II.

Elle ne s’arrête qu’à la lisière du bois, au bord de la grande route goudronnée, dont tous les creux remplis d’eau luisent, à perte de vue, faiblement.

Elle a eu beau ouvrir avec précaution la barrière de bois dont l’unique gond rouillé grince toujours, son pied a heurté par malchance le seau dans lequel on brasse la bouillie de son pour les poules. La mère a le sommeil léger. Dès que Mouchette pousse la porte, elle appelle :

– C’est toi ? D’où que tu viens ?

Il y a dans la voix familière on ne sait quoi que l’enfant ne reconnaît pas, qui a frappé son oreille du premier coup.

– T’arrives bien tard, poursuit la voix. Mais je ne sais pas l’heure qu’il est, la fatigue m’a prise sitôt le souper. Ton père et tes frères sont dehors. Tâche de trouver de la braise, et fais chauffer un peu le lait au petit. Je n’ai pas pu lui donner à boire, vrai, je suis trop lasse.

La cendre est froide depuis longtemps, et il n’y a plus d’allumettes à la maison. car le père rafle la boîte, avant d’aller passer la nuit au cabaret. Tant pis ! Le frère devra se contenter du biberon froid, qu’elle glisse d’ailleurs, comme d’habitude. pour l’attiédir, au creux de son corsage.

C’est un geste qu’elle a fait bien souvent. Mais cette fois, au contact familier de la bouteille – un demi-setier au goulot trop épais pour la tétine distendue – elle a frémi de la tête aux pieds, d’un frisson sauvage qui l’a laissée toute tremblante. Le courage lui a soudain manqué d’attendre plus longtemps et, pliée en deux, elle a été chercher sur sa paillasse le gros bébé à la chair blême et bouffie.

Jusqu’alors, elle n’a senti pour son cadet qu’un sournois et rancuneux dégoût, car le dernier-né d’une race d’alcooliques, après avoir crié la nuit entière, ne s’endort d’habitude que bien après le lever du soleil, assommé par la lumière, dont il détourne avec épouvante ses yeux globuleux, demi-cachés par de paresseuses paupières aux cils rares et roux. Dégoût qu’elle se garde d’exprimer, par crainte des coups, et aussi parce qu’elle descend d’une lignée de mères résignées, soumises au marmot comme à l’homme. Elle ne songe pas à mettre en doute le droit qu’un enfant criard exerce sur ceux qui l’entourent, du fait même de son impuissance à l’imposer autrement.

Mais aujourd’hui, d’un mouvement irréfléchi comme d’un noyé qui s’enfonce, elle a pris à pleins bras le paquet de chiffons fumant d’urine et de lait aigre et, sitôt qu’elle l’a senti frémir doucement contre ses jeunes seins, elle a couru s’asseoir sur l’escabeau, à l’autre extrémité de la pièce, derrière la porte entrouverte du bûcher.

Surpris par la brusquerie de l’étreinte, l’enfant a tourné lentement vers elle son visage mou avec une expression misérable de vague crainte, d’immense ennui. Après quoi, il s’est blotti, jetant au hasard ses lèvres toujours gluantes d’une salive intarissable. Ses mains tâtent l’étoffe du pauvre corsage, et le regard de Mouchette les suit. À la faible lueur de la veilleuse, posée dans un creux du mur, elle a vu sa maigre poitrine qui est déjà celle d’une femme. Est-ce une ombre, là, un peu au-dessous du sein gauche ? Les cinq petits doigts hésitants de l’enfant s’y posent et, aussitôt, elle n’y tient plus, elle pleure tout bas, à brefs sanglots. Les larmes coulent sur la bouteille et les joues du nourrisson qui grimace sous cette pluie tiède.

La mère n’a sûrement rien vu ni rien entendu, car elle dit au bout d’un instant :

– Tu trouveras sur la corde un carré de linge que j’ai savonné hier soir. Faudrait pas qu’il reste toute la nuit dans son mouillé, autrement il gueulera, sûr, et vrai de vrai, la tête me manque, je ne pourrais pas me tenir debout. Tu m’entends, fillette ?

Elle prête encore l’oreille, cherche à comprendre… C’est vrai que la voix n’est pas la même, avec cet accent de résignation exténuée qui la fait toujours criarde, faussement irritée, soit qu’elle parle aux gens, au bétail, au chat voleur, ou même aux choses, à l’écuelle brisée, au lard rance. Mouchette la trouve douce, presque tendre. Elle n’a pas l’air de s’accorder avec les mots, comme si d’autres mots venaient à la pensée que la mère n’ose pas dire, qu’elle ne dira qu’à son heure.

Avant de changer le petit, Mouchette se frotte les joues avec le chiffon de grosse toile qui, malgré le récent savonnage, empeste encore l’alcool. Puis elle traîne sa paillasse un peu plus loin, s’étend dessus toute habillée, après avoir retiré ses galoches lourdes d’une boue sylvestre qui sent la feuille pourrie et les aiguilles de pin.

D’ordinaire, selon le mot de Madame qui blâme au nom de l’hygiène cette funeste habitude – le livre de leçons de choses a un chapitre sur le sommeil, recommande la position dorsale, tête au nord, pieds au sud, dans le sens du courant magnétique –, elle dort pelotonnée sur elle-même, en « chien de fusil ». Mais à peine a-t-elle aujourd’hui replié les bras contre sa poitrine qu’elle les éloigne vivement, les jette à droite et à gauche.

C’est un geste farouche, irraisonné. Son mince petit visage, déjà touché par le sommeil, paupières closes, esquisse une grimace de dégoût. Et même un peu plus tard, ayant sombré dans l’inconscience d’un seul coup, tandis que sa respiration profonde et calme est celle de chaque nuit, ses mains ne pardonnent pas, refusent de toucher le corps haï, restent crispées à la paillasse.

Elle s’est réveillée en larmes, ou plutôt ce sont les larmes qui l’ont réveillée. Elles coulent de son menton dans son cou, elles ont trempé sa chemise. Son premier sentiment est moins de surprise que d’effroi, car elle n’a pas pleuré depuis bien longtemps, ou ces rares larmes de rage qui brûlent les yeux, sèchent à mesure sur les joues. Et surtout elle n’a jamais pleuré en rêve. Pleurer en dormant ! D’où viennent ces larmes dégoûtantes ?

La mince couverture a glissé par terre, elle sent de nouveau ce froid dans les os qui délie sa volonté, lui ôte jusqu’au souvenir de son malheur. Elle se lève à demi, et la douleur lui arrache un cri de colère. Du moins, le flot de larmes s’est tari, tandis qu’elle achève de s’asseoir, les genoux ramenés sur son ventre et les bras ceignant ses genoux, dans la posture qui lui est familière lorsqu’elle s’efforce d’apprendre ses leçons. Un moment, elle lutte encore contre le sommeil, et soudain…

Heureuses les filles que la première étreinte laisse dans le remords, ou dans n’importe quel sentiment assez fort pour éveiller en elles autre chose que cette informe angoisse, que cet écœurement désespéré ! Pour réfléchir à sa dérisoire aventure, Mouchette fait un effort absurde. Elle ne réussit qu’à précipiter le cours des images hagardes qui lui donnent l’impression de ces cauchemars interminables, d’une affreuse monotonie dans l’horreur, qu’en vraie fille d’ivrogne il lui arrive de subir une nuit entière, et dont elle ne s’éveille parfois réellement que bien plus tard, à l’heure du souper, l’ayant portée tout un jour, ainsi qu’une bête invisible attachée à ses flancs.

La fuite de l’école, l’attente au bord du chemin, sa course errante à travers les taillis dans la grande colère du vent et le flagellement de la pluie, la rencontre de M. Arsène – cela n’arrive pas à faire une véritable histoire, cela n’a ni commencement ni fin, cela ressemblerait plutôt à une rumeur confuse qui remplit maintenant sa pauvre tête, une sorte de chant funèbre. Et quand cette rumeur se tait, monte tout à coup du silence, ainsi que d’une insondable nuit, du silence de tous ses sens, une certaine voix devenue presque inintelligible et qui prononce son nom, le nom de Mouchette, une voix si basse qu’elle peut à peine l’entendre, si familière, unique, qu’avant même que ses oreilles les aient perçues, les deux syllabes ont comme retenti dans sa poitrine. Car M. Arsène n’a prononcé son nom qu’une fois, au moment où…

Était-ce même son nom ? Cela tient du sanglot de l’homme et aussi du grondement de frayeur mêlée de colère, de l’animal menacé dans son gîte. Dieu ! c’est vrai qu’elle résiste bien à la souffrance mais il lui est arrivé « d’avoir son compte, comme dit le père. Alors, elle se couchait sous les coups sans honte, souhaitait d’être morte, incapable de rancune envers son bourreau, liée à lui par une sorte de sentiment inexplicable, obscurément solidaire de sa férocité, comme si elle partageait sa haine. C’étaient là des circonstances de la vie à quoi elle ne pouvait songer sans amertume. Mais, du moins, l’humiliation passée, elle recommençait à penser aux revanches futures, sentait renaître cet orgueil que rien, semblait-il, n’eût pu détruire sans la détruire elle-même. Et maintenant, cet orgueil achevait de mourir. Il était mort. Pourquoi ?

Le jour devait être loin encore, et cependant, du côté du village, elle entendait les coqs se répondre. Tout à l’heure, il faudrait se lever, faire face. L’idée de disposer d’un autre secret que le sien – celui-là mortel – d’affronter bientôt la police, de décider de la liberté, peut-être de la vie d’un homme, ne pouvait la détourner un moment de son obsession. Elle n’avait aucun désir de vengeance.

La susceptibilité ombrageuse, qui lui vaut de Madame tant de reproches, éloigne d’elle ses compagnes, l’enferme dans le silence, eût dénoncé à des regards plus lucides l’âpre conscience qu’elle a depuis longtemps de sa misère, d’une misère aussi infranchissable que les murs d’une prison. Hier encore, elle aurait volontiers convenu qu’une fille de son espèce doit se résigner tôt ou tard à l’inévitable, subir l’injure de l’homme.

Ses compagnes, que déconcerte sa réserve hargneuse envers les garçons, l’accusent de prendre beaucoup plus d’intérêt qu’elle ne le prétend à leurs intrigues. Elles la traitent volontiers de sournoise. C’est vrai que rien ne lui échappe, qu’elle les épie avec une curiosité douloureuse qu’elle prend parfois pour du plaisir. Ce qui s’éveille alors en elle lui demeure comme étranger : elle assiste, le cœur crispé, au monotone déroulement des seules images – toujours les mêmes – que lui fournit son expérience, à la fois précoce et naïve, du vice, puis tout rentre instantanément dans les ténèbres, il ne lui reste qu’un malaise confus, indéfinissable, pareil à celui qui suit les rêves dont la mémoire n’a rien retenu, bien que la sensibilité garde longtemps leur empreinte.

Un jour du dernier automne, le maréchal Pourjat, qui fait aussi commerce de peaux et à qui le père vend ses putois et ses fouines, l’a bousculée un peu vivement au fond de l’étable obscure, empestée, où il garde sa marchandise. Elle a laissé entre ses mains énormes un morceau de son jupon. Bien qu’elle se soit, naturellement, gardée de rien dire, le commis de la forge a parlé. Il a fallu que M. Pourjat vienne apaiser lui-même le père, tout brûlant d’alcool et de zèle paternel, qui menaçait de porter plainte auprès du garde champêtre. De cette scène mémorable, elle a retenu que la loi protège les filles de son âge, que pour un temps encore elle jouit d’un privilège devant lequel s’incline un homme tel que M. Pourjat, qui est l’ancien adjoint au maire, et trinque avec le député.

Ainsi, peut-être, l’instinct, qui n’était au fond d’elle-même qu’endormi, s’est éveillé lentement, lentement s’est formée dans son cerveau têtu la seule fierté dont elle soit capable, et pour laquelle, sans doute, elle est née. Qui prononcerait devant elle le mot de virginité la ferait sourire niaisement. Celui de pureté n’évoque guère que l’image physique d’une eau claire, ou, plus naïvement encore, celle des belles jeunes filles que chaque été ramène dans les châteaux d’alentour, vêtues d’étoffes fraîches, avec leurs mains longues qui s’attardent aux portières des voitures, leurs voix rieuses et douces. Mais, sans doute, ce grand orgueil qu’elle a nourri en secret, l’orgueil affamé auquel nul être au monde n’a jeté l’aumône d’une vraie joie, qu’elle a dû nourrir à ses dépens, nourrir de sa propre substance, a-t-il trouvé dans la puérile et brutale révélation de l’intégrité physique ce qui lui manquait pour s’épanouir ?

De ce corps chétif, souvent marqué de coups, griffé par les ronces, tanné par les bises d’hiver et que la mère habille de jupes ridicules taillées dans ses vieux caracos, elle ne tire aucune vanité. Sa pudeur farouche n’a rien de commun avec cet autre sentiment qui, à travers les siècles, doit infiniment plus aux peintres et aux poètes qu’au profond instinct de défense dont on le croit issu. Quelle jolie fille, tout occupée, dès avant que s’éveillent les sens, de l’adoration de soi-même n’est prête à nommer pudeur la révolte de sa délicatesse contre les humiliantes nécessités auxquelles se trouve, en dépit des efforts concertés du parfumeur et du couturier, assujettie son idole ?

Mouchette n’a jamais connu ces dégoûts. Elle s’émerveille seulement qu’une fille puisse refuser sa jeunesse, et que cette jeunesse ne se donne qu’une fois. La valeur du don ne lui importe guère. Elle supporte volontiers qu’il soit à la mesure de sa pauvreté, pauvre comme elle. Qu’on implore d’elle serait déjà une humble revanche. Mais au fond de son cœur, hier encore, une voix secrète lui disait qu’elle l’offrirait un jour.

Certes, elle est bien incapable de former clairement de telles pensées. L’image de M. Arsène flotte incertaine, ainsi qu’une épave, au fil de son rêve. Il lui semble parfois que le regard du braconnier fixe le sien avec une expression d’indifférence hautaine, de mépris, et aussitôt le sang lui saute au visage, puis paraît s’écouler d’un seul coup dans sa poitrine glacée… L’outrage qui lui a été fait l’a comme surprise dans l’exaltation de son humble ferveur, et elle ne peut ressentir pour le ravisseur de sa chair une véritable haine, une haine de femme. Le souvenir de la violence subie se confond, dans sa mémoire puérile, avec tant d’autres. Sa raison ne la distingue guère des sauvages corrections de l’ivrogne. Mais la honte qui lui en reste est d’une espèce inconnue car, jusqu’ici, elle a craint et méprisé ses bourreaux. Tandis que M. Arsène demeure là où son admiration l’a placé, une fois pour toutes, une fois pour toujours. Ô maudite enfance, qui ne veut pas mourir !

Elle a lutté longtemps contre sa peine. Elle épie aux carreaux crasseux le reflet de l’aube. Le désir lui vient de voir son visage, ses yeux. Il lui semble qu’elle reprendrait courage si le morceau de glace brisée, seul miroir dont elle dispose, lui donnait la preuve que rien, comme d’habitude, ne peut se lire sur son front têtu. N’a-t-elle pas souvent observé avec étonnement, presque avec terreur, le mensonge d’autres visages, encore chauds du dernier baiser, leurs insolents regards ? Que de fois, en allant tirer le cidre à la cave de l’estaminet, elle les a vus surgir de l’ombre, au fond des salles vides, que la rusée cabaretière, les jours de ducasse, oublie exprès de fermer à clef !

Mais nulle ressemblance, hélas ! entre ces visages et le sien, ce n’étaient plus des visages d’enfant. « Une si petite figure, dit Madame, qu’elle tiendrait dans le creux de ma main ! » M. Arsène, ni personne, ne pourrait prendre au sérieux cette figure-là. Tout ce grand espoir qu’elle a eu, si grand qu’il n’était sans doute pas à la mesure de son cœur, qu’elle n’en a tiré aucune vraie joie, qu’elle ne garde que le souvenir d’une attente merveilleuse, à la limite de l’angoisse, tout ce grand espoir n’était donc que le pressentiment d’une humiliation pire que les autres, bien que de la même espèce. Elle est allée seulement plus profond, si profond que la chair elle-même y répond par une souffrance inconnue, qui rayonne du centre de la vie dans le pauvre petit corps douloureux. Cette souffrance aura beau finir, l’empreinte ne s’effacera plus. C’est le secret de Mouchette. Nulle confidence future ne saurait la délivrer de ce secret-là, car la malheureuse ne dispose que d’un certain nombre d’idées élémentaires que son vocabulaire est encore trop court pour exprimer. Ce secret restera celui de sa chair. Ah ! si elle était sûre que M. Arsène la déteste ! Mais il ne la déteste pas. Elle n’a qu’à fermer les yeux, elle l’entend : « J’ai toujours eu de l’amitié pour toi… »

Ces mots comme prononcés par une bouche invisible la jettent littéralement hors de son lit. Elle reste là, pliée en deux, une main appuyée contre le mur, l’autre sur son ventre. Ah ! si elle avait deux ans de plus – un an peut-être ! – M. Arsène ne l’eût pas ainsi traitée. D’ailleurs, elle se serait défendue. De plus, il était ivre. ‘Un homme ivre sait-il seulement ce qu’il fait ? L’année dernière, des garçons que les gendarmes n’ont pas retrouvés, mais dont tout le village répète les noms, ont mis à mal le jour du tirage au sort la vieille Chaudey, une espèce de folle qui vit dans une cabane en fagots et qui a eu, de pères divers, restés inconnus, six enfants élevés dans le tiroir d’une antique commode, avec du pain trempé de cidre doux…

Elle n’arrive plus à pleurer, elle a trop honte d’elle, de son mal, elle se hait trop.

Ce n’est pas de sa faute qu’elle a honte, non ! Elle hait sa déception fondamentale, la hideuse erreur où a sombré d’un coup sa jeunesse, sa vraie jeunesse, celle qui, hier encore, attendait de se détacher de l’enfance, de naître au jour, unique occasion perdue – ô souillure ineffaçable !

L’humidité glacée de la terre monte le long de ses jambes, car le sol n’est que d’argile battue, et le vent passe sous la porte. La meurtrissure de sa poitrine, longtemps indolore, commence à vivre, le sang y bat. Non, il ne sera plus possible d’affronter le regard de Madame, ce regard indifférent, dédaigneux, qui ne saura rien de son secret. Plutôt la défier, les défier tous ! Le mensonge n’a jamais paru répréhensible à Mouchette, car mentir est le plus précieux, et sans doute l’unique privilège des misérables. Mais dissimuler cette fois blesse trop cruellement son orgueil. Elle préférerait n’importe quoi aux jours médiocres qui l’attendent.

Dans sa pensée puérile, l’assassinat du garde et le viol d’une fillette de quatorze ans sont au regard de la justice deux fautes jumelles, également réprimées par la loi, cette loi mystérieuse dont les pauvres paient la protection si cher. En sorte que son témoignage ne pourra rien pour l’homme qu’elle aime. Et d’ailleurs elle n’a jamais cru sérieusement qu’il attendrait les gendarmes. Un garçon tel que lui échappe toujours. À cette heure même, il est loin sans doute. À moins que, tapi dans quelque retraite plus sûre, il n’invente d’autres ruses efficaces ; la justice est si facile à duper ! Et du fond de son cœur elle souhaite la mort de Mathieu.

– Qu’est-ce que tu fais là debout ? dit la mère.

D’abord, Mouchette n’a rien répondu. La nuit est si épaisse qu’elle s’y sent comme derrière un mur. Il faut que la mère l’ait entendue seulement. D’habitude, pourtant, elle n’a pas l’oreille si fine.

– C’est que je ne vais guère, reprend la voix. Prends une chandelle dans le tiroir. Tu trouveras peut-être une boîte d’allumettes dans la vieille culotte de ton père. Il est parti avec son pantalon neuf.

À la lueur de la bougie, elle distingue confusément le visage de la pauvre femme, et d’ailleurs elle n’y prête guère attention. Depuis des mois, chacun s’est habitué à son mal – la patiente exceptée, sans doute. Lorsque le père et les garçons la trouvent le matin, à l’aube, assise sur l’escabeau, vêtue seulement de sa chemise et de son jupon malgré le froid, balançant le buste d’avant en arrière, puis de gauche à droite, d’un geste monotone, comme pour endormir un nouveau-né – c’est ce mal qu’elle endort – ils ne l’interrogent plus, pas la peine ! Ils se contentent de délier eux-mêmes le fagot, en maugréant, et de faire chauffer le café. La malheureuse, gênée par leur silence, finit, en manière d’excuse, par geindre un peu, lèvres closes. On croirait qu’elle chante. Parfois, elle dit, d’un ton qui appelle une réponse : « C’est mon mauvais mal, faudrait que je demande au docteur. » À quoi ne fait écho qu’un grognement inintelligible, car les misérables ne s’intéressent guère aux maladies chroniques dans lesquelles ils reconnaissent une misère de plus, aussi fatale que les autres, à quoi les médecins ne peuvent rien.

La vieille femme a pensé comme eux jadis, elle a résisté longtemps. Aujourd’hui, elle n’est pas à bout de patience, non. Elle a peur. Cette douleur au bras, à l’épaule, elle la supporterait peut-être. La retrouver toujours, après de brefs répits, toujours si semblable à elle-même, tantôt brutale, tantôt sournoise, commence à lui inspirer une espèce d’horreur craintive, qui la ramène peu à peu à l’enfance. Oh ! elle n’espère pas du médecin grand secours ! Les médecins, comme les vétérinaires, coûtent gros et n’apportent qu’un bagage de paroles. Mais il lui semble justement que parler de son mal la soulagerait beaucoup, car les rares commères sont maintenant lasses de l’entendre, se contentant de hocher la tête d’un air gêné. Le médecin, seul, l’écouterait volontiers, un très jeune docteur qui ressemble à une fille, et qui a des mains de sage-femme, des mains blanches. Elle ne l’a d’ailleurs vu qu’une fois, chez l’épicière, qui souffrait, elle aussi, d’un mauvais mal. Depuis, quand elle s’ennuie trop. elle rêve de lui.

N’importe ! Bien qu’elle ait souvent tenu tête au père, un homme est un homme : elle n’oserait pas, selon son expression favorite, « prendre sur elle d’appeler le médecin », bien que l’ivrogne dépense chaque semaine le prix d’une visite, sans parler du temps perdu. Et l’ivrogne ne s’y trompe pas : il continue de se taire, non par méchanceté, non plus par avarice, mais par cet entêtement stupide qui lui tient lieu de réflexion, qu’il prend pour la réflexion. Et peut-être aussi parce qu’il a toujours vu les femmes souffrir sans se plaindre.

Ce ne sont pas ces traits, pourtant défigurés, qui retiennent l’attention de l’enfant, mais il y a dans la voix de la mère une tendresse incompréhensible, insolite. Les mots qu’elle prononce sont des mots très ordinaires et cependant ils ont un accent d’humble sollicitation, de prière, qui laisse Mouchette stupide, la chandelle au bout de son bras tremblant.

–Prends garde aux taches ! dit la vieille sans se fâcher. Colle la chandelle au mur. Ça fait plaisir d’y voir, que veux-tu, quand on souffre !

Elle essaie de s’asseoir, et aussitôt son visage se vide de sang. Une longue minute, elle se tait, mais elle paraît avoir aussi peur du silence que de la nuit.

– Viens-t’en, fait-elle en découvrant son bras nu. Ça me tient là, jusqu’au milieu de la poitrine. Tu dirais qu’en dedans, c’est de la pierre, aussi dur. Et qu’y faire ?

Sans doute les derniers mots n’ont-ils que le sens vague d’une interjection quelconque. Pourtant Mouchette pourrait presque croire que la mère lui demande conseil. Elle essaie en vain de trouver une réponse, et se balance niaisement d’un pied sur l’autre.

– Tâche de rallumer du fagot, s’il en reste, poursuit la malade. Quand ton frère a eu sa colique, rien ne l’empêchait de braire, sinon ce cataplasme d’amidon que je lui ai mis. Fais de même. À mon idée, la chaleur est ce qu’il me faut. Prends garde seulement d’éveiller Gustave, une fois en train, tu le connais, il n’arrêterait plus. Mouchette s’affaire au fond de la pièce. Elle revient, tenant au bout des doigts la boîte de fer-blanc, vide.

– Y a plus d’amidon, m’man !

Elles se sont regardées un bon moment, et les yeux anxieux de la mère se détournent tandis qu’elle essaie d’affermir sa voix.

– Prends de la farine, dit-elle, c’est tout de même.

De la farine ! On a dû l’acheter hier soir au commis qui passe en voiture, chaque samedi. C’est la provision de la semaine.

– Ne la brade pas quand même ! ajoute la malheureuse. Mets ce qu’il faut. Un cataplasme grand comme les deux mains, pas plus… Aïe ! Aïe ! presse-toi, petite. Elle a poussé encore un ou deux soupirs, puis s’est tue. La casserole est vieille, et Mouchette prend bien garde que la farine n’attache. Elle la tourne sans cesse avec un manche de bois. L’odeur de la bouillie monte à ses narines, descend jusqu’à son ventre. Dieu, qu’elle a faim ! En étalant son cataplasme sur un morceau de chiffon, elle ne peut résister à la tentation de porter à la bouche son doigt barbouillé de pâte fade.

La mère a déjà découvert sa poitrine, avance docilement le bras malade. En, quelques minutes, son visage s’est décomposé d’une manière merveilleuse. La peau s’en est comme tendue sur les os, et, à chaque saillie la lueur dansante de la chandelle la fait briller ainsi qu’un masque de cire. Le nez surtout semble s’être prodigieusement allongé. Les narines pincées le font paraître pointu.

Au contact du cataplasme brûlant, elle a poussé un petit cri. Déjà Mouchette tourne le dos. Elle lui dit humblement :

– Reste là, petite. Je crois que la chaleur ne va pas me nuire, je respire mieux. Sans toi, tout à l’heure, je pourrai jamais souffler la chandelle, ma pauvre Doudou. Doudou ! Mouchette ne se souvient pas que sa mère l’ait plus de dix fois appelée de ce nom, et voilà bien longtemps. C’était le sobriquet préféré du grand-père, un ancien mineur du pays de Lens, qui faisait un peu honte, car nul n’ignorait dans le pays qu’il avait tiré cinq ans de travaux, là-bas, en Guyane, pour une affaire obscure, un péché de jeunesse, comme on dit.

Au retour, il se vantait d’avoir gagné sa vie dans les foires, lutteur fantaisiste, n’exhibant au seuil de la baraque qu’un torse grêle, mais décoré d’admirables tatouages en trois encres. Puis il s’était enfoncé plus bas, jusqu’au jour où la mère épouvantée l’avait vu paraître, fantôme vieilli, méconnaissable, vêtu d’une chemise et d’une culotte militaires, chaussé d’énormes souliers de même provenance, et tout son avoir dans une serviette qui portait, imprimé en lettres rouges, le nom du buffet de la gare de Dijon. Il n’était, d’ailleurs, resté que six mois chez sa fille, dévoré par une phtisie tardive, compliquée d’asthme et d’emphysème, qui faisait de sa respiration un horrible gargouillis jugé dégoûtant par tous, sauf par Mouchette, alors âgée de cinq ans. « Écoute mon petit oiseau, Doudou ! » disait-il à la petite fille. Elle était la seule créature de la maison contre laquelle il ne proférât pas, du matin au soir, entre ses dents noires, d’ignobles injures, la plupart incompréhensibles même à son gendre, où il mêlait l’argot des bagnes au mystérieux langage professionnel des forains.

Un soir, la grande fièvre l’avait pris, et ni prières ni menaces ne l’avaient dissuadé de tenter l’effet d’un remède, à lui enseigné, disait-il, par les sauvages d’Amérique. Il était allé se glisser tout nu dans la chaude litière des vaches, chez un voisin compatissant. Au matin, il était mort.

Mouchette ne croyait pas l’avoir aimé. Elle ne l’avait pas craint non plus. Et parfois il l’avait fait rire. Même mort, étendu sur l’unique lit de la maison, héritage fabuleux rapporté des lointaines Flandres, il lui avait paru plutôt grotesque, car son visage torturé de vieux voyou, peu fait pour l’espèce de paix solennelle dans laquelle il venait d’entrer si brusquement, semblait jouer la comédie de la gravité funèbre, retenir une de ces grimaces effrayantes dont il avait le secret, que la veille encore il essayait pour lui seul, devant le morceau de glace pendu au mur. … À travers la toile usée de la chemise les fameux tatouages apparaissaient vaguement. On y distinguait une tête de femme aux longs yeux fendus en amande, avec sa bouche rouge, presque ronde, qui avait la forme d’un cœur.

– Ma pauvre Doudou !…

Elle sent tout son être épuisé par une lutte de tant d’heures frémir à cette humble caresse. Mais voilà trop longtemps qu’elle a perdu l’habitude des gestes de confiance ou d’abandon : une insurmontable méfiance donne à son visage une expression dure. Ah ! qu’elle incline seulement la tête vers le grabat, elle n’y pourrait tenir, il faudrait qu’elle jette la tête sur l’épaule de la mère, du même mouvement irrésistible qu’elle a eu tout à l’heure, en serrant le nourrisson contre sa poitrine.

– … Malheureux de ne pas savoir l’heure qu’il est, reprend la malade de sa voix lasse. Quand le vent souffle par là-bas, du côté de la mer, on n’entend plus l’horloge de l’église.

– Doit pas être loin de cinq heures, dit Mouchette. Mais le vent a dû tourner. rapport au cyclone.

– Au cyclone ? Qué cyclone ? Où que t’as vu un cyclone, ma pauvre fille ?

– Hier soir, pardi !

– Hier soir ? C’était un vent de mer ; tout au plus, un fort vent de mer. La voisine, dont c’est le jour de lessive, n’a même pas décroché ses draps. D’étonnement Mouchette a failli laisser tomber la bougie qu’elle essaie de faire entrer dans le goulot d’un litre vide. Et pourtant elle ne proteste pas, elle ne doute pas un moment que la mère n’ait dit vrai. Aucun des événements de la nuit où sa pauvre âme harassée ne voie une traîtrise, un mensonge. D’ailleurs les vrais souvenirs qu’elle garde du cyclone, réel ou imaginaire, sont les paroles de M. Arsène. Ah ! ce bâtiment de la douane comme entouré d’une vapeur (« pas une fumée, comprends-tu, une vapeur… ») et le toit des docks « pareil à une bête qui se gonfle, un dragon », le toit des docks « montant dans le ciel avec sa charpente » – elle n’a rien oublié ; parce que toutes ces choses-là, si difficiles à imaginer, elle les voyait plus distinctement que la flamme même de cette bougie, surgir une à une du regard de son compagnon, des profondeurs de l’ivresse…

Oh ! sans doute, à l’heure qu’il est, M. Arsène ne se souvient plus du cyclone, à peine de Mouchette… Un rêve. Elle n’a même pas été dupe d’un homme, mais d’un rêve… Dieu ! qu’au moins, à tout risque, quelqu’un connaisse son secret !

– Écoute, m’man, commence-t-elle en s’inclinant brusquement si près qu’elle sent les cheveux de la malade sur sa joue.

Malédiction ! Gustave, réveillé par la lumière, est resté un moment tranquille, accroupi, mais la couverture a fini par glisser entraînant le faible poids de son corps, et les jambes entortillées dans ses langes dérisoires, mordu par la bise qui souffle sous la porte, il pousse ce cri perçant, continu, intolérable, qui n’exprime sans doute ni plaisir ni peine, mystérieusement commandé par quelque lésion du misérable cerveau, et dont il est miraculeux que les poumons débiles puissent soutenir l’effort.

– Fais-le taire, supplie la mère d’une voix rauque, avec une véritable épouvante dans ses yeux hagards. Je peux pas l’entendre à c’t’heure, non, je ne peux point. Aïe ! Aïe !

Mouchette empoigne à l’aveuglette le paquet de chiffons déjà gluant. C’est vrai que le hurlement la rend folle. Elle essaie de le couvrir d’une chanson qui devient bien vite une autre clameur discordante.

– Aïe ! Aïe ! reprend la malheureuse, voilà que ça me reprend. Bon Dieu de bon Dieu ! je crois que je vas passer. Je ne respire plus. Ouvre la fenêtre ! Ouvre la fenêtre, que je te dis !

Mouchette s’approche du lit, sautant d’un pied sur l’autre, en brandissant son fardeau. Le visage de la mère est effrayant à voir. D’un suprême effort, la moribonde s’est assise sur son lit, pliée en deux, avançant goulûment vers le seuil encore clos des lèvres bleues.

Sans lâcher Gustave, Mouchette entrouvre la porte, puis la rabat contre le mur d’un coup de pied. La maison est orientée face au nord-ouest, et le vent humide de la côte pénètre de biais dans la pièce, avec un frémissement étrange, tel que celui d’un immense feuillage.

– Fais-le taire ! Fais-le taire ! répète la malade d’une voix monotone.

Mais c’est en vain que Mouchette roule autour du petit corps de son frère tordu par les convulsions la seule couverture de laine, d’ailleurs trempée. Le cri ne cesse pas. Il ne s’enfle pas non plus. Si perçant qu’il paraisse, peut-être ne dépasse-t-il pas l’étroite courette, car le chien Balaud n’a même pas encore secoué sa chaîne. Il n’en met pas moins Mouchette hors d’elle-même, il remplit douloureusement sa tête. Que faire ? Elle secoue le nourrisson de droite à gauche, l’élève au-dessus de sa tête, l’appuie furieusement contre sa poitrine.

– Donne-le-moi, soupire la malade.

Mais elle le rend aussitôt, en grimaçant de douleur. Les visages des très pauvres gens, faits pour exprimer une sorte de résignation farouche, sont presque aussi malhabiles que ceux des bêtes à traduire la souffrance. Il semble à Mouchette que la bouche de sa mère est enflée. Non : c’est seulement la langue qui dépasse un peu les lèvres, et elle paraît bleue aussi.

– Remets-le sur son lit, murmure-t-elle faiblement. Quand il peut gigoter tout son saoul, des fois il se rendort. Aïe ! Aïe ! Va chercher le litre de genièvre. Je l’ai caché à l’entrée de la cave, derrière la caisse. Passer pour passer, que je passe au moins sans souffrir !

L’énervement ôte à Mouchette jusqu’au pouvoir de réfléchir à quoi que ce soit, elle obéit machinalement. Bien qu’elle ne s’en rende nullement compte, la vieille femme assume le poids de leur misère. Son bavardage, qui parfois les harassait tous, les longues bouderies, les colères bruyantes qui faisaient fuir jusqu’à l’ivrogne, ébahi par ce déluge de mots, c’était leur voix et leur silence, l’expression vigilante, jamais lasse, de leurs âmes taciturnes, le témoin du malheur commun, et de la part qu’il comporte d’humble joie. Et c’était aussi leur révolte. Sur la sinistre galère où ils ramaient ensemble, la mère était la figure de proue, face au vent, et à chaque nouvel assaut de la mer, crachant l’écume de l’embrun.

Elle reçoit la bouteille avec un profond soupir. De plus en plus éperonné par le froid, le nourrisson hurle sans trêve, et de sa niche, le chien lui répond maintenant par une plainte modulée, qui s’achève en une gamme ascendante d’abois aigus, insupportables.

Quand Mouchette revient, la mourante tient le goulot serré entre ses lèvres, et elle aspire bruyamment, maladroitement. Le liquide coule d’abord de chaque côté de sa bouche, puis il inonde le cou, la chemise. Alors seulement Mouchette s’aperçoit que la mourante a perdu connaissance. Elle rouvre d’ailleurs les yeux presque aussitôt. Son regard, déjà trouble, cherche les objets familiers, semble les reconnaître à peine, hésite à se poser. Enfin elle essaie de sourire, un sourire gêné qui fait monter un peu de sang à sa face livide.

– Je me suis bien salopée, dit-elle en tâtant des mains la couverture inondée. Une malchance que le père trouverait son genièvre répandu sur mon lit. Mais il sera trop saoul pour s’apercevoir de rien, probable. N’importe ! Arrive qu’arrive, vois-tu, Doudou, je me sens fameusement mieux.

Elle s’est tue ensuite un long moment. Pas moyen de laisser la porte ouverte : le froid est si vif que Mouchette ne sent plus ses jambes. Elle court jusqu’à l’autre grabat, roule Gustave dans la couverture, puis elle le laisse s’étrangler de colère, le visage contre la paillasse. Le chien s’est mis à hurler franchement. Mais la mère ne donne plus aucun signe d’impatience. L’alcool a coulé dans un de ses yeux dont la paupière rougie bat convulsivement.

– Mets ton oreille contre ma poitrine, murmure-t-elle, écoute bien. Je n’entends pas mon cœur.

Sa voix n’est qu’un souffle.

–Sûr que je vais passer, reprend-elle. Me v’là tout engourdie des jambes. C’est une misère de mourir en buvant la goutte, j’ai pourtant jamais été trop riboteuse, Dieu sait. Ma foi, tant pis !

Ce mot de mort a frappé Mouchette en pleine poitrine. Mais elle n’a plus vraiment le temps d’y réfléchir : le cri de Gustave est devenu un bafouillement désespéré, une espèce de râle. Elle court de nouveau jusqu’à la paillasse.

Il a la bouche pleine de paille, qu’elle extrait tant bien que mal de son index recourbé.

– Sacré petit gueulard ! dit la mère, avec un effrayant soupir.

De son œil unique – l’autre clos – elle examine une dernière fois le nourrisson, puis se détourne.

– Rends-moi la bouteille, Doudou ! Faudrait pas, que tu dis ? Et pourquoi ? Misère de misère ! Je me serai-t-y privée toute la vie pour retarder à un pauvre moment de plaisance, alors que je vas mourir. C’est pas que mourir me fasse deuil, non. Mais, jeune ou vieille, j’ai toujours été commandée – « grogne ou grogne pas ; obéis quand même ou je cogne ! » Il en est comme ça de nous, c’est le destin. Hé bien ! jour d’aujourd’hui, ma fille, j’agis à ma convenance.

Elle caresse distraitement la bouteille de sa main gauche, si pâle que les rides, et les crevasses s’y dessinent en noir, comme dessinées à l’encre d’imprimerie, sur une feuille de papier blanc.

– Si je ne passe pas cette nuit, qui sait ? Retiens maintenant ce que je vais te dire, Mouchette. T’iras prévenir le docteur. Depuis des jours l’idée me tracasse de le voir, de lui causer, c’est des choses qu’on n’explique pas. Sans reproche, vous autres, vous ne m’avez jamais donné que du tourment. Les gens polis, vois-tu, faut pas en rire ! C’est un autre monde que nous. T’iras le trouver, hein, Mouchette ? Tu lui diras de venir vers le soir, rapport à ton père, qui serait peut-être point convenable avec lui. Hein, tu lui diras, Mouchette ?

– Oui, m’man, sûr que j’irai.

– Et toi, fait-elle encore, tâche de ne pas t’en laisser conter plus tard par des mauvais ouvriers, des ivrognes. Ils ont des manières qui plaisent aux filles. Seulement, vois-tu… Tiens, par exemple, M. Arsène. T’es encore trop jeune, tu ne peux pas comprendre, mais c’est pas une compagnie pour ton père.

Elle tend vers la bouteille une main d’aveugle.

– Rien qu’une goulée, rien qu’une, ma pauvre Doudou… Il me semble que suis creuse en dedans, que je ne pèse pas plus qu’un coussin de plumes…

Elle a posé doucement, presque timidement, sa dure main contre la nuque enfantine. Veut-elle ainsi s’excuser d’une tendresse qui doit paraître insolite à la fille silencieuse dont elle n’a pu tirer aucune parole de compassion. Un instant, la petite tête obstinée résiste imperceptiblement, puis glisse tout à coup sur la poitrine maternelle, s’abandonne, avec un gémissement de fatigue, et comme au terme de son effort.

– M’man, commence-t-elle, faut que je te dise…

La morte n’a rien entendu.

Ils sont rentrés à l’aube, tous fin saouls. C’est Zéphyrin, le plus jeune des frères, qui a le premier aperçu la bougie laissée par Mouchette au chevet du cadavre, et avant même d’avoir bien compris, il a retiré sa casquette. La voisine, Mme Dumay, est assise sur l’escabeau, dans l’ombre, en train de moudre le café. L’eau chante déjà dans la bouilloire. Sur sa paillasse, Mouchette, épuisée, dort à plat ventre, auprès du nourrisson vaincu.

Ils ont bu le café sans rien dire. Puis Zéphyrin est allé prévenir au village. Le père, gêné par son veston, s’est mis en manches de chemise, malgré le froid, et fume sa pipe, assis sur l’unique marche de l’abreuvoir, comme il fait le matin de chaque dimanche. Les petits yeux d’un gris sale clignent sans cesse.

– Où vas-tu, fille ?

– Chercher du lait pour Gustave.

Il l’arrête, braquant sur elle sa pipe en terre, tandis que ses joues vernissées prennent une teinte brique. Son regard a encore le vague et la solennité de l’ivresse, mais sa bouché aux dents noires grimace un sourire plein d’embarras. Mouchette continue de l’observer en silence. Rien ne bouge dans son mince visage.

– C’était une femme courageuse, bégaie le père de sa voix rendue presque inintelligible par le sifflement de ses poumons rongés d’alcool.

Mouchette le fixe toujours, impassible. Les terreurs de cette nuit l’enveloppent encore, ainsi que d’une espèce de brouillard à travers lequel les choses et les êtres apparaissent bizarrement transformés. Il n’y a d’ailleurs aucune véritable malveillance dans le regard qui scrute avec tant d’attention la figure sans âge. C’est vrai qu’elle ne la reconnaît plus. Dépouillée pour un moment de son expression habituelle d’entêtement, touchée par le doute, une inquiétude obscure, elle ressemble à celle d’un gros marmot. Et plus le misérable s’efforce de faire face à ce témoin inattendu, jusqu’alors dédaigné, plus se décomposent ses traits incertains. Le vent rebrousse le poil sur la tête couleur de brique.

– C’est-il que t’auras bientôt fini de me regarder comme ça, prononce-t-il enfin, espèce de malapprise ?

Mouchette s’est tout de même reculée un peu, par habitude. Et pourtant, elle ne sent nulle crainte. Elle ne cherche aucune réponse. La révolte qui commence à gronder en elle est un démon aveugle et muet. Mérite-t-elle le nom de révolte ? C’est plutôt le sentiment instantané, presque foudroyant, qu’elle tourne le dos au passé, qu’elle risque le premier pas, le pas décisif vers son destin. Il faut qu’elle fasse un grand effort pour parler. Encore ne trouvera-t-elle qu’une injure. Mais elle l’articule lentement, tristement, si tristement que le père n’a pas compris d’abord. Avant qu’il ait ouvert la bouche, sa fille repousse déjà la barrière de bois, ses galoches claquent sur les pierres de la route… Une injure, la plus grossière qu’elle connaisse, mais qui n’a pour elle, en ce moment, aucun sens, qui n’exprime que son profond, son inconscient désespoir :

– M… ! dit-elle.

Après quoi, elle a tout de même marché un peu vite, jusqu’au sommet de la côte d’où l’on découvre la première maison du village. Pourtant l’idée de fuir les coups, hier encore si naturelle, lui paraît maintenant intolérable. Au sentiment de liberté qui vient de naître en elle ne se mêle aucune espèce de joie. Elle sait qu’il arrive trop tard, qu’il ne la sauvera pas. Mais rien ne l’arracherait de son cœur, et pour le défendre, elle ferait face.

Tout en songeant, elle jette un regard sur ses habits, hausse les épaules. Des habits, ça ! Elle a oublié son caraco, n’est vêtue que de sa chemise et de son mauvais jupon troué. Le cuir de ses galoches a pris la couleur de la rouille et elles se sont, en séchant, retroussées d’une manière grotesque. De plus, elle s’est poudré les cheveux de cendre, elle la sent craquer sous ses dents. N’importe ! il lui en coûte peu d’être sale. Et ce matin, n’était la crainte de ne pouvoir aller jusqu’au bout de sa tâche elle se roulerait volontiers exprès dans la boue, comme le bétail. Oui, à plat ventre dans la boue glacée, ce ventre qui lui fait mal, la contraint de marcher pliée en deux.

Elle a quitté la maison sans but précis. L’alcool que M. Arsène lui a fait boire reste encore là, au niveau de cette brûlure… M. Arsène ! Il doit être loin maintenant ! Elle le voit, le long d’une route imaginaire, marchant de son pas souple, un peu oblique, et peut-être une chanson sur les lèvres ? Car il n’arrête guère de chanter. Demain soir, vaille que vaille, il aura passé la frontière, et la frontière pour Mouchette est une ligne mystérieuse que les gendarmes n’oseraient pas plus franchir que les douaniers. La frontière belge !… Au-delà, un pays qu’elle voit dans sa tête, à travers les vagues souvenirs de la première enfance, un pays plat, limité seulement par le ciel, et tout grouillant d’un bétail énorme, les grandes vaches flamandes si longues qu’elles ont l’air de traîner péniblement leur train de derrière, ainsi qu’un bizarre fardeau… Un pays balayé nuit et jour par le vent qui fait ronfler les moulins – un pays libre…

Elle ne le verra jamais, elle est trop lasse. Cette colère qui ne saurait atteindre M. Arsène, voilà qu’elle la tourne maintenant contre le village sordide. Le souvenir de Madame, surtout, l’exaspère. Quel dommage de ne pouvoir lui jeter la vérité à la face, ou du moins une vérité savamment calculée, qui la mettrait hors d’elle-même, lui imposerait silence d’un seul coup : par exemple, à la leçon de morale du mardi, lorsqu’elle flétrirait devant la classe « l’acte abominable commis contre un fidèle serviteur de la loi, blessé au champ du devoir, de l’honneur… ». Mais elles ne feraient toutes qu’en rire. On ne la croirait pas. Ou bien… Quoi qu’elle dise, d’ailleurs, elle ne peut maintenant que nuire au fuyard, elle est désormais hors du jeu. Pourquoi se révolter contre son sort ? Il suffit bien de le mépriser. Car son rôle n’est plus que celui d’un enfant fourvoyé parmi des hommes affrontés dans une lutte mortelle. Le crime, comme l’amour, n’accueille pas un si chétif fardeau. Le grand fleuve noir et grondant qui l’a portée un moment la rejette dédaigneusement sur la grève.

Et pourtant…, pourtant elle n’en est pas moins seule à savoir, elle dispose d’un secret que les juges et les gendarmes traquent peut-être déjà sur les routes.

Dans son désespoir, c’est l’unique pensée qui la puisse encore tenir debout. Sans doute cette pensée n’est-elle pas très claire en elle : l’orgueil diabolique qui l’inspire reste mêlé de crainte. Mais pour la première fois de sa vie, la révolte demi-consciente, qui est l’expression même de sa nature, a un sens intelligible. Elle est seule, vraiment seule aujourd’hui, contre tous.

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