I.

Mais déjà le grand vent noir qui vient de l’ouest – le vent des mers, comme dit Antoine – éparpille les voix dans la nuit. Il joue avec elles un moment, puis les ramasse toutes ensemble et les jette on ne sait où, en ronflant de colère. Ce que Mouchette vient d’entendre reste longtemps suspendue entre ciel et terre, ainsi que ces feuilles mortes qui n’en finissent pas de tomber.

Pour mieux courir, Mouchette a quitté ses galoches. En les remettant, elle se trompe de pied. Tant pis ! Ce sont les galoches d’Eugène, si larges qu’entre la tige elle peut passer les cinq doigts de sa petite main. L’avantage est qu’en s’appliquant à les balancer au bout des orteils ainsi qu’une paire d’énormes castagnettes, elles font à chaque pas sur le macadam du préau un bruit qui met Mme l’institutrice hors d’elle-même.

Mouchette se glisse jusqu’à la crête du talus et reste là en observation, le dos contre la haie ruisselante. De cet observatoire, l’école paraît toute proche encore, mais le préau est maintenant désert. Après la récréation, chaque samedi, les classes se rassemblent dans la salle d’honneur ornée d’un buste de la République, d’un vieux portrait jamais remplacé de M. Armand Fallières, et du drapeau de la Société de gymnastique, roulé dans sa gaine de toile cirée. Madame doit lire en ce moment les notes de la semaine, puis l’on répétera une fois de plus la cantate qui doit être l’une des solennités de la lointaine distribution des prix. – Ah ! si lointaine en ce mars désolé ! Voici qu’elle reconnaît la strophe familière, le « Plus d’espoir ! » que Madame jette avec un terrible rictus de sa bouche mince et un mouvement de tête si lent que son peigne lui tombe dans le cou…

Espérez !… Plus d’espoir !

Trois jours, leur dit Colomb, et je vous dô…o…nne un monde.

Et son doigt le montrait, et son œil pour le voir

Scrutait de l’hô…o.o.rizon l’i…mmen-si …té prôo… fonde…

Derrière les vitres troubles, Mouchette distingue à peine les têtes groupées par deux ou par trois autour des partitions, mais la haute silhouette de Madame, perchée sur l’estrade, se détache en noir sur les murs ripolinés. Le bras maigre se lève et s’abaisse en mesure, parfois reste tendu, menaçant, dominateur, tandis que les voix s’apaisent lentement, ont l’air de se coucher aux pieds de la dompteuse ainsi que des bêtes dociles.

Au témoignage de sa maîtresse, Mouchette n’a « aucune disposition pour le chant ». La vérité est qu’elle le hait. Elle hait d’ailleurs toute musique d’une haine farouche, inexplicable. Sitôt que se posent sur les touches du geignant harmonium, les longs doigts de Madame, déformés par les rhumatismes, sa faible poitrine se serre si douloureusement que les larmes lui viennent aux yeux. Quelles larmes ? On dirait que ce sont des larmes de honte. Chaque note est comme un mot qui la blesse au plus profond de l’âme, un de ces mots lourds que les garçons lui jettent en passant, à voix basse, qu’elle feint de ne pas entendre, mais qu’elle emporte parfois avec elle jusqu’au soir, qui ont l’air de coller à la peau.

Un jour, blême de rage, elle a voulu livrer à Madame le secret de sa répugnance insurmontable, mais elle n’a réussi qu’à balbutier quelques explications ridicules où le mot dégoût revenait sans cesse. « La musique me dégoûte. » « Vous n’êtes qu’une petite barbare, répétait Madame avec accablement, une vraie barbare. Et encore les barbares ont une musique ! Une musique barbare naturellement, mais une musique. La musique partout précède la science. » L’institutrice n’en a pas moins renoncé à lui enseigner le solfège, elle perdait trop de temps, devenait folle. Car Mouchette qui s’obstine, on ne sait pourquoi, « à parler de la gorge », au point d’exagérer encore l’affreux accent picard, possède – au dire de Madame – une voix charmante, un filet de voix plutôt, si fragile qu’on croit toujours qu’il va se briser – et qui ne se brise jamais. Malheureusement, depuis qu’elle vient d’atteindre cette quatorzième année qui fait d’elle la doyenne de l’école, Mouchette s’est mise à chanter aussi « de la gorge », lorsqu’elle chante. D’ordinaire, elle se contente d’ouvrir la bouche sans proférer aucun son, dans l’espoir de tromper l’oreille infaillible de la maîtresse. Il arrive que Madame, furieuse, dégringolant tout à coup de l’estrade, entraîne la rebelle jusqu’à l’harmonium, courbe des deux mains la petite tête jusqu’au clavier.

Parfois, Mouchette résiste. Parfois, elle demande grâce, crie qu’elle va essayer. Alors l’institutrice s’installe, tire de l’insupportable instrument une espèce de plainte mugissante sur laquelle oscille vertigineusement la voix limpide, miraculeusement retrouvée, pareille à une barque minuscule à la crête d’une montagne d’écume.

D’abord, Mouchette ne reconnaît pas sa propre voix : elle est trop occupée à épier le visage de ses compagnes, leurs regards, les sourires pâles d’une envie qu’elle prend naïvement pour du dédain. Puis, tout à coup, cela vient jusqu’à elle comme des profondeurs d’une nuit magique, impénétrable. En vain elle s’efforce de briser cette tige de cristal, reprend sournoisement la voix de gorge et l’accent picard. Chaque fois le regard terrible de Madame la rappelle à l’ordre, et le rugissement soudain éperdu de l’harmonium. Quelques secondes, elle s’use dans cette lutte inégale dont personne ne saura jamais la cruauté. Puis, enfin, sans qu’elle l’ait voulue, la note fausse jaillit de sa pauvre poitrine gonflée de sanglots, la délivre. Advienne que pourra. Les rires fusent de toutes parts, et son petit visage prend instantanément cette expression stupide dont elle sait déguiser ses joies.

À l’heure qu’il est, Madame doit s’être aperçue de son absence, mais qu’importe ? Dans un moment, Mouchette connaîtra son plus grand plaisir, un plaisir bien à elle, humble et farouche comme elle. Dans un moment, la porte toujours close qui se découpe en noir sur le mur, va s’ouvrir et dégorgera sur la route, avec un seul cri perçant, la classe enfin libérée, sourde aux derniers appels de Madame, à ses claquements de mains impuissants. Alors, tapie dans la haie, retenant son souffle, le cœur submergé d’une délicieuse angoisse, elle épiera la troupe braillarde où l’obscurité ne permet plus de distinguer aucun visage, où les voix seules montent des ténèbres, perdent leur accent familier, en découvrent un autre, se trahissent.

Comme tous les plaisirs de Mouchette, celui-là ne s’émousse guère par l’habitude, s’accroîtrait plutôt à chaque expérience nouvelle. Elle en a d’ailleurs trouvé le secret par hasard, ainsi qu’elle ramasse dans les creux d’ombre, dans les ornières, mille choses précieuses que personne ne voit, qui sont là depuis des années.

À certains jours, qui sont ses mauvais jours (du moins Madame les désigne-t-elle ainsi), lorsque sonne l’heure de la récréation du soir, passée tout entière à l’avare lumière du préau dispensée par un unique bec de gaz, la tentation est trop forte d’enjamber sournoisement la haie, de filer droit devant soi, dans la nuit. Jadis, elle courait jusqu’à la route d’Aubin, sans oser seulement tourner la tête, avec le bruit menaçant de ses propres galoches aux oreilles, ne s’arrêtait, hors d’haleine, qu’à l’entrée du chemin de Saint-Vaast. Mais, un jour, par la fantaisie de l’institutrice, la leçon de solfège remise au lendemain, le troupeau s’est rué dehors presque en même temps que Mouchette sur ses talons. Elle a dû grimper en hâte le talus, se blottir dans l’herbe, à plat ventre, la surprise est qu’à ce premier tournant, les filles essoufflées font halte, bavardent, ne repartent qu’après un long moment. Et même il n’est pas rare que le troupeau dispersé, deux amies, deux confidentes prolongent un moment l’entretien. Elles viennent parfois s’adosser à la pente gazonnée. En étendant la main, Mouchette pourrait presque toucher les petits chignons tortillés, serrés par un ruban crasseux.

Les dernières minutes sont les plus délicieuses. Déjà les groupes s’éloignent par les innombrables sentiers d’un pays de bois, de pâturages et d’eaux. Il ne reste au loin, sur la route, qu’un couple attardé qui chuchote tout bas, tandis que l’humidité trempe peu à peu les bas de l’observatrice invisible qui, les deux poings serrés sur sa bouche, se retient à grand-peine d’éternuer.

Ce soir-ci, elles sont passées en désordre, ont disparu toutes ensemble, et le silence qui retombe n’est plus troublé que par l’imperceptible grésillement de la pluie sur les feuilles sèches. De rage, Mouchette a lancé aux dernières une poignée de boue qui s’est écrasée sans bruit sur la route. Mais elles ne se sont même pas retournées. Peine perdue ! On entend vers Lignières leurs voix discordantes qui ne sont bientôt plus qu’un murmure très doux auquel répond par instants le marteau du forgeron sur l’enclume, un cri aussi net, aussi pur, que celui qui, en d’autres saisons, sort de la gorge d’argent du crapaud.

Une fois encore, Madame a oublié d’éteindre le bec de gaz du préau, un de ces becs de gaz vieillots dont la flamme ressemble à un papillon jaune, avec un cœur bleu. On entend ce bec cracher et siffler dans le vent, mais il se relève toujours, fait danser sur le ciment livide l’ombre des poteaux peints en rouge, et du hideux toit plat. Mouchette n’en peut détacher les yeux. Il lui semble qu’elle a rêvé cela, jadis, bien des fois, que ce lugubre décor, aujourd’hui, attend quelqu’un. Reviendra-t-il ? Reviendra-t-il cette nuit ?… Mais c’est Madame qui paraît tout à coup, sur le seuil de la cuisine, s’avance d’un pas raide. Il n’y a plus rien que le grand peuplier à peine visible dans le ciel, et qui fait le murmure d’une source.

Mouchette ne prend pas la peine de dégringoler le talus. Elle se glisse sous la haie, laisse une mèche de son fichu de laine au fil de fer barbelé, s’engage à travers les pâturages dont la pente insensible la conduira jusqu’au bois de Manerville. Ce bois n’est d’ailleurs qu’un taillis de quelques hectares, au sol pauvre et sableux. grouillant de lapins mal nourris, à peine plus gros que des rats. Le hameau de Saint Venant, qu’elle habite, se trouve sur l’autre lisière, un minuscule hameau de quelques feux, dernier reste d’un immense domaine morcelé dix ans plus tôt par un marchand de biens juif, venu des Ardennes. La maison de Mouchette est à l’écart, perdue dans le taillis, sur le bord d’une mare croupissante. Les murs de torchis, crevés par les gelées cèdent de toutes parts, la charpente de poutres volées çà et là, s’effondre. Le père, aux premiers froids, se contente de boucher les trous avec des fagots.

Lorsque Mouchette atteint le bois, le vent grossit toujours, la pluie tombe par courtes rafales, qui font crépiter le bois mort. L’ombre est maintenant si épaisse qu’on ne distingue plus le sol. L’averse roule, avec un bruit de grêle.

Courageusement, Mouchette relève sa pauvre jupe par-dessus sa tête, et commence à courir le plus vite qu’elle peut. Malheureusement, le sol, miné par les rongeurs, s’écroule sous elle presque à chaque pas, et si elle longe le taillis, là où les racines entrelacées font le terrain plus ferme, elle reçoit en plein visage la féroce gifle des branches trempées, souples comme des verges. L’une d’elles accroche son fichu. Elle se jette en avant pour le retrouver, bute contre une souche, s’étale de tout son long. Maudit fichu ! Ce n’est pas un fichu neuf, non ! Mais il passe de l’un à l’autre selon les besoins. Même le père l’emporte parfois, roulé autour de sa tête défigurée par l’enflure lorsqu’il souffre de ses terribles rages de dents. Par quel miracle pourrait passer inaperçue la disparition d’un objet si précieux que tous ont l’habitude de voir pendu chaque jour au même clou ? Dieu ! quelle raclée dont le dos déjà lui cuit !

Le crépitement de l’averse redouble et il s’y mêle à présent l’immense chuintement du sol saturé, les brefs hoquets de l’ornière qui s’effondre et parfois, sous quelque dalle invisible, le bouillonnement de l’eau pressée par la pierre, son sanglot de cristal.

Désespérément, Mouchette va et revient au plus profond du taillis. À la fin, elle doit foncer, tête basse, droit devant elle. Sa jupe trempée colle à ses genoux : elle doit presque à chaque pas tirer des deux mains sur la tige de ses galoches embourbées. Malédiction ! Comme elle s’arrache du sol pour sauter une flaque de boue dont elle ne peut exactement calculer la largeur, le sol se referme sur l’un des souliers avec un affreux bruit de gueule qui lape. Mouchette roule au fond du fossé, fait quelques pas au hasard, se redresse étourdie, incapable de retrouver sa route, et sautille en pleurant de rage, tenant dans la main son pied nu.

De guerre lasse, elle s’assoit, ivre de froid et de fatigue. Le pis est qu’après tant de détours, elle n’espère plus s’orienter. En vain, pour mieux écouter, s’applique-t-elle à fermer les yeux. Depuis longtemps le marteau du forgeron a cessé de frapper sur l’enclume, et d’ailleurs, la tempête fait rage, les baliveaux vibrent comme des cordes. À peine entend-on parfois l’aboiement lointain d’un chien, aussitôt emporté par le vent. Ce chemin qu’elle vient d’atteindre n’est qu’un des innombrables sentiers tracés peu à peu, chaque hiver, par les vieilles femmes qui vont au bois, reviennent en traînant derrière elles leurs fagots, les énormes hottes de bois mort.

L’heure du souper est sûrement passée. Quoi qu’elle fasse, il lui faudra se coucher sa faim. Pourvu que le père soit saoul ! Et malheureusement, la chose aujourd’hui n’est pas sûre, parce que voilà plus d’une semaine que les betteraves sont rentrées, plus de travail, l’estaminet ne doit plus faire crédit, car Mme Isambart, la nouvelle cabaretière, n’est pas tendre pour les ivrognes. Reste la bouteille de genièvre mise en réserve derrière les bûches. Seulement la mère qui ne mange plus, à cause de ce mauvais mal qu’elle a dans la poitrine, prélève parfois la valeur d’un petit verre, à quoi elle substitue d’habitude une égale quantité d’eau pure. La chose passe généralement inaperçue, car l’ancien contrebandier n’use de sa propre marchandise qu’au retour de l’estaminet, alors que, selon son expression, « la goutte lui écume dans tout le corps » et qu’il n’a plus « qu’à se finir ». Tandis que ce soir…

La pensée de Mouchette ne se présente jamais, bien entendu, dans une si belle ordonnance logique. Elle reste vague, passe aisément d’un plan à l’autre. Si les misérables avaient le pouvoir d’associer entre elles les images de leur malheur, elles auraient tôt fait de l’accabler. Mais leur misère n’est pour eux qu’une infinité de misères, un déroulement de hasards malheureux. Ils ressemblent à des aveugles qui comptent de leurs doigts tremblants des pièces de monnaie dont ils ne connaissent pas l’effigie. Pour les misérables, l’idée de la misère suffit. Leur misère n’a pas de visage.

Maintenant qu’elle ne lutte pas, Mouchette retrouve cette résignation instinctive, inconsciente qui ressemble à celle des animaux. N’ayant jamais été malade, le froid qui la pénètre est à peine une souffrance, une gêne plutôt pareille à tant d’autres. Cette gêne n’a rien de menaçant, n’évoque aucune image de mort. Et d’ailleurs, la mort elle-même Mouchette y pense comme à un événement bizarre, aussi improbable, aussi inutile à prévoir que, par exemple, le gain fabuleux d’un gros lot. À son âge, mourir ou devenir une dame sont deux aventures aussi chimériques.

Elle s’est glissée, peu à peu, entre les deux troncs jumelés d’un pin adulte sans doute jadis oublié par les bûcherons. L’épais matelas d’aiguilles lui fait un lit presque sec, car l’eau s’écoule en dessous. Elle ôte son unique chaussure, arrache ses bas de laine qu’elle tord. Le vent semble venir de tous les points à la fois, et il se creuse çà et là, au plus épais du taillis cinglé par la monstrueuse averse, de véritables tourbillons où, parmi les branches rebroussées, une mince colonne de feuilles mortes monte vers le ciel, aussitôt rabattues par les trombes d’eau.

À ce bruit de pas, elle a levé les yeux sans hâte, et l’aperçoit tout de suite venant vers elle de sa marche prudente de bête nocturne. Comme tout à l’heure celle de Madame, sa longue silhouette se découpe en noir sur le fond plus clair du ciel. Les larges salopettes qui passent par-dessus sa culotte de velours lui font une espèce de jupe. Mouchette l’a reconnu tout de suite à l’odeur de son tabac de contrebande, un tabac belge parfumé à la violette et dont il apporte parfois au père une provision sous la forme d’une large brique couleur de feu, si dure qu’il faut la partager à coups de hachoir.

– Tiens, dit-il, te v’là.

Il l’a presque heurtée de ses grosses bottes qui dégagent une forte odeur de graisse et de terreau. Et aussitôt elle reçoit en plein visage le jet d’une lampe électrique.

– Fait trop sale pour tendre mes crins, je rentre.

Elle se lève avec peine, tenant toujours à la main ses bas et son unique galoche. Tout son petit corps tremble.

– M… ! tu meurs de froid, ma belle. A-t-on idée aussi par un temps pareil d’aller se mettre à l’abri dans les fonds. L’eau va monter d’ici cinq minutes, où je ne m’appelle plus de mon nom. Et qu’est-ce que t’as fait de ton autre galoche, malheureuse ?

– Per… per… due, m’sieu Arsène.

– Imbécile ! Tu reviens de l’école ? Alors, t’aurais pas pu prendre la route non ? Avec les copines ? Faut que tu n’aies pas plus d’idée qu’une poule d’eau, c’est le cas de le dire.

Il braque de nouveau la lanterne. Mouchette essaie désespérément d’enfiler ses bas trempés. Un long moment, elle reste ainsi au centre du halo lumineux, une jambe étendue, l’autre repliée, incapable de quitter son gîte où elle a fini par se rasseoir, immobile, paralysée par la lumière.

– Si tu rentres chez le père sans ton compte de galoches, gare à tes fesses ! Te rappelles-tu au moins où tu l’as perdue, nigaude ?

Mouchette lève la tête, essaie de distinguer le visage penché vers elle dans les ténèbres. La présence de ce garçon ne l’inquiète d’ailleurs pas plus que celle d’une bête familière, mais bien avant qu’elle ait formé aucune pensée, son oreille a saisi dans la voix pourtant bien connue, elle ne sait quelle imperceptible fêlure. C’est comme la brûlure d’une mèche de fouet sur ses reins ; elle est debout.

– Qu’est-ce qui te prend ? Te v’là bien vivace tout à coup. On dirait que t’a marché dans un nid de frelons. Vas-tu me dire où tu l’as laissée ta galoche, bon Dieu de bon Dieu !

La voix s’est faite plus dure, impérieuse, et Mouchette sait que le temps presse, qu’elle risque une paire de calottes. Mais quoi ! Menaces ni coups ne pourront tirer d’elle une parole, aussi longtemps que ne seront pas dénoués ses nerfs. Elle peut très bien écouter un quart d’heure sans broncher, sans même l’entendre, une mercuriale de Madame et pour un geste, un mot, elle sent venir ce que l’institutrice désigne volontiers sous le nom de crise – votre crise : « J’aurai probablement blessé mademoiselle Mouchette. » Et les camarades de rire. Mais le père dit plus simplement : « Tu fais ta tête de cochon. »

Elle recule de quelques pas obliques jusqu’au plus gros des pins, s’y adosse. Du revers de la main gauche, elle essuie son front, ses joues. Le ruban qui tient serrée sa courte natte est resté dans les ronces, lui aussi. Les mèches éparses qu’elle graisse d’huile chaque dimanche ruissellent. M. Arsène la regarde encore une longue minute. Elle ne voit pas ses yeux, mais elle entend son souffle.

– Viens-t’en, fait-il. Assez parlé ! L’eau monte.

Il marche devant, elle le suit. Les brefs éclairs de la lampe font paraître la nuit plus noire, plus traîtresse. Mouchette bute sur les souches, se blesse les pieds aux aiguilles de pin. Pour rien au monde elle n’oserait demander à M. Arsène de ralentir, car elle a au plus profond de son être cet instinct de docilité physique des femmes du peuple qui peuvent bien couvrir d’injures l’ivrogne, mais n’en trottent pas moins à son côté, règlent leur marche sur la sienne. Sa robe est un suaire de glace. Elle ne s’en soucie guère, elle a cessé de souffrir du froid, elle ne sent plus ses jambes ni son ventre, la douleur commence au creux de la poitrine – un malaise, un vide, une nausée. Son regard n’est attentif qu’au mouvement régulier des épaules de son compagnon… Halte !

Le mot parvient trop tard à ses oreilles. Elle avance, tombe sur les genoux, se relève. Ils sont au centre d’une clairière qu’elle ne connaît pas. La pluie a cessé, le vent redouble. Un ciel livide coule au-dessus de leurs têtes, avec un bruit de grandes eaux.

– Arrive ici !

Elle doit faire encore quelques pas et sa fatigue est si grande que pour grimper la légère pente où glissent ses pieds nus, elle prend, sans y songer, la main de son compagnon.

– Baisse-toi donc !

Il entre le premier dans la hutte et d’un coup de reins se débarrasse de sa musette qui fait par terre un bruit mou. Elle est pleine de lapins à peine raidis encore, au poil gluant d’eau et de sang.

– Parions que tu ne connaissais pas la hutte à Zidas, dit-il. Les meilleures cachettes sont les plus bêtes. Une sale boîte ouverte à tous les vents, personne ne se méfie de ça. L’année dernière, un peu avant l’ouverture, les gens de Boulogne sont venus avec les panneaux. On a raflé tant de perdreaux que la camionnette a dû faire deux voyages. Au retour, voilà qu’elle reste en carafe sur la route de Blangy. Les gardes ont eu vent de la chose. J’ai entassé ici pour plus de cinq mille francs de gibier. Remarque que les gendarmes ont battu la plaine en tous sens, ils ont même trouvé des caches de l’autre automne, pleines de paille pourrie, mais l’idée ne leur est seulement pas venue de fouiller la bicoque, et l’auraient-ils fouillée, vois-tu bien, qu’ils n’auraient probablement trouvé qu’un tas de fagots et une vieille veste. Parce que…

Elle s’est laissée tomber dans un coin, sur la terre nue. Ce flot de paroles l’empêche de penser, mais tous ses sens à l’affût guettent elle ne sait quoi encore, épient un péril prochain. Car sa méfiance une fois éveillée ne se rendort pas aisément. Comme les yeux lui font mal, elle abaisse dessus ses paupières. On dirait qu’elle dort.

Aucun des gestes de son hôte ne lui échappe pourtant. De ses longues mains qui restent toujours, sous la crasse, plus blanches que celles des gens du village, M. Arsène fouille le sol comme un chien, les feuilles mortes volent d’une extrémité à l’autre de la cabane. Enfin, la trappe se découvre, un simple couvercle de boîte muni d’une poignée de corde. Il se coule par l’ouverture, reparaît au bout d’un instant.

– Avale-moi ça ! fait-il d’un ton sans réplique.

L’accent brutal rassure Mouchette mieux qu’aucune parole d’amitié. D’ailleurs, elle est hors d’état de se défendre autrement que par l’immobilité, le silence. Elle commence seulement à comprendre que sa course à travers bois sous l’averse a duré longtemps, très longtemps, qu’elle y a épuisé ses forces. Elle serre convulsivement les dents sur le goulot recouvert de drap du bidon militaire qui empeste le vin aigre. L’alcool est descendu dans sa poitrine ainsi qu’un jet de plomb fondu. Dieu ! Il lui semble que sa fatigue coule le long de ses membres, fourmille à chaque articulation blessée.

M. Arsène jette un fagot dans la cheminée d’argile qu’il a grossièrement façonnée. Il a aussi jeté derrière lui son vieux paletot de cuir et sa chemise de laine. La flamme éclate tout à coup dans la fumée, fait luire son torse nu, couleur de cuivre.

– Chauffe-toi, dit-il. J’aurais mes raisons de filer d’ici, mais quoi ! Mieux vaut laisser passer le gros du mauvais temps. C’est un cyclone, ma fille – un « cyclone » qu’on appelle. Voilà plus de vingt ans que j’ai vu le pareil, ou pire. À cette époque-là, je n’allais point à l’école, j’étais mignard. La chose s’est passée d’abord en mer, au large, à des milles et des milles de nous, et elle est venue en suivant la côte des Anglais. À Boulogne, le ciel était si noir que les bourgeois sortaient dans la rue. Il s’est fait un grand silence, puis la mer, du côté du nord-ouest, figure-toi, la mer s’est mise à bouillir. Oui, tu aurais dit l’eau d’une casserole lorsqu’elle commence à chanter. Mais on n’entendait rien encore. On n’a même pas entendu grand-chose. On a seulement vu soudain les bâtiments de la douane entourés d’une vapeur, – pas une fumée, comprends bien – une vapeur. À croire que l’air bouillait, lui aussi. Et voilà que le toit des docks s’est soulevé lentement, lentement. De loin, ça ressemblait à une bête qui se gonfle, un dragon. Puis, la voilà encore, cette sacrée toiture, qui bat comme une voile, et monte dans le ciel, avec la charpente, vrac ! Nous regardions, tu penses, nous – les gosses ! Quand le cyclone a passé sur la ville, la terre a tremblé. Mais dans ce cas-là tu ne sens pas la force du vent : elle aspire, tu es dans le vide. Tu n’entendrais même rien du tout, n’était les briques des faîtes, les ardoises qui pètent de toutes parts, un vrai feu de salve. La ville et la mer fumaient ensemble.

L’expérience de Mouchette ne s’y trompe pas : le bel Arsène est ivre. Seulement son ivresse ne ressemble guère à celle du père. Personne ne l’a d’ailleurs jamais vu tituber au mitan de la route, ou raser les murs, à la manière d’une bête blessée qui rentre au gîte. « C’est des manières de paillasses, dit-il avec dédain, des guignols qui ne portent pas la goutte, et se font accroire à eux-mêmes qu’ils sont saouls. Il se vante volontiers de ne pas appartenir aux gens d’ici, d’être né à Boulogne par hasard d’une maman bretonne et d’un père inconnu. D’ordinaire, l’alcool le rend plutôt silencieux. Ou alors, il parle comme ce soir d’une voix égale, presque basse, avec une flamme bizarre dans les yeux, et quand il commence à raconter ses histoires de mer – il a servi dans la marine – gare à qui rigole ! On le voit soudain se dandiner sur ses jambes, signe infaillible d’une de ces colères que tous redoutent parce qu’elles ne ressemblent pas aux leurs, gardent à leurs yeux quelque chose d’inexplicable.

–Écoute, dit-il, le voilà… Le voilà, qui prend la plaine de biais. Dans cinq minutes il fera mauvais sur les hauteurs. Si tu mettais ton oreille à terre, tu l’entendrais galoper. Du temps comme ça, parole d’honneur, ça vous fouette le sang, c’est des temps d’homme.

D’une main il lève la bouteille avec une moue gourmande des lèvres qui le fait ressembler à un petit garçon.

– Vous allez vous saouler, monsieur Arsène, dit Mouchette d’une voix tranquille.

– Faut que je me saoule ce soir, dit-il, faut que je sois ras-bord, vois-tu. J’ai des ennuis.

Sa longue main glisse vers l’épaule de Mouchette, effleure son dos, ses flancs d’une maladroite caresse.

– Te voilà sèche, petite, tant mieux. Avec un vent pareil, il suffirait d’un rien pour foutre la braise aux quatre coins de la cabane, on flamberait ici dedans comme des rats. Tu ne te doutes pas que t’as les fesses juste au-dessus de ma provision de cartouches. Hein, ma belle, quel saut !

Visiblement, il s’efforce de rire. Mouchette voudrait répondre, par politesse, mais un instinct beaucoup plus fort que sa volonté lui impose le silence. D’ailleurs, la chaleur de l’alcool se dissipe peu à peu, ses paupières sont lourdes, elle dormirait volontiers.

– T’as pas beaucoup de conversation, fait-il, mais pour une fille ça n’est pas malgracieux, au contraire.

Il a pris dans la poche de sa veste pendue au mur un énorme oignon d’argent.

– À quelle heure t’es sortie de classe ?

– Je ne sais point, répond Mouchette méfiante. Peut-être ben six heures et demie. J’ai quitté avant les autres.

– Seule ?

– Bien sûr.

– Personne ne t’a vue ?

– Est-ce que je peux savoir ? Pourquoi me demandez-vous ça, monsieur Arsène ? Le nez du garçon s’est froncé comme celui d’un chat. Elle hausse les épaules, mais imperceptiblement, pour elle seule. Certes, les innombrables volées qu’elle a reçues n’ont pas asservi son cœur, mais elles lui ont enseigné, avec la prudence, un tranquille et sournois mépris des colères d’homme.

– J’ai sauté la haie, monsieur Arsène.

– Et t’as voulu rentrer par les pâtures ?

– Oui.

– Hé bien, retiens ce que je vais te dire. T’es pas revenue par les pâtures. T’es revenue par la route de Linières, comme de juste, à cause du mauvais temps. Et t’aurais même été jusqu’à Linières, probable, pour acheter des billes.

– Des billes ? Avec quoi ? J’ai pas le sou, monsieur Arsène.

– En voilà, des sous. Tu raconteras que tu les as trouvés. Donc, t’allais jusqu’au village, et tu t’es arrêtée au coin de la Palud, rapport au temps qui devenait franchement mauvais.

– Bon, bon, monsieur Arsène, j’ai compris.

Elle a glissé les sous dans la poche de son tablier, elle les échauffe entre ses doigts. Jamais elle n’en a possédé autant. Ils sont doux à caresser comme de la peau. M. Arsène n’insiste pas.

– Tu t’es donc arrêtée au carrefour. Tu m’as vu sortir de l’estaminet Duplouy. Duplouy est un copain. Je t’ai dit que je rentrais de Bassompierre, que j’avais relevé des collets.

– Des collets ? Faudra parler des collets même aux gendarmes ?

– Regardez-moi ça, la futée !

Il achève de vider la bouteille, se rince la bouche avec la dernière gorgée qu’il souffle en pluie sur les cendres rouges.

– Mieux vaut s’accuser d’avoir volé un œuf à la ducasse de Bragelonne qu’un bœuf à la foire de Saint-Vaast.

Mouchette regarde danser sur les braises les flammes de l’alcool, pareilles à des mouches bleues. Tout son petit visage exprime maintenant la résignation et la ruse. Que de fois déjà elle a dû mentir aux gens de la douane ! Jadis, le père faisait la fraude. Ils habitaient alors bien loin d’ici, du côté de Berbloocke, à la lisière de ces marais si dangereux qu’on ne peut les passer de nuit que derrière un chien des Flandres, expert à flairer sous la croûte durcie la boue gluante qui en dix minutes, pouce après pouce, aspire un homme. Elle était si petite en ce temps-là. Aujourd’hui, sans doute, elle saurait mieux mentir. Chaque mot qu’elle vient d’entendre est déjà inscrit dans sa tête, à la place qu’il faut. M. Arsène va et vient. L’étroitesse de la cabane ne le gêne nullement : il y est aussi à l’aise qu’une de ces bêtes fauves, dans leur cage, telles qu’elle les a vues par la fente des planches à la ménagerie Belloc.

– Tu n’es pas une fille comme les autres, tu es une bonne fille, dit-il tout à coup. Je m’en vas te chercher ton soulier. Possible que nous ayons encore de la route à faire.

Il s’arrête un instant sur le seuil de la porte, et aussitôt l’eau ruisselle sur son dos nu qu’éclaire vaguement le reflet du foyer presque mort.

Elle reste seule. Ses vêtements sont secs, elle n’entend plus sonner ses tempes et la faim lui semble une sorte de prolongement du bien-être physique, un assoupissement délicieux. Chacun de ses sens paraît dormir, sauf celui de l’ouïe. Elle n’a pas besoin de prêter l’oreille pour distinguer entre eux les mille bruits du dehors, les derniers sifflements du vent sur les cimes, l’égouttement de la pluie et parfois l’écroulement d’une branche morte, brisée par l’ouragan, et qui écrase lentement les taillis avant de venir s’enfoncer dans le sol boueux qui ne la rendra plus. Soudain, sa main qui jouait avec les cendres tièdes s’est resserrée d’un mouvement convulsif, et presque en même temps elle s’est levée sur les genoux. Elle vient d’entendre deux détonations nettement détachées, bien qu’assourdies par la distance.

Machinalement, elle a levé les yeux sur la carabine de M. Arsène, toujours pendue à son clou. D’ailleurs, M. Arsène ne pourrait être si loin encore. Sans doute quelque braconnier réfugié dans une cachette et qui décharge en rentrant son fusil ? Mais les deux coups ont été séparés par un intervalle si long, si insolite, qu’il est bien difficile de croire au doublé d’un chasseur…

Et de nouveau, Mouchette pense aux nuits de son enfance, à la maison d’argile sur les bords de la plaine infinie. Plus d’un contrebandier, cherchant à tâtons l’étroite chaussée perdue, tirait ainsi quelques cartouches, suprême appel aux camarades. eux-mêmes dispersés dans les ténèbres et dont les coups de sifflet ressemblaient aux cris de certains oiseaux des marais. Les détonations, espacées comme celles-ci, et qu’aucun écho ne répercutait, portaient à des distances prodigieuses ; l’air lourd, visqueux, imprégné de cette buée grasse qui sort des tourbières, transmettait la vibration aussi fidèlement qu’une eau profonde. Car Mouchette entendait rarement les coups de fusil : c’était le tremblement des vitres qui la réveillait brusquement, la faisait se dresser sur son misérable matelas de chiffons.

M. Arsène est rentré très vite. Il a jeté à terre le soulier retrouvé, tout trempé.

– Je me doutais bien que l’eau se chargerait de l’apporter en contre-bas. Dieu sait ce qu’elle a charrié. Il y a même un lapin mort, les reins cassés par les pierres. Et des tourbillons à croire que les jambes vont nous manquer. Ça siffle et ça mousse comme de la bière.

Elle sent sur elle son regard, un regard lourd.

– T’as entendu ?

Une autre détonation, rien qu’une. Ils attendent vainement la seconde, retenant leur souffle.

– Vermine ! murmure-t-il entre ses dents.

Il ramasse à terre la bouteille vide, la flaire, puis la jette furieusement contre le mur où elle éclate.

– Si j’avais encore un demi-setier de genièvre, j’y retournerais. Oui, j’y retournerais, parole d’honneur.

De nouveau, son regard rencontre celui de Mouchette, marque une hésitation redoutable. L’enfant le soutient sans broncher.

– Tu es une futée, dit-il enfin. Futée comme une perdrix ! On va jeter dehors ce qui reste de feu, et remettre tout en ordre ici dedans. Mais d’abord…

Il s’accroupit devant l’âtre, lève la main gauche à la hauteur de son visage, l’examine en sifflotant.

– Approche, fillette. Prends la lampe électrique dans la poche de mon cuir, et tâche de la braquer bien droit, sans trembler, comme une vraie fille de fraudeur. Si tu te sens près de tomber faible, t’auras qu’à fermer les yeux.

La face externe de la main porte une blessure d’une forme étrange, que la pluie a si lavée qu’elle est maintenant à vif, cernée d’une ecchymose bleue. Les doigts sont gonflés.

– Une morsure, dit-il, une sale morsure.

De l’autre main, il écarte avec soin les dernières braises, en choisit une sur laquelle il souffle.

– Et maintenant, éclaire-moi.

Il entortille son poignet d’un chiffon, serre tant qu’il peut. Les doigts sont violets maintenant, et la blessure se dessine en relief, avec une extraordinaire netteté. Elle est mâchurée, certes, mais on voit très bien la marque des dents. Pas des dents de renard ou de blaireau, sûr !

Du bout de ses doigts trempés de salive, il saisit la braise écarlate. Elle a juste la dimension de la blessure. Il la pose délicatement sans hâte, souffle encore. La chair grésille horriblement. Mais ce n’est pas la braise que regarde Mouchette. Elle fixe le visage que le reflet du halo lumineux sur le mur fait à peine émerger de l’ombre. Il a perdu son expression canaille et, tout tendu vers une image mystérieuse, semble moins l’affronter que se recueillir. Un instant le cou – presque aussi long et flexible que celui d’une femme, avec des reflets soyeux – se gonfle, et une grosse veine noire y paraît. Mais si les lèvres tremblent, elles n’articulent aucun son. Dieu ! Voilà des années que la fille de l’ancien contrebandier se sent étrangère parmi les gens de ce village détesté, noirs et poilus comme des boucs, précocement bouffis de mauvaise graisse, les nerfs empoisonnés de café – de ce café dont ils s’imbibent toute l’année, au fond de leurs estaminets puants, et qui finit par donner sa couleur à leur peau.

Le mépris est un sentiment qu’elle connaît mal, parce qu’elle l’imagine naïvement hors de sa portée, elle n’y pense guère plus qu’à ces autres biens, plus matériels, réservés aux riches, aux puissants. On l’étonnerait beaucoup, par exemple, en lui révélant qu’elle méprise Madame, elle se croit seulement révoltée contre un ordre que l’institutrice incarne. « Vous êtes une mauvaise nature ! » s’écrie parfois Madame. Elle n’y contredit pas. Elle n’en éprouve pas plus de honte que de ses vêtements troués, car depuis longtemps sa coquetterie est justement de défier par une insouciance sauvage le jugement dédaigneux de ses compagnes et les moqueries des garçons. Que de fois, le dimanche matin, lorsque la mère l’envoie au village chercher la provision de lard pour la semaine, elle a fait exprès de marcher dans les ornières afin d’arriver toute crottée sur la place, à l’heure où les gens sortent de la messe… Et voilà que brusquement…

Il souffle encore sur le morceau de braise, puis le laisse glisser à ses pieds. Leurs deux regards se croisent. Elle voudrait bien faire passer dans le sien ce sentiment dont elle ne sent que la violence, ainsi que le palais, au contact d’un jeune alcool trop vert, n’éprouve que la brûlure. À cette violence, elle ne saurait donner un nom. Qu’a-t-elle en effet de commun avec ce que les gens appellent l’amour, et les gestes qu’elle sait ? Elle ne peut que continuer à diriger tout droit, sans trembler, le jet de la lampe sur la main blessée.

– Ouvre la porte, commande-t-il. Je m’en vas jeter les cendres. Pour qui que ce soit, nous n’avons pas mis les pieds ici aujourd’hui, comprends-tu ? Pour personne, pas même pour ton père. Maintenant, je passe devant. Suis-moi.

Le cuir de ses chaussures trop larges la fait horriblement souffrir, mais elle est trop occupée à ne pas perdre de vue son compagnon. La nuit, d’ailleurs, n’est pas très noire. Comme ils quittent sans cesse les chemins pour couper au plus court dans le taillis, Mouchette cherche vainement à s’orienter. Bientôt elle n’y songe plus. Elle est très surprise de se retrouver tout à coup sur la grand-route, juste devant l’estaminet de M. Duplouy. Les volets de la maisonnette sont clos, ne laissent filtrer aucune lumière. Il doit être très tard, sûrement.

M. Arsène entre dans la cour, frappe à une porte basse qui s’ouvre sans bruit. Il parle un moment, si vite qu’elle ne peut saisir aucun mot. Lorsqu’il revient vers elle, il a un singulier sourire, qui serre le cœur.

– Écoute, dit-il, ce gars-là n’est pas ce que j’avais cru, n’importe. On s’arrangera sans lui, j’ai mon plan, tout saoul que je suis. Nous allons encore faire un bout de chemin. Si t’es rendue, je te porterai sur mes épaules.

Il lui parle maintenant comme à une égale. Oh ! non ! elle n’est pas fatiguée, elle n’a pas peur, elle pourrait très bien marcher toute la nuit, qu’il ne se mette donc pas en peine !… Ce sont là des phrases qu’elle prononce au dedans d’elle, une voix si douce ! Mais elle ne réussit qu’à secouer la tête, d’un air bougon.

Ils s’arrêtent devant une autre cabane, que Mouchette connaît bien. On l’appelle le « Rendez-Vous ». Au printemps, les bûcherons y rangent leurs outils. Elle est vide. La porte cède au premier coup de pied.

– Une chance que j’y sois venu avant-hier, dit M. Arsène. Il y a du bois sec et de la bougie. On va faire flambée sur flambée. Au matin, je veux qu’il y ait ici dedans un tas de cendres, de quoi remplir une brouette, je dirai que j’y ai passé la journée, au sec.

Ils s’assoient de chaque côté de l’âtre et Mouchette tient les yeux fixés sur ses galoches. La réflexion lui est si peu familière qu’elle n’a aucune conscience de l’effort qu’elle fait pour comprendre. S’il lui arrive de s’échapper souvent d’elle-même, grâce au rêve, elle a perdu depuis longtemps le secret de ces routes mystérieuses par lesquelles on rentre en soi. Il lui semble seulement que tout le feu de sa vie, toute sa vie, est maintenant concentrée au même point, au même point douloureux de sa petite poitrine, qu’elle y prend peu à peu la dureté, l’inflexible éclat du diamant. Oui, du diamant, d’une de ces pierres magiques dont Madame affirme qu’elles se rencontrent, enfermées là depuis des siècles, au cœur noir d’un bloc de charbon. Elle n’ose regarder M. Arsène. Mais ce qu’elle redoute le plus, c’est de l’entendre. Une parole de lui, dans ce silence, la briserait sûrement comme verre.

– Écoute, petite, commence-t-il tout à coup, voilà que je t’en ai dit trop ou trop peu, faut que j’aille à présent jusqu’au bout. D’ailleurs, t’auras pas fait demain dix pas hors de ta maison que t’entendras raconter des contes. Je connais les gens. Ils ne feraient pas de mal à une mouche, mais ils ne peuvent pas voir une flaque de sang qu’ils n’y mettent aussitôt la langue. N’importe ! Ça n’est pas une chose ordinaire de se fier à une fille, et surtout à une fille de ton âge – une gamine autant dire. Enfin, tâche de lever le nez, de me regarder en face, bien en face, comme un homme.

Elle essaie, courageusement. Mais chaque fois qu’il rencontre celui de M. Arsène, son regard glisse malgré elle, s’échappe. Elle n’en est pas maîtresse : on dirait une goutte d’huile sur une toile cirée. Péniblement, elle arrive à l’arrêter sur l’échancrure de la chemise, juste à la place où la peau brune s’éclaircit, marquée d’un signe noir.

– C’est malheureux, fait-il en haussant les épaules. Si jeunes que vous soyez, vous autres femmes, vous ne pouvez pas vous passer de grimacer. Enfin, regarde-moi ou ne me regarde pas, fais à ta mode. N’empêche que tu aurais tort de croire que j’agis sans réflexion. J’ai beau être fameusement saoul, je garde ma tête. Hé bien, veux-tu savoir pourquoi j’ai de l’estime pour toi ? Depuis que je t’ai vue rossée par ton père, le soir de la ducasse de Saint-Venant, tu te souviens ? Il te cinglait le derrière avec la baguette de son fusil, et t’arrêtais pas de tourner sur tes petits pieds pour lui faire face, il a fini par t’envoyer sa main dans la figure. Et tu as été tranquillement t’asseoir au coin de la fenêtre, en secouant ta robe, avec des yeux aussi secs que l’étoupe de mon briquet. Oh ! tu penses, j’ai reçu plus d’une raclée quand j’étais jeune, mais toi, vrai, tu m’as fait honte. On t’aurait prise pour… pour une…

Il chercha longtemps le mot, ne le trouva pas, acheva la phrase en sifflotant. Son visage était soudain devenu de pierre.

– Je crois que j’ai tué un homme, dit-il. Ou il n’en vaut maintenant guère mieux, sûr !

Elle n’a pas bougé. Elle a poussé un profond soupir, puis un autre. On croirait qu’elle bâille. Il pense qu’elle n’a pas entendu.

– C’est le garde Mathieu, fait-elle après un silence.

– Juste ! Pourquoi que tu le nommes ?

– Parce que je l’ai vu passer devant chez nous ce matin. Père a remarqué qu’il avait sa couverture de caoutchouc en bandoulière. « Mathieu va rester la nuit dehors, qu’il a dit, faudra bien que le gars Arsène ouvre l’œil. »

– C’était une mauvaise parole. Il en court de pareilles depuis des semaines. Mathieu ne peut pas seulement mettre son nez à la fenêtre qu’on ne dise : « Cette fois, Arsène ne s’en tirera pas, Mathieu va l’avoir. » Hé bien, quoi, c’est moi qui l’ai eu.

Il prononce les derniers mots avec un accent de regret. L’aveu qu’il vient de faire a détendu son visage dur, et le regard semble chercher dans le vide d’anciennes images, presque oubliées.

– Faut croire que ce sacré cyclone m’avait retourné les nerfs. Je le sentais venir. C’est comme si l’air devenait visqueux, il vous colle à la peau. Et lourd ! J’étais en train de déterrer un de mes pièges, tout près de l’enclos Camille, un beau piège à ressort que j’ai payé trente pistoles. Avec des fortes pluies, on ne sait jamais. Mon piège aurait pu être entraîné jusqu’à Saint-Vaast, d’autant que je ne l’enchaîne plus. « Qu’est-ce que tu fais donc là, gars Arsène ? qu’il me demande. Ça te plairait de faire un tour de l’autre côté de la mare aux harengs ? T’es relégable. » Il disait ça parce que j’avais, en me retournant, mis la main à la poche de mon pantalon. J’ai retourné ma poche. Il y avait dedans ma blague et ma pipe. « Écoutez, que je lui dis, je ne suis pas un idiot. À quoi que ça me servirait de vous faire du mal. Je devrais avoir votre peau, et ça n’est pas la Guyane que je risquerais, mais Deibler. Enfin, si ce bibelot vous plaît, vous pouvez le prendre. » Je voyais que, depuis un moment, il louchait dessus. « Bon ! » qu’il me répond sans se faire trop prier. Je lui tourne le dos, il me rappelle. « Ne te crois pas quitte pour si peu, Arsène mon gars. Voilà trop longtemps que tu nous empêches de dormir. T’es bien fier parce que t’as derrière toi les gros entrepreneurs de braconne d’Arras ou de Boulogne, des malins, des vrais gangsters. Mais il ne manque pas de débrouillards dans ton genre : un de perdu, pour eux, dix de retrouvés. Faudra que tu tombes tôt ou tard, à moins que tu ne files d’ici. – Comptez pas là-dessus, monsieur Mathieu, que je lui ai fait. »

Je lui trouvais un drôle d’air. J’ai commencé à comprendre qu’il était saoul, lui aussi. Ça ne se voyait qu’à ses joues creuses, et à ses prunelles qui sautaient à petits coups lorsqu’il essayait de me fixer. Bref, ce n’était plus un domestique que j’avais devant moi, c’était un homme qui me cherchait. Un moment, lui et moi nous sommes restés face à face, sans cligner des paupières, je te dis. Dans ces moments-là, j’aimerais autant foutre le camp, mais je suis comme lié par les jambes, les oreilles me bourdonnent, j’écoute monter ma colère.

« Quand ça me démange entre les épaules, je sais qu’il faut que je fonce, ou mon cœur risquerait d’éclater, je tomberais faible. Remarque bien que la chose m’est arrivée plus d’une fois. Les bonnes gens appellent ça le haut-mal, l’épilepsie.

Bref, j’avais déjà fait plus de dix pas, je me suis arrêté. L’autre rigolait, j’ai marche dessus. Heureusement, la pluie s’est mise à tomber, et dure ! T’aurais dit du plomb fondu. On se trouvait dans le petit taillis de trois ans, guère plus à l’abri qu’en plaine. Le froid nous a saisis, malgré tout. On a donc marché d’accord vers un bouquet de vieux pins, pas loin de la cabane à Duponchel. Peut-être que l’eau nous avait dégrisés ? Je crois pas. Des gars tels que nous, jusqu’à un certain point, c’est plus prudents, une fois saouls. Ce point dépassé, vogue la galère !

« Seulement, ni lui ni moi ne voulions avoir l’air de céder. T’as déjà vu des chiens qui s’empoignent au milieu de la route. Passe un camion, ils filent pour aller régler leur affaire plus loin, ils s’en vont épaule contre épaule, se surveillent du coin de l’œil. Nous de même. Mais sous le couvert, au sec, l’idée m’est revenue de ce qui m’attendait, si je faisais la bête. Le vent venait tout roulant du côté de la mer, le sol tremblait sous nous. « Écoute, Arsène, qu’il me dit en tordant sa bouche de travers, puisque l’occasion se présente, tu ferais mieux de laisser Louisa tranquille, un bon conseil que je te donne. J’aime pas qu’on se mette en travers de moi, question de femmes. – Vous faites un drôle de garde assermenté, que je lui réponds. C’est-il des manières de provoquer un homme, lorsqu’on a au bout de sa langue de quoi « le faire envoyer au bagne ? »

« Nous nous sommes roulés à terre comme deux sauvages. La grosse veste de velours qu’il avait me gênait pour l’empoigner au cou. Il a fermé ses dents sur ma main, happ ! Une sacrée gueulée. J’avais beau lui cogner la tête par terre, le sol est trop mou, il ne voulait pas lâcher. La pente nous a entraînés peu à peu, toujours luttant, et nous nous sommes retrouvés dans le fossé, avec de l’eau jusqu’au ventre. Nous voilà tous les deux bien sots, tu penses ! On s’est sorti de là comme on a pu. j’ai tâté mon bidon plein d’eau-de-vie, le bouchon avait sauté ! La crainte m’a pris de perdre la marchandise. « Autant la mettre à l’abri dans mon ventre », que je me suis dit… Seulement, un litre, dame ! lorsqu’on a déjà son compte ! J’ai dû m’arrêter de biberonner, à bout de souffle. Les yeux me sortaient de la tête, ils me faisaient l’effet de deux billes de verre.

« Lui me regardait toujours drôlement, pâle comme une serviette, et claquant des mandibules. Il était plus trempé que moi, vu que j’étais tombé dessus. Je lui ai tendu le bidon, et pour un bon moment, nous sommes redevenus copains. C’était le fort du cyclone, et même à l’abri du bosquet de pins, on devait des fois se tenir par le bras, pour faire tête au vent. Bref, nous avons fini le litre, assis sur une grosse souche, avec la fameuse couverture pendue aux branches, qui pissait l’eau comme une gouttière. On ne s’en apercevait même pas. La gorge nous faisait mal de gueuler, le vent prenait chaque parole sur les lèvres, vlan ! tu aurais cru un coup de poing. Et voilà que Mathieu… »

Il s’arrêta brusquement, porta la main à sa gorge et resta ainsi quelques secondes, les traits figés dans une espèce de recherche stupide et sans espoir. Puis son visage s’éclaira peu à peu, bien qu’il restât marqué d’une angoisse dont il avait sans doute perdu conscience. Car, après un silence qui parut à Mouchette interminable, il reprit tranquillement, de l’air d’un homme qui vient de vaincre une légère hésitation de la mémoire, et se résigne à ne recouvrer qu’une part des faits oubliés.

– Cela m’arrive, parfois. (Il passait convulsivement ses mains sur son visage, comme pour en écarter une mouche invisible.) Le docteur appelle cela des « absences ». Il resta de nouveau silencieux, s’efforçant de sourire. Son regard avait une expression bizarre. Mouchette remarqua qu’une des prunelles était imperceptiblement déviée vers le haut.

– Ça te paraît drôle ? dit-il. Que veux-tu ? C’est probablement ce sacré genièvre qui me travaille ? N’aie crainte ! La chose me reviendra. Remarque que le gros de la chose m’est présent, ce sont les détails qui me manquent. Ou plutôt, ils sont tous là, mais pas moyen de les démêler. On croirait un écheveau de ficelle.

Accroupie sur ses talons, les bras écartés du corps, ses mains posées à terre, le buste incliné en avant, Mouchette ressemblait à un jeune chat à l’affût.

– Qu’est-ce que tu veux demander aux hommes saouls ? On va, on vient, et il ne reste plus après dans la cervelle qu’une image ou deux, nettes comme des photographies. Bref, tel que je te vois, je me vois tenant le piège par le ressort, un ressort long d’un demi-pied, vlan ! Par deux fois sur son crâne. Un bibelot de douze livres, dame ! Il a donc plongé en avant, et il s’est mis à tricoter des jambes, d’abord très vite, puis lentement, et à la fin il n’a plus bougé, le nez dans l’ornière, qu’est devenue rouge. Pour ce qui s’est passé auparavant, je l’ignore. Après ?… Ben, après, ma fille, je crois que je suis resté là, pas fier, debout, sans oser le retourner. Même si le coup ne lui avait point fendu le crâne, l’eau devait finir par l’étouffer. Mais quoi ! un gars qui a son compte, tu peux bien t’en rapporter à moi, c’est facile à reconnaître. Il a gigoté des jambes, que je te dis, comme un lièvre tiré en tête. Alors…

Il passa à nouveau la main sur son front.

– N’empêche que tout à l’heure, en entendant ces coups de fusil, j’ai pensé : Il n’est pas mort, il tire pour appeler son copain. » Par un temps pareil, qui diable pourrait bien s’amuser à tenir l’affût ? Le gibier est tapi au sec. D’ailleurs, j’ai bien reconnu son pétard : un gros douze anglais très court, chargé de poudre M qui foire toujours un peu quand le temps est humide…

Il avait beau parler maintenant avec beaucoup de calme, la fille n’était pas dupe. Elle épiait ardemment ce visage pourtant connu, il lui semblait qu’elle le voyait pour la première fois. Ou mieux encore, que c’était là le premier visage humain qu’elle eût réellement regardé, absorbée dans une attention si forte et si tendre qu’elle était comme une effusion de sa propre vie. Elle ne songeait pas à le trouver beau. Il était seulement fait pour elle, il tenait aussi à l’aise dans son regard que le manche de son vieux couteau dans sa paume – ce couteau trouvé un soir sur la route, et qui était l’unique chose qu’elle possédât en ce monde, ne l’ayant montré à personne. Elle eût bien désiré poser la main sur ce visage, mais la couleur dorée, aussi chaude que celle du pain, la rendait assez heureuse.

Certes, ce n’est pas un beau visage. Ceux des acteurs de cinéma, qu’elle a vus parfois dans les journaux, appartiennent à des hommes trop différents d’elle, qu’elle ne connaîtra jamais, qui ne lui inspirent qu’un mépris mêlé d’envie. Au lieu que celui-ci est un visage fraternel, un visage complice. Il lui est devenu tout â coup, en un éclair, aussi familier que le sien. Le plaisir qu’elle trouve à le contempler ne vient pas de lui, mais d’elle, du plus profond de son être, où il était caché, attendant de naître, ainsi que le grain de blé sous la neige. Et ce plaisir ne dépend ni du lieu ni de l’heure, rien n’en saurait altérer la puissante et suave essence. Un instant aboli, il renaîtrait de lui-même, selon un rythme aussi naturel, aussi régulier que celui du sommeil ou de l’appétit.

Mon Dieu, sans doute, il lui est arrivé de penser à l’amour, mais pour surmonter une révolte physique dont elle n’est jamais maîtresse, et qui d’ailleurs en secret lui fait honte, elle doit s’efforcer d’imaginer des êtres aussi différents que possible de ceux qui l’entourent, et son imagination se lasse vite. Tandis qu’à cette minute le visage qu’elle tient si précieusement tout entier dans son regard, avec une sollicitude farouche, la laisse aussi tranquille, aussi rassurée que l’image même du sien lorsqu’il lui arrive de le rencontrer dans l’unique glace de la maison. Oui – il était cela précisément – un double mystérieux de son propre visage, mais plus cher mille fois. Car certains jours, sans avoir besoin d’aucun miroir – lorsque, par exemple, les railleries de Madame, frappant au hasard, trouvent tout à coup le point douloureux, quand elle sent monter à ses joues la rougeur inexorable et ce frémissement du menton qui annonce et précède le sanglot – elle déteste sa figure, elle la méprise. Au lieu que le visage de M. Arsène ne lui sera jamais odieux ni ridicule.

Même ce rictus hagard de l’ivresse qu’elle hait tant sur la face de son père et qu’elle retrouve, hélas ! sur celle de son ami, ne lui inspire qu’une espèce de compassion tendre, et un autre sentiment qu’elle ne connaît pas du tout – car les gosses lui font horreur – d’humilité protectrice, d’inaltérable patience, d’une patience plus forte que tous les dégoûts – l’instinct maternel frais éclos dans sa conscience, aussi fragile qu’une rose de mai.

– Monsieur Arsène, dit-elle, si vraiment le garde n’est pas mort, à quoi bon raconter que je vous ai vu devant l’estaminet ? Faudrait bien trouver autre chose. Il est debout contre le mur, les mains croisées derrière son dos, et il la regarde de haut en bas, la tête penchée. D’énormes gouttes de sueur perlent à la racine de ses cheveux, coulent une à une sur sa poitrine nue.

– Ben, après ? fait-il d’une voix pâteuse. S’il peut, sûr qu’il parlera. Il dira oui, je dirai non, ça impressionne les journalistes. Moi ou un autre, manque pas dans le pays de gars capables de lui régler son compte, et si tu reçois un bon coup sur la nuque, t’as généralement pas le temps de te retourner.

– C’est que, voyez-vous, monsieur Arsène, au cas que je puisse vous rendre service, faudrait tâcher de vous rappeler…

– Me rappeler… me rappeler… T’en veux trop savoir, fillette. J’ai la tête pis qu’un nid de bourdons.

Les yeux gris s’enflamment de colère, puis s’éteignent presque aussitôt. Le temps d’un éclair, même, Mouchette y croit distinguer une imploration vague, un appel douloureux.

– Qu’est-ce que tu attends que je te dise ? Il était là, oui, le nez dans l’ornière, avec la pluie qui gicle partout, l’eau qui gargouille. Je l’ai vu aussi tricoter des jambes, c’est vrai.

Les joues livides prennent une sinistre couleur grise, et sa prunelle droite disparaît presque sous la paupière. Mais ce qui effraie encore plus Mouchette, c’est la bouche légèrement tordue, ce rien d’écume au coin des lèvres, devenues aussi grises que les joues. Elle s’est levée en chancelant. M. Arsène ne semble pas la voir. Pour poser la main sur le bras qu’il a replié contre la poitrine dans un énigmatique geste de défense, elle doit faire un grand effort, qui la laisse toute tremblante, la langue si sèche, si râpeuse qu’elle a peine à articuler un mot.

– Je dirai… que… j’étais cachée dans… le bois… que je vous ai vus… que le garde vous a… Écoutez-moi, monsieur Arsène, je vous en supplie ! Dois-je dire aussi qu’il était ivre ? Vous pouvez vous fier à moi. Je les déteste, je leur tiendrai tête à tous.

Il se détache lentement du mur, avance vers le fond de la cabane, les jambes raides, de quelques pas incertains. Il a l’air d’un enfant qui vient de se jeter au bas du lit, encore lourd du rêve inachevé.

– Petite, bégaye-t-il, j’y vois plus guère, voilà ma nuque qui se prend, sûr que je vais avoir ma crise. T’impressionne pas. Aie soin seulement que je ne cogne pas ma tête au mur.

Il est tombé tout d’une pièce, terriblement, comme un arbre. Elle a entendu sonner son menton sur la terre… Comment peut-on s’abattre ainsi sans se tuer ? Puis elle a vu se creuser ses reins, il s’est retourné face au plafond, les yeux blancs, le nez pincé, plus blême que le reste de la figure. Et puis, voilà qu’il s’est raidi de nouveau, appuyé au sol de la nuque et des talons, avec un soupir étrange comme d’un soufflet crevé. La large poitrine, immobilisée dans le spasme, se dilate lentement, si fort que les côtes ont l’air de crever la peau. Il reste ainsi un moment, jusqu’à ce que de sa bouche tordue sorte un flot d’alcool, mêlé d’écume. Aussitôt ses traits s’apaisent, et, dans le calme retrouvé, gardent une telle expression de souffrance et d’étonnement qu’il ressemble à un enfant mort.

Mouchette s’est accroupie auprès de lui, à la hauteur de ses épaules. Que faire ? Elle n’a jamais vu de cadavre ainsi étendu, à même la terre nue, un mort sans lit, sans suaire, sans buis bénit dans la soucoupe de faïence, et le marmottement des vieilles femmes, des veilleuses funèbres, aussi affairées autour d’un cadavre qu’auprès d’une mère en couches. D’ailleurs, elle ne se sent capable de rien, la fatalité de ces événements incompréhensibles l’accable. Elle essaie vainement de les rassembler dans sa mémoire, ils s’y confondent en un désordre inextricable, capable d’engendrer l’épouvante si le sentiment qui l’attache ici n’était beaucoup plus fort que la peur. Elle a osé glisser une main entre la nuque du mort et le sol de terre battue.

Comme cette tête est légère ! La moindre pression du doigt la fait tressaillir, l’incline à droite ou à gauche. Elle la presse le plus doucement qu’elle peut entre ses paumes, la soulève délicatement. Les paupières sont closes maintenant, la bouche esquisse une espèce de sourire. Elle l’essuie d’un coin de son tablier. Il lui semble qu’au-dedans d’elle, sa vie sourit du même sourire. Elle ne souhaite rien. Si l’idée lui était venue alors de poser ses lèvres sur le front qu’elle effleure de ses mèches en désordre, elle l’eût fait. Mais elle n’y pense nullement. Son désir est comme chaleur même de son corps vivant, répandu à travers ses veines, et ne se fixe en aucune image précise. Elle tient cette tête chérie ainsi qu’elle tiendrait n’importe quelle chose précieuse, avec la seule crainte de la perdre ou de la briser. Elle n’ose même pas la poser sur ses genoux.

Et tout à coup elle chanta.

Cela se fit si naturellement qu’elle ne s’en aperçut pas d’abord. Elle croyait fredonner entre ses dents un air entendu bien des fois, car l’immense phonographe au grotesque pavillon écarlate, installé à la fenêtre de l’estaminet, le répète invariablement chaque dimanche. C’est un air de danse – de danse nègre, a-t-elle ouï dire. Les paroles en sont incompréhensibles. Jusqu’alors, elle ne l’avait écouté qu’avec répugnance, mais il ne cessait de la hanter, au lieu que les airs favoris de Madame fuient à mesure sa mémoire. Parfois, en pleine nuit, lorsque l’ivrogne en rentrant, poussant trop rudement la porte contre le mur, la tirait brusquement de ce noir sommeil qui, depuis qu’elle est femme, l’engloutit chaque soir, elle le fredonnait tout bas, avant de se rendormir, la tête enfouie sous les draps.

Aussi longtemps qu’elle se contentait de suivre par la pensée le rythme et la courbe de la bizarre mélodie, elle s’émerveillait d’y réussir, et cet émerveillement n’était pas sans angoisse. Il lui semblait qu’engagée sur une pente de neige, elle perdait presque aussitôt conscience de la vertigineuse descente. Mais lorsqu’elle s’enhardissait à fredonner, bouche close, le démon du chant qui s’emparait d’elle la laissait, le temps d’un éclair, tremblante, hébétée, dans une espèce de confusion inexplicable, ses petites mains froides gluantes de sueur, et le sang venant d’une poussée à sa tête, comme si elle se fût trouvée nue, tout à coup, devant une foule railleuse.

Et dans la maison silencieuse, indifférente aux ronflements de l’ivrogne, elle écoutait s’éteindre lentement, par degrés, ce chant imaginaire, et battre follement contre les côtes son cœur épouvanté.

Sa surprise fut si grande d’avoir cette fois surmonté sa crainte qu’elle l’emporta d’abord sur tout autre sentiment. Elle écoutait jaillir cette voix pure, encore un peu tremblante, d’une extraordinaire fragilité. Aucune expérience préalable ne lui permettait de comprendre que cette voix mystérieuse était celle de sa misérable jeunesse soudain épanouie, une revanche d’humiliations si anciennes que sa conscience les acceptait telles quelles, y trouvait parfois son repos, une inavouable douceur.

Cette voix était son secret. Le seul qu’elle pût partager aujourd’hui avec le bizarre compagnon étendu à ses pieds, vivant ou mort, mort sans doute. Elle le lui avait donné comme elle se fût donnée elle-même, si l’enfant ne l’eût encore chez elle emporté de loin sur la femme. Et maintenant qu’elle avait livré ce trésor, elle ne le reconnaissait plus. Elle écoutait monter son chant avec une humble ferveur, il rafraîchissait son corps et son âme, elle eût voulu y tremper ses mains.

Cela dura longtemps – à ce qu’elle crut du moins. Une minute peut-être, qui lui parut longue comme tout un jour. Brusquement la voix magique se tut. Et baissant les yeux, Mouchette s’aperçut que ses mains étaient vides.

M. Arsène se tenait debout en face d’elle, le visage encore barbouillé de terre. Une de ses lèvres, meurtrie dans la chute, saignait.

– Ben quoi ? dit-il. À c’t’heure, tu chantes ?

Il essaie de rire, mais ses yeux ont ce feu louche, cette insolite mobilité qu’on voit à ceux des bêtes traquées. Enfin, il passe une main sur son front, la retire pleine de sang et de boue.

– Faut donc croire que je l’ai eue, ma crise… C’est assez éprouvant pour les nerfs, mais pas grave. Mon père, lui aussi, tombait d’épilepsie. Du moins, je me le suis laissé dire, car je ne l’ai pas connu.

Il épie la fille entre ses cils mi-clos. Visiblement, il s’applique à rassembler des images incohérentes. La crainte de se trahir l’empêche de poser la question qui finit par venir malgré lui à ses lèvres, bien que formulée avec prudence.

– Écoute, dit-il, faudrait pourtant filer d’ici, ma belle ? V’là déjà le plein de la nuit.

Tout en parlant, il remet son cuir trempé, décroche le fusil, jette sur son dos la besace, et fait un pas vers la porte, sans cesser d’observer sournoisement sa compagne.

– Allons, viens ! Je vas te remettre chez toi en passant. Le père trouvera bien derrière les fagots un coup de genièvre pour nous deux.

Elle ne se réjouit pas de le voir debout. La fatigue, le froid, l’alcool qui brûle encore son estomac vide, la maintiennent dans une sorte de demi-sommeil. Elle a d’abord pris docilement la main de son étrange ami. Voilà tant d’années qu’elle n’a tendu à personne cette petite main ! Elle a mis dans ce geste naïf toute la ferveur dont son cœur est plein.

– Où allons-nous maintenant, monsieur Arsène ?

– Où veux-tu qu’on aille, petite ? À la maison, dame !

– Et votre… et le garde ?… La police, monsieur Arsène !

Elle a presque crié le dernier mot, car le regard de son compagnon n’est pas un regard ordinaire. Dieu ! Tout son sang reflue vers sa poitrine, l’étouffe.

– La police ?

Il recule lentement vers le fond de la cabane, tête basse.

– Attends donc un peu, dit-il. Patiente. Après mes sacrées crises, je perds le fil. Bouge pas, fillette. Ça me reviendra dans un moment.

Il jette les restes du fagot sur la cendre. Le bois est si sec qu’il l’allume avec son briquet. Accroupi devant l’âtre, il étend les mains vers la flamme. Elle s’agenouille près de lui.

– Voyons, monsieur Arsène, le garde que vous avez…

– Tais-toi ! fait-il. Tais ton bec ! Nous avons eu des mots, lui et moi, sûr… Après… Ben, après, nous avons bu le coup ensemble.

Elle se lève à demi, son visage est tout près du sien. Elle n’y prend pas garde.

– Monsieur Arsène, supplie-t-elle, rappelez-vous ? Il est tombé. Voyons ! la face dans l’ornière, qu’est devenue rouge ? Vous l’avez tué, crie-t-elle, avec un affreux sanglot.

– Possible ! Avec quoi je l’aurais tué, d’abord ? Avec mon fusil ?

– Avec le piège, monsieur Arsène ; vous avez pris le piège par le ressort et… Il réfléchit un long moment, la tête entre ses mains.

– Le piège… Vrai que j’étais allé le déterrer, ma fine… En cela tu dis vrai, petite. Mais pour ce qui est de Mathieu… Sûr que nous avons bu un coup ensemble. Après… Après. Qu’est-ce qui peut savoir ? Nous étions saouls, ma belle.

Il s’est arrêté brusquement, comme frappé d’une pensée subite qu’il ne peut former tout entière, qui vient mourir au bord de son regard. Adossé contre la porte il semble barrer le seuil de ses deux bras étendus. La fille, du moins, l’imagine. L’épouvante était déjà en elle. Il n’a fallu que ce geste pour qu’elle s’emparât brusquement de son pauvre corps exténué.

– Laissez-moi passer, monsieur Arsène, s’écrie-t-elle, d’une voix suppliante.

– Te laisser passer ? Où que t’iras, de ce pas, en pleine nuit ?

– Chez nous, monsieur Arsène, droit chez nous, je vous jure !

Il l’observe sans colère, mais avec une attention tranquille, sûre d’elle-même comme il examine à la lisière du bois, parmi les feuilles mortes, une trace connue de lui seul. « Je sens le gibier, a-t-il coutume de dire ». Ni colère ni pitié, dans son regard pensif.

– Je me souviendrai de tout, monsieur Arsène, n’ayez crainte ! Et demain aussi vous vous souviendrez de tout, c’est la boisson maintenant qui vous empêche, il faut dormir. S’ils m’interrogent avant que je vous aie revu, je raconterai que…

– Minute ! s’écrie-t-il. De quoi que tu vas te mêler là ? Si tu touches un mot de cette histoire à qui que ce soit, je te tords le cou, parole d’honneur !

Sa voix paraît soudain terrible à Mouchette, parce qu’elle est maintenant basse et rauque. Mais pour rien au monde elle ne quitterait la place. Fuir n’est plus possible ; elle a moins peur des coups.

– Monsieur Arsène, commence-t-elle, j’aimerais mieux me tuer que de vous nuire.

Elle n’a pas besoin d’achever. Son mince visage exprime une résolution si merveilleuse que l’ivrogne la considère avec surprise. Dans le silence qui suit, elle croit entendre bondir son cœur dans sa poitrine.

– Écoute, dit-il enfin avec la gravité de l’ivresse – et sa voix se fait encore plus basse –, pourquoi as-tu si grand-peur de me nuire, petite ?

Elle essaie de répondre, mais c’est tout juste si elle peut avaler sa salive.

– Pour une fille de ton âge, tu ne manques pas d’esprit. Tu serais bien capable d’en remontrer à de plus vieilles.

Les braises du foyer noircissent une à une. Il ne reste plus qu’une lueur étrangement douce qui semble venir de partout à la fois. La grande ombre de M. Arsère se distingue à peine sur le mur. Il n’est plus lui-même qu’une ombre, mais on voit encore briller son sourire, le sourire de ses dents blanches.

– J’ai toujours eu de l’estime pour toi, commence-t-il, en faisant claquer sa langue.

Cette fois Mouchette ne s’y trompe pas. Elle a reconnu l’accent de cette bouche invisible, la voix comme suspendue dans la nuit, et si terriblement proche. Drôle de voix ! Elle a eu ce tremblement, cette sorte de frémissement velouté, avec on ne sait quoi, tout à coup, de grimaçant, une note fausse et fêlée. Les mots les plus simples. les plus inoffensifs, ne s’y reconnaîtraient plus, ressembleraient à ces masques de carton entrevus dans les foires.

Ainsi parlent les garçons, à travers la fumée des pipes, la buée des bistouilles, un soir de ducasse, lorsque Mme Aufray l’embauche pour laver les tasses. Bien des filles, avant l’âge de l’amour, n’y prêtent guère attention, l’écoutent sans crainte ni dégoût. Et plus tard, crainte ou dégoût, elles l’étoufferont dans ces grands éclats de rire nasillards qui leur mettent le feu aux joues… Il en est de cette voix comme des odeurs de la misère. À de rares moments, elles incommodent ou humilient. Mais pourvu qu’on les accepte sans révolte, elles deviennent l’un des éléments familiers de la vie quotidienne, ne se distinguent plus de la tiédeur et de la sécurité du pauvre nid.

Le silence est retombé entre eux, un silence aussi louche que le reflet de l’âtre. Quelle force cloue Mouchette au sol ? Elle ne songe pas à fuir, bien qu’elle ne soit plus qu’attente angoissée, terreur. Attente et terreur physiques, charnelles, car à cette minute fatale qui va décider de son destin, alors que s’étend déjà sur sa tête orgueilleuse le voile funèbre, elle est bien incapable de la moindre prévision consciente. Mais l’homme qui est là devant elle, dont elle sent déjà le souffle sur sa nuque, est le seul devant lequel – fût-ce pour sauver sa vie – elle ne voudrait pas fuir.

Elle lui échappe cependant d’un premier bond si brusque qu’il chancelle, se raccroche gauchement au mur. Peut-être eût-il suffi à ce moment d’une parole pour en imposer à l’ivrogne, mais pas une syllabe ne sortirait de la gorge contractée. Les dents de la fille sont si serrées qu’elle en entend le grincement. Il jette sur elle, au hasard, ses mains violentes auxquelles le paroxysme du désir prête une force effrayante, une diabolique sûreté. Elles ne peuvent pourtant maîtriser les reins ployés en arc, elles les briseraient plutôt. Il la repousse brutalement contre le mur. Le choc la plie en deux, lui arrache un bref gémissement. Ce fut d’ailleurs le seul qui s’échappa de ses lèvres. Les dernières braises croulaient dans la cendre. Il n’y eut plus rien de vivant au fond de l’ombre que le souffle précipité du bel Arsène.

Elle s’est roulée en boule dans une touffe de genêts où elle ne tient guère plus de place qu’un lièvre. Le sable, raviné par la pluie, se creuse sous son poids, en sorte qu’elle y disparaît presque tout entière. La fraîcheur qui monte du sol lui semble douce. Retenant son haleine, elle sonde les ténèbres, avec un extraordinaire sang-froid.

La cabane n’est pas loin et, parfois même, elle croit distinguer sa masse, de l’autre côté du creux rempli d’eau, entre les arbres clairsemés. M. Arsène est-il encore là-bas ? Nul signe n’y révèle maintenant sa présence. Il ne l’a poursuivie que quelques pas, et sans doute s’est-il heurté à l’une des souches taillées en biseau, car il a poussé un furieux juron. Puis elle a entendu longtemps son pas furtif. Un moment même, il a dû passer tout près, derrière elle. Mais elle n’a pas tourné la tête, son cœur n’a pas battu plus vite.

Enfin, après un long silence, il s’est mis à l’appeler, d’une voix d’abord humble, presque honteuse, et soudain pleine de colère. Le pis est qu’elle ignore s’il n’est pas toujours à la même place – à la place qu’elle devine, d’où la vue commande les deux sentiers. Par bonheur, la nuit est noire, et d’ailleurs elle attendra le temps qu’il faudra, rien ne presse…

La douleur l’occupe, une douleur qui retentit dans ses os, semble plonger à la racine de la vie. Dans le village, elle passe volontiers pour une « dure ». Mais cette souffrance-là ne peut se comparer à aucune autre. Si peu accoutumée à s’examiner elle-même, Mouchette n’a guère eu le temps jusqu’ici de réfléchir aux subtiles distinctions du physique et du moral, à leurs rapports secrets. Elle endure patiemment, sans la comprendre, une douleur si parfaitement, si également répandue dans chacune de ses fibres qu’arrivée à son paroxysme, elle paraît se dissoudre, se fondre en un horrible écœurement.

Elle se dresse sur les genoux, étouffant un sanglot, un terrible sanglot sans larmes. Elle écoute encore. Aucun autre bruit que l’universel égouttement des taillis trempés. Néanmoins elle n’ose pas d’abord tourner le dos à la cabane invisible, elle s’en éloigne à reculons, s’arrête une dernière fois. Le sentier est maintenant là, sous ses pieds. Elle le distingue mal, mais elle pourrait presque en suivre les détours grâce au murmure tantôt croissant, tantôt décroissant de l’eau qui court le long de l’ornière. Elle se laisse enfin glisser jusqu’en bas.

Dès qu’elle a senti sous ses semelles le sol plus ferme, une force irrésistible la jette droit devant elle, à travers les taillis. D’abord, elle essaye d’écarter de son visage les minces branches encore assouplies par l’averse, puis elle n’y prend plus garde. Elle court, tête baissée, avec une faible plainte, celle de l’animal poursuivi qui donne son suprême effort, réussit à détendre une dernière fois ses muscles contractés par l’épouvante de la mort jusque sous la gueule des chiens.

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