la mousse, elle a mordu son cou blanc !

À leur double stupeur le vieil homme répondit : « C’est bien, nous ferons la noce en août», absolument comme il eût dit : « Voilà le temps des pommes », avec un coup d’œil au cadre doré où la grosse dame sourit toujours, d’un sourire mort depuis quinze années, placide, imperturbable sous la crasse et les chiures de mouches. Le soir même des noces, l’infirme caché dans l’herbe, tout en haut de la pâture, a vu le vieux venir à lui, de son grand pas lourd. Le peuplier frémit à peine, une vache attentive montre l’envers de son mufle rose. En hâte l’enfant a saisi ses béquilles, s’est dressé sur les mains et sur les genoux. Mais l’aïeul l’a pris déjà, lié de ses deux bras durs, soulevé de terre, pressé contre sa vieille poitrine aussi noueuse qu’un tronc de pommier. « Garçon, dit-il, garçon, nous sommes humiliés. »

La famille Devandomme n’est pas originaire d’Erighem, bien que quatre générations des siens y aient vécu, ni d’aucun autre village du pays flamand. Ardennaise peut-être ou meusienne – qu’importe ! Cent ans et plus, les bourgeois de Wormhoudt, de Steinword, de Cassel ont répondu au salut de ces bons géants aux colères brusques, serviables, connus pour dresser les meilleurs chiens de contrebande mais loyaux en affaires et qui donnaient des fils à l’Église. Jusqu’au jour…

Ça, c’était resté le secret du mystérieux petit lieutenant à la culotte orange galonnée d’or, à la tunique vert pomme qui venait d’accompagner Charles X de Rambouillet à Cherbourg, puis en Écosse. Un cotre du port de Douvres l’avait débarqué à Dunkerque ; il regagnait la Lorraine au dos d’un roussin hirsute, insoucieux des policiers orléanistes, portant par défi la croix de saint Louis sur un invraisemblable uniforme datant de l’émigration. La fatigue du voyage, ou plus vraisemblablement le sourire de la jolie aïeule rencontrée près de la fontaine, et ses bras ronds le retinrent trois jours, couché tard, tôt levé, brossant le roussin dès l’aurore sous la fontaine, en sifflant comme un oiseau. Les bonnes gens s’égayaient de son flamand nasillard, appris chez les chevau-légers du régiment de Cassel, et plus encore de sa taille fine, de ses mollets avantageux, de ses jolies hanches, de son pas dansant. Dès qu’il eut ouï ce nom de Vandomme : « Vandomme. Hé là ! Vandomme… Saprejeu, Vandomme !… M, votre grand-père ne se prénommait-il pas Anthénor ? Anthénor de Vandomme ? – Oui, monsieur. – Saprejeu ! quelqu’un de vous l’a-t-il connu ? – Non, monsieur. Nous savons que c’était un fort homme, peu respectueux des prêtres, et, s’il ne faut rien cacher, joliment paillard. Dans ma jeunesse les vieux se souvenaient encore de l’avoir vu arriver un soir, tout comme vous, sur un cheval bourru, avec ses hardes dans un portemanteau… mais qui se souciait alors des gens ! D’Hazebrouck à Gravelines, les bandes tenaient la campagne, ce n’était que pilleries ; on voyait flamber les villages jusqu’à Furnes, par-dessus les coteaux de Bamberque. à vingt lieues. Enfin, il a acheté cette terre où nous sommes, et moins d’un an après. il épousait une fille des Vanhouette, à Herschell. Puis il est mort, mon père n’étant encore qu’un marmot. »

Devandomme n’en put dire plus long cette fois, car le petit homme vert, hors de lui, frottait déjà contre ses joues, un long nez barbouillé de larmes et de tabac : « Marquis de Vandomme, je suis votre serviteur ! Nos grands-pères furent ensemble Nisus et Euryale, Castor et Pollux, Achille et Patrocle. La guerre, le jeu, les filles et peut-être une méchante affaire de traite en Afrique, rompirent une amitié si tendre : votre aïeul disparut, laissant le mien dans les pleurs. Bénie soit la divinité qui nous rassemble ! Qu’ai-je besoin d’autres preuves ! Qui peut se vanter d’avoir rencontré un Vandomme de ce côté-ci de la Lys ? Et qui donc y a jamais porté le nom troyen d’Anthénor ? » Il avouait d’ailleurs qu’une pareille affaire était de conséquence, promettant de la mener jusqu’au bout, d’établir la filiation par des documents authentiques, tirés de son propre chartrier. « On vous a piraté, monsieur, on s’est partagé vos dépouilles. Et que penser d’une Maison aussi médiocre que celle de Crescent-Vandomme, qui a repris votre nom, vos armes, le titre même de marquis – jolie portée de blaireaux ! Je puis en parler d’expérience, mon cher ; nous sommes divisés sur une question d’héritage depuis 1780, et sans Robespierre et Bonaparte, je les eusse mis nus comme saint jean. Mais grâce à vous maintenant, compère, nous sommes de jeu ! »

La grande brise des Flandres roulait derrière les persiennes closes avec un grondement marin. De Rosendaël à Poperinghe, sur les collines naines, les moulins surmenés se jetaient l’un à l’autre leur cri déchirant. Par intervalles un nuage de givre, venu des profondeurs de la banquise infinie, fendait l’air de son coup de hache, tombait en sifflant sur la plaine, et c’était à travers la route gelée, aussi dure qu’une enclume, comme le claquement de dix mille sabots, une fuite immense… Sacré petit homme vert ! Il parlait encore que l’on entendit sonner l’angélus et le père lui-même, coudes sur la table, eut ce frisson douloureux, puéril, d’un dormeur réveillé à l’improviste… Quelle admirable histoire ! Les Vandomme rivaux de la Maison de Lorraine, non moins antiques et presque aussi puissants qu’elle, mais décourageant peu à peu la fortune par d’étranges excès, perdant et regagnant vingt fois leur héritage jusqu’à ce seigneur qui fit la traite en Afrique… « Ah ! mes amis, redoutez ce sang généreux que ni l’épreuve ni le temps n’ont refroidi, je le crains… Demeurez de braves gens, lorsque la Providence, par mes soins, vous aura rendu, à défaut des biens de vos ancêtres, leur nom justement honoré ! Pour moi, je jure d’accomplir ce que je dois à la mémoire du meilleur des grands-pères, qui fut un si fidèle ami. »

L’ancien émigré partit un soir, ayant troqué son roussin contre une excellente jument boulonnaise, sur laquelle on dut le hisser, ainsi qu’un singe vert, car il était fameusement ivre. Hélas ! nul, à Erighem, ne sut jamais rien de plus de ce merveilleux petit homme, car deux jours plus tard on retrouva sa dépouille, scalpée par les loups, en pleine forêt de Lambercke, au bord de l’étang gelé.

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