II

– Tenez, mon vieux, dit Philippe, voilà votre lettre, ce n’est pas mal. Comme – vous y allez ! « Une longue bête caressante avec des yeux d’homme », j’en ai froid dans le dos, mon cher. Et ce qui m’humilie un peu, c’est que vous n’ayez pas trouvé une place pour moi, dans cette charmante peinture. Le neveu du Patron, que diable ! ça mériterait tout de même bien cinq lignes.

Il tendait vers son camarade les feuillets un peu froissés, avec effronterie, de sa jolie main au poignet cerclé d’une chaîne d’or.

– Écoutez, remarqua Olivier Mainville posément, je me demande parfois d’où vous pouvez tenir ce ton cabotin. Et puis, vous venez de rater votre effet de scène, mon petit. Je savais très bien que vous m’aviez chipé ma lettre, je ne la cherchais même plus.

– Mon Dieu, fit l’autre avec le même sang-froid, c’est bien possible, je ne tenais pas à vous surprendre. Assez bon, d’ailleurs votre topo sur le patron… Il n’a eu que quelques semaines l’insigne persévérance de me tolérer comme secrétaire, mais j’en sais assez : on ne pouvait pas mieux dire en peu de mots. Malheureusement vous ne serez jamais capable de tirer parti de quoi que ce soit. Avec la moitié des idées qu’il y a là dedans, vous pourriez être bientôt le maître ici, vous mettriez mon hideux oncle dans votre poche. Mais n’était votre providentielle étourderie, vous vous seriez contenté d’envoyer cette merveille épistolaire à Madame votre tante qui après l’avoir proposée à l’admiration du notaire et du curé, en aurait recouvert, je pense, ses pots de confiture.

De la pointe du tisonnier, tout en parlant, il éparpillait les cendres, sa jolie tête penchée vers la flamme avec un sourire triste.

– Je ne vous ai pas chipé la lettre, mon vieux, vous l’aviez laissée traîner sur le bureau du Maître avec la copie de la veille – une belle gaffe ! Je me demandais même tout à l’heure si vous ne l’aviez pas fait exprès.

– Il l’a lue ? dit Olivier, pâle de colère.

– Ça vous étonne ? Il m’a prié de vous la rendre. Il vous en parlera tantôt, sans le moindre embarras. Pensez donc ! Un document sur la jeunesse ! Ça fait douze pages de texte ! Il jubile.

– Et vous ? Pas mécontent non plus, je suppose. Entre nous, l’oncle et le neveu, vous faites la paire.

– Oh ! pardon. Si vous vouliez réfléchir une seconde au lieu de gigoter comme un gosse, vous comprendriez que mon indiscrétion – pour parler la langue de votre austère province – est parfaitement justifiée. J’ai agi dans votre intérêt, mon cher. Car je prévois que selon votre habitude, après avoir moralisé tout votre saoul, vous allez me demander conseil.

Ce disant, il frappait à petits coups, selon le rite, du bout de sa cigarette, le plat de l’étui étincelant où il voyait trembler sans déplaisir l’image de plus en plus troublée de son regard, deux ombres bleues, insaisissables.

– Je n’ai pas besoin de vos conseils. Trop est trop, voyez-vous, Philippe, j’en ai assez. Remarquez que je ne fais pas de scène. L’histoire de la lettre va me servir d’un bon prétexte, voilà tout. Si je fiche le camp, retenez bien que ce sera parce que je l’aurai ainsi voulu, pour mon bon plaisir.

– Oui, oui, je connais l’antienne, vous l’avez répétée assez souvent. Moi aussi je vous rends service pour rien – pour le plaisir… Oh ! vous pouvez rire ! Au fond, nous sommes exactement pareils vous et moi, terriblement, vous êtes du moins l’homme que je serais si je n’étais celui-ci – l’homme que je redeviendrai peut-être demain, qui sait ? Car j’étais comme vous, ma parole, à mon arrivée chez l’oncle Ganse, un être aussi gentiment démodé, un bibelot de prix, enfin juste de quoi tourner la tête au vieux maître, jambonné par trente-cinq ans de vie littéraire – aussi dur à présent que de la carne – ah ! le salaud ! Car vous vous croyez naïvement imbibé jusqu’aux moelles des liqueurs de l’Immoraliste – un vrai petit ange noir – et ce que vous apportez ici, dans notre air, nigaud, c’est une bonne odeur de vieille maison sage, carreaux cirés, naphtaline, et toile de Jouy… Jamais le gros nez de Ganse n’a flairé ça – son père était crémier rue Saint-Georges, rendez-vous compte !

Depuis longtemps, Mainville avait quitté son poste auprès de la fenêtre. Assis en travers de la table, jambes pendantes, les coudes posés sur les genoux, il écoutait maintenant sans rancune, approuvait même chaque phrase d’un plissement de ses longues paupières.

– Et quant à votre fameuse Mme Alfieri, mon… petit pigeon, peut-être qu’elle vaut mieux que toute la maison ensemble, mais diablement dangereuse, cette sainte-là, mon cher ! Une drôle de sainte ! Si invraisemblable que cela vous paraisse, Ganse ne la lâchera pas. Nigaud que vous êtes ! Il a mis cinq ans à l’imbiber de sa littérature, elle dégoutte littéralement de ses sucs, et il devrait perdre le fruit de son épargne, alors qu’il serait lui-même vidé à fond ! Bernique ! Il presse maintenant le gâteau de miel, il le pressera jusqu’à la dernière goutte. Vous ne voyez donc pas que sans en avoir l’air, elle est en train de lui sécréter son livre ? Oui, même en faisant la part des exigences du style épistolaire, votre portrait… euh ! euh !… Une espèce de sainteté, soit, mais laquelle ? Il y a des saintetés défendues, mon cœur, aussi défendues que le fruit de l’arbre de Science. Après ça, bien entendu, vous ferez ce que vous voudrez.

Il tira une autre cigarette de son étui, la tête un peu penchée, comme pour mieux entendre la réponse qui ne vint pas.

– En tout cas, reprit-il, vous auriez tort de fiche le camp pour une blague. Lire une lettre qui lui tombe par hasard sous la main, c’est aussi naturel au vieux Ganse qu’écouter une conversation en chemin de fer, au restaurant, au café, c’est un geste professionnel, la discrétion n’est pas son fort. Et quant à moi, ne me prenez pas pour un imbécile ; votre fantaisie épistolaire est truquée de la première ligne à la dernière ligne, un vrai morceau de bravoure fait pour être publié un jour ou l’autre – un chapitre de votre prochain roman – ne dites pas non !

Il affectait de pouffer entre ses deux longues paumes, le regard un peu faux, le front barré d’une grosse veine bleue.

– Croyez ce que vous voudrez, dit Mainville. Vous mériteriez une calotte.

– Quoi ? fit l’autre avec une grimace insolente. Des réflexes de seigneur, hé ? Quand on a la chance d’avoir encore du tempérament il faut être bien bête, mon cher, pour se fourrer de l’héroïne dans le nez. À propos, pouce ! Voulez-vous un tuyau ?

– Je me fiche de votre tuyau.

– On dit ça… Et remarquez que je pourrais tirer gros de ce tuyau-là, mais j’ai cessé de m’intéresser aux affaires, je le donne pour rien. Cent francs les dix grammes, ça colle ?

– Je ne prise plus, dit Olivier froidement. Non.

– Parole ? Et d’ailleurs, ça ne m’étonnerait pas, ce serait assez dans votre genre. Seulement, mon petit, avec la drogue, vous perdez votre temps. Pas la peine de faire l’enfant gâté, mon cœur.

Il allait et venait à travers la pièce, prenant d’ailleurs grand soin de laisser la table entre lui et son compagnon. Puis il se tut, et levant sournoisement le bras à la hauteur de son front, feignit de rattacher à son poignet la chaîne d’or.

– Assez de singeries, dit Olivier – mais cette fois avec un sourire – je ne suis pas assez niais pour croire que Ganse vous ait simplement chargé de me rapporter ma lettre, après l’avoir lue. Qu’est-ce qu’il veut de moi, au juste ?

– La paix. Ou du moins ce qu’il appelle de ce nom, vous savez bien ?… Enfin il s’est efforcé de me mettre dans la tête une sorte de note diplomatique, à l’intention de Votre Seigneurie : nécessité du travail, bonne entente, collaboration sans arrière-pensée, respect de l’œuvre commune, ordre, discipline, etc., etc.… Bref, il vous accuse, en somme, de prétendre jouir pour vous seul de son indispensable secrétaire… Le regard du jeune garçon filtra de nouveau entre ses cils une lueur douce, équivoque.

– Qu’il la garde, au contraire, je ne demande que ça. Mais Simone n’est pas de celles qu’on plaque salement. Et d’ailleurs…

Il refit soigneusement, des deux mains, le pli de son pantalon, et d’une voix aussi douce que son regard :

– Avouez qu’il est difficile d’être mufle envers une femme avec laquelle on n’a pas couché.

– Juste, répondit l’autre sur le même ton. Et pour être franc, je me demande si le patron sait ce qu’il veut. Question de femmes, il a des idées simples, et jamais deux à la fois. De plus il emploie un vocabulaire impossible, des mots à lui, qui ont dû lui être fournis en 1900 par son tapissier, avec le reste de l’ameublement – doublures de molleton, fauteuils capitonnés – des mots faits pour tenir l’esprit au chaud, comme les fesses. Enfin, voilà ce que j’ai retenu de ses propos : Mme Alfieri est une femme supérieure, et comme toutes les femmes supérieures de son âge elle subit une crise. Une crise qu’elle surmontera courageusement, grâce à la nourriture spirituelle puisée aux livres de Ganse, pourvu que Votre Seigneurie n’y mette pas obstacle, c’est-à-dire ne l’entraîne à des actes irréparables…

– Quels actes ?

– La fuite, mon cher. La fuite à deux, vers des paradis baudelairiens. Il y a des précédents : Liszt et Mme d’Agoult – bien que je ne vous fasse pas l’honneur de vous comparer à ce bouc idéaliste et mélomane.

– La fuite ? Il en a de bonnes, votre oncle ! Et où fuir ? C’est comme s’il me soupçonnait de vouloir acheter les joyaux de la couronne d’Angleterre. La fuite est hors de prix.

– Bien sûr. Mais de son temps, vous savez, le prix de la chose n’avait pas grande importance : ils n’allaient jamais plus loin que Rambouillet. C’était un mot conventionnel, analogue aux feux, aux fers, aux chaînes de l’ancienne tragédie. N’empêche que vous devriez calmer votre… la… enfin comment dites-vous ça ?

Il reprit effrontément les feuillets qu’il avait posés sur la table.

– La… la… bon ! j’y suis : « La seule présence silencieuse, attentive, le seul regard sincère… » Inutile de me foudroyer du vôtre, seigneur : vous voyez, j’ai déjà la main sur le bouton de porte. Ainsi !…

Mais le visage de son interlocuteur n’exprimait aucune menace. Il s’inclinait peu à peu vers l’épaule droite, avec cette grimace, si émouvante et si comique à la fois, de l’écolier aux prises avec un texte difficile. Comme toujours, après une lutte brève, Mainville devait céder à un compagnon en apparence semblable à lui, pourtant bien différent, d’une autre espèce. Et comme toujours aussi l’aveu muet de sa défaite éveillait chez son ennemi familier une espèce d’amitié obscure mêlée de rancune, avec on ne sait quoi de fraternel.

– Allons, dit Philippe, pas de blagues. Je me demande pourquoi nous passons le temps à nous chamailler, c’est la maison qui veut ça. Quoi ! nous sommes ici comme des sages parmi les fous. Car les vieux sont fous, j’en suis sûr, la vieillesse est une démence. Il y a des jours où je me réveille avec cette idée-là, et jusqu’au soir je marche de long en large dans ma chambre avec le sentiment – non ! – la certitude – vous entendez ? – la certitude d’une solitude si affreuse que je délibère sérieusement de devenir moine ou poète. Car tous ces types sont vieux, n’importe leur âge. Et nous aussi, Mainville, nous le sommes, peut-être ?… Comment savoir ? On ne peut se comparer à personne, alors pas moyen de juger… Voilà des années et des années – tenez, ma parole, depuis le collège – que j’ai l’impression de me jouer à moi-même la comédie de la jeunesse, exactement comme un fou se donne l’illusion de raisonner juste en alignant des syllogismes irréprochables, sur une donnée absurde. L’autre jour, chez Rastoli, un chauffeur russe m’a dit : Vous avez l’âge de votre classe, sale bourgeois ! » Si c’était vrai ?…

– Je le voudrais. Ils sont forts quand même, allez, les vieux jetons, ils tiennent le coup ! Deux ans après leur sacrée guerre, on les a crus démodés tous à la fois, vlan ! – quelle aubaine !… Hein, Philippe, vous vous rendez compte ? Des gens qui auraient pu être nos pères, presque nos frères, nos frères aînés, reculant soudain dans le passé, devenus les contemporains de M. Guizot ou de M. Thiers… Jusqu’aux guerriers, aux guerriers de la guerre qui sont revenus dans le fond de nos provinces si couillons ! Les cuirassiers de Reichshoffen, quoi ! Et dociles ! Dieu ! qu’ils nous paraissaient bêtes ! Hé bien ! ceux-là aussi, ils ont tenu. On avait beau se ficher d’eux, ils serraient les fesses, et ils nous repoussaient tranquillement, peu à peu, dans un petit monde à nous, rien qu’à nous, à notre usage, où ils venaient sournoisement mettre le nez à leurs moments perdus, histoire de se dire à la page, affranchis… Leur politique, en avons-nous assez ri de leur politique ! On ne se méfiait pas, on croyait qu’ils jouaient ça entre eux, comme la manille ou la belote. Mais c’était nous qu’ils jouaient, nous étions l’enjeu, et nous ne le savions pas. Quand le troupeau devenait gênant, ils ouvraient à deux battants la porte du pré littéraire. Ils nous ont laissés entrer là-dedans pêle-mêle, l’un poussant l’autre, comme à la foire. Et ces vieux finauds d’éditeurs qui jouaient de la prunelle à la porte de leur boutique… Place aux jeunes ! Nous ne pouvions pas seulement bâiller le matin sans trouver au pied du lit un bonhomme des Nouvelles littéraires, son stylo à la main. Mais ils ne perdaient pas le nord, ils la voyaient venir de loin, la Crise ! Et ils font eue, la Crise, comme ils l’avaient eue, leur Guerre, à l’heure dite ! Elle est venue comme une gelée d’avril, tous les bourgeons grillés d’un seul coup, foutu le printemps ! Et les arbres presque centenaires, des vieux troncs caverneux grouillant de vers pareils à des chicots dans une bouche d’avare, qui se sont mis à reverdir au bon moment… Tenez ! si l’on m’avait dit, voilà cinq ans, que je me retrouverais un jour chez le vieux Ganse, en qualité de secrétaire !…

Le joli visage de Philippe marquait cette espèce d’ennui, de lassitude dont son compagnon enviait secrètement l’impertinence, bien qu’il la jugeât, au fond de lui, un peu vulgaire.

– Oui, fit-il. Moi, vous savez, je n’en pince pas beaucoup pour les arts. À votre arrivée ici, le patron m’a dit que vous aviez mis en train quelque chose, une grande machine, je ne sais quoi ?

– Peuh ! une grande machine, non, mais ç’aurait pu être assez curieux. C’était une Vie…

– Une Vie ? Ah ! je vois ça… Une Vie de Jeanne d’Arc, de Napoléon, de Deibler ?

– C’était une Vie de Dieu, répliqua gravement Mainville.

– Bigre.

Il se détourna pour ne pas voir s’empourprer les joues du secrétaire, aspira profondément la fumée de sa cigarette et dit d’une voix rêveuse :

– On peut toujours blaguer la littérature des vieux jetons. C’est épatant de penser que nous finissons par lui ressembler, nous ressemblons à leur sale vie. Que voulez-vous, mon cœur, c’est notre faute, nous avons laissé le décor en place. Profession, patrie, famille, vous ne voudriez tout de même pas jouer là-dedans une pièce surréaliste, non ? Ou alors, il faut la jouer pour soi seul, pour soi tout seul. Ainsi, tenez, au début, ça bichait très bien entre nous, mon oncle et moi – à ne pas croire !… J’étais pour lui la jeunesse moderne, la jeunesse moderne, c’était moi. Et sans en avoir trop l’air – car il est rusé, au fond, le vieux singe ! – sa grosse patte tachée d’encre me poussait tout doucement – toc ! toc ! – j’aurais fait la culbute dans un de ses livres. Le pis, voyez-vous, c’est que je serais devenu facilement l’un de ces quelconques guignols dont il croit tenir les ficelles, et qui sont tous, quoi qu’il en dise, d’abominables petits Ganse – je devenais Ganse…

Il laissa errer son regard au plafond.

– Vous me répondrez qu’on pourrait se débarrasser des vieux jetons, les tuer. Autant avouer alors qu’on est frères, on ne se tue bien qu’entre frères, toutes les guerres sont fratricides… Moi, j’aime mieux croire qu’il n’y a rien de commun entre eux et moi, que nous ne serions même pas fichus de nous haïr.

Il jeta sa cigarette et conclut :

– Vous devriez venir avec moi à la cellule, Olivier, c’est crevant.

– Peuh ! vos copains communistes, ils ressemblent aux types des séminaires. Mince de classe du soir ! Avec ça, ils sentent mauvais.

– Erreur, mon cher. Très propres.

– Oui, trop propres ou pas assez. Ils sentent l’eau de la fontaine, le savon de Marseille et le bleu de linge… J’aimerais autant la crasse, parole d’honneur.

– Point de vue, fit l’autre avec un sérieux comique. Il y a du vrai dans ce que vous dites. Et c’est exact aussi qu’ils sont diablement studieux. Une révolution, forcément, on devrait faire ça pour rigoler, à mon sens. Et c’est pourquoi ils ne la feront jamais tout seuls, ils ont besoin de nous. Question de mise au point, d’esthétique…

– Alors, mon cher, vous jouerez les Saint-Just sans moi : je tiens à ma peau.

– Saint-Just, précisément… Parce que les intellectuels du Parti, mieux vaut ne pas en parler, quels miteux ! Encre et poussière. À les entendre ils vont manger la société, tu parles ! Je les vois d’ici nouer leur serviette autour du menton, essuyer leur verre, et s’emplir de salade de concombres, comme à la gargote. Oui, plus j’y réfléchis, plus je pense que la révolution ne saurait se passer de nous.

– De nous ?

– De moi, si vous voulez, de jeunes bourgeois dans mon genre. Il n’y a que nous pour mettre en scène une belle Terreur, une Terreur pareille à une grande fête, une splendide Saison de Terreur.

– La semaine de Cruauté, quoi ?

– Il faudrait beaucoup plus d’une semaine, répliqua Philippe, songeur. Seulement, nous n’aurons pas la force, voyez-vous, mon cœur. Je crains que nous n’ayons une préférence involontaire pour une cruauté plutôt gratuite, abstraite, nous ne verrons pas assez grand. Nous sommes nés en pleine guerre, que voulez-vous ? Le sang versé ne nous fait pas peur, il nous dégoûte. Trop vu, trop touché, trop flairé ça – du moins en rêve. L’empereur Tibère n’aurait pas fini par les bains de sang, s’il avait commencé par là.

Il passa doucement le bras sous celui de son compagnon et ils restèrent un moment, serrés l’un contre l’autre, dans la lumière pâle de la fenêtre.

– Écoutez, mon petit Philippe, dit Mainville, réflexion faite, ça m’embête de discuter le coup avec le vieux. Tâchez de lui faire comprendre qu’après avoir eu l’indélicatesse de lire ma lettre, il agirait mieux en…

– Des nèfles ! Autant demander d’enseigner la pudeur et les belles manières aux singes du Zoo… Et, soyez tranquille, rien à craindre : il se croit des droits sur vous, il sera paternel. D’ailleurs le style de votre petite machine l’enchante : « Si neuf, si frais, et des inexpériences exquises », j’aurais voulu que vous l’entendiez. Sa grosse langue sortait de sa bouche, j’avais beau me dire qu’il n’avait entre les mains qu’une feuille de papier, je me demandais s’il allait la violer, votre lettre !… Bref, il a une commande pour Fructidor, une histoire romancée genre Reboux, sur l’époque de la Régence, et il pense que vous ferez ça très bien, sucre et poivre… Mais, à propos, mon petit Olivier, il est de vous, le morceau ? de vous seul ?

– Dites donc !

– Oh ! je ne doute pas de vos talents. L’idée simplement que vous soyez venu à bout de ce pensum… vous êtes tellement paresseux, mon cœur !

Les yeux pâles d’Olivier marquèrent à la fois de l’inquiétude et une vanité cynique qui finit par l’emporter.

– Une combine de Simone, dit-il d’un ton de fausse indifférence. Elle voudrait se faire inviter par ma tante. Elle est folle de Souville, sans l’avoir jamais vu.

– Jamais vu ? quelle blague ! Tenez, pas plus tard qu’en novembre dernier, elle y est allée, à Souville, entre deux trains. C’est Rohrbacher qui m’a raconté la chose. Vous ne croyez pas ? Une nuit, chez Larcher, elle nous a même montré des photos – une grande boîte grise très seigneuriale…

– Possible qu’elle ait voulu voir les lieux où s’écoula mon enfance, dit le secrétaire sur un ton railleur. Où serait le mal ? reprit-il avec une assurance grandissante, car Philippe venait de lui tourner le dos. Est-ce que vous allez me rendre responsable de toutes les idées qui peuvent passer par la tête d’une femme sentimentale ?

– Gardez vos secrets, répliqua l’autre froidement. Il faudrait que vous soyez encore plus nigaud que vous feignez de l’être pour ignorer dans quelles mains vous risquez de tomber. Allons donc ! La dernière chose dont puisse douter un garçon de votre sorte, c’est de son propre pouvoir sur un être qui vaut mieux que lui. Seulement, n’espérez pas vous en tirer cette fois comme d’habitude, avec une pirouette et un mot d’almanach. Détrompez-vous, mon cher.

Il posa sur la poitrine de son camarade un doigt long et osseux, effilé comme un poignard.

– Nous avons un petit cœur à l’épreuve de la balle, un vrai petit silex bien roulé, mais des nerfs fragiles et pas plus de volonté qu’un poulet de grain.

– Possible ! riposta le secrétaire sans le moindre embarras. Mais pour me laisser bluffer par la littérature…

– Il y a littérature et littérature, observa Philippe d’un air pensif, son fin visage tout plissé par cet effort insolite. Ces gens-là croient à la leur. Et ils n’ont pas tort d’y croire : sans elle, mon cher, ils ne sauraient rien.

– Ganse ?

– Ganse et les autres. Voyez-vous, mon cœur, je ne me pique pas d’aligner des phrases sur n’importe quoi, mais j’observe, je pèse et je mesure. Entendez mon imbécile d’oncle parler de ses œuvres – Son Œuvre ! « Un véritable écrivain ne peut pas avoir d’enfants », explique-t-il. Parbleu ! Il aurait été capable de les aimer, ça aurait avancé de dix ans, de vingt ans la décomposition, d’ailleurs inévitable, de ses quarante bouquins. Je ne suppose pas que vous coupiez dans le bobard de son génie créateur ?… Oh ! je sais ce que vous pensez en ce moment, qu’après tout il est mon oncle. Mon oncle ? Si j’étais sûr d’avoir une seule goutte de ce sang-là dans les veines…

– Quoi ? vous n’êtes pas…

– Mais non, grand nigaud ! Tout le monde connaît l’histoire, du moins telle qu’il l’arrange, pour les besoins de la cause.

Les yeux gris parurent soudain verdir, et il passa convulsivement les mains sur son visage bouleversé.

– D’ailleurs, ça ne vous regarde pas. En quoi diable mon histoire pourrait-elle vous intéresser ? Sans me vanter, je valais jadis mieux que vous, mon vieux. Si nous sommes aujourd’hui camarades…

– C’est que vous êtes tombé jusqu’à moi, hein ? dit Mainville. Et il ajouta aussitôt avec une tristesse poignante, mêlée d’envie :

– Je n’ai en effet personne à haïr ou à aimer.

Le menton dans ses mains, il levait la tête pour mieux voir son ami, debout de l’autre côté de la table et le regard qu’ils échangèrent n’était connu que d’eux seuls – ce regard d’enfants perdus.

– Personne à haïr ou à aimer. Vous en avez de la veine ! C’est un luxe pour un garçon riche. Dame ! tout le monde n’a pas la chance d’avoir été élevé par un vieil abbé précepteur. – J’ai été potache, moi. Et où ? Au collège municipal de Savigny-en-Bresse, mon cher. Alors Ganse a fait de moi, d’abord, ce qu’il a voulu. Quand je le trouvais à six heures du matin, dans son bureau plein de fumée, tout gluant de sueur, les pattes noires et la cendre de pipe dans chacune de ses rides – je croyais voir Balzac, mon cœur…

– Et maintenant ?

– Maintenant… Pour un peu je le plaindrais. Le voilà tombé dans sa littérature comme un rat dans un bol de glu, et ça dégoûte de l’y voir barboter. Il faut l’entendre ! « Je maintiendrai mon rythme coûte que coûte. » Le rythme, vous savez, son fameux rythme, dix pages par jour… Des nèfles ! La veuve Alfieri l’a prolongé de cinq ans, de dix ans peut-être… Parbleu ! Elle était le seul intermédiaire possible entre lui et ce monde. Sans elle, pas un personnage de cette œuvre gigantesque n’eût échappé à son destin : tous Ganse, mâles ou femelles, un grouillement de petits Ganse, livides et grimaçants à souhait. Mais elle le confirmait chaque jour dans l’illusion que ces guignols existaient réellement, existaient en dehors de lui.

– Bah ! vous répétez toujours la même chose. Au fond, vous ne vous consolez pas d’avoir cru en lui, en Ganse.

– Il y a du vrai, fit l’étrange garçon avec un sourire.

– Et puisque vous n’y croyez plus, vous devriez avoir au moins le courage de le haïr ou de l’aimer.

– J’ai pensé à une troisième solution, mon cher collègue. Fiche le camp.

– Depuis des semaines…

– Oui, depuis des semaines je répète ça aussi. Mais vous l’entendez pour la dernière fois, car vous ne me reverrez plus. Le destin aujourd’hui change de chevaux, comme dit Gœthe.

– Et où vont-ils vous mener vos chevaux ?

– La question se pose, je n’ai pas de projets. Entièrement disponible, mon cher… Qu’est-ce que vous diriez, par exemple, d’un suicide, d’un gentil suicide, bien propret, bien tranquille ? Oh ! je vous fais la proposition en l’air, pour rien, pour la forme. Car il est possible que nous soyons lâches tous les deux, il ne s’agit sûrement pas de la même lâcheté. D’ailleurs, je ne compte nullement faire appel, en vue de cette indispensable formalité, à quoi que ce soit qui ressemble à l’héroïsme militaire. Réflexion faite, la chose vous conviendrait aussi.

– Mon Dieu, je ne dis pas non, répliqua Mainville d’une voix peu assurée, bien qu’il s’efforçât de sourire. Quelques pincées de…

– Hé bien, non ! nous différons justement sur ce point, mon cher. J’incline pour une forme de suicide moins raffinée, populaire, un suicide à la portée des copains de la Cellule. Et d’ailleurs, je n’ai plus le sou. La Seine, ou son plus proche affluent, voilà ce qu’il me faut… Dites donc, vous n’allez pas tourner de l’œil, non ?

– Laissez-moi tranquille, balbutia l’autre, livide en effet. Vos plaisanteries sont ignobles.

– Ignobles ? Pourquoi ignobles ? Écoutez, Mainville, si vous me trouvez maintenant une raison, une seule, de prolonger de quelques années mon séjour parmi les enfants des hommes, je renonce à mon projet, parole d’honneur ! Allez, dites ! Ma vie est suspendue à vos charmantes lèvres, mignonne. Réfléchissez avant de répondre, sacrebleu ! Vous avez l’air de mâcher de la cendre. Crachez un bon coup, et parlez !

– Vous me faites marcher… Il est bien entendu que nous blaguons, hein ? Hé bien ! je vous dirai… que sais-je, moi ? Votre révolution, par exemple ?

– Inutile. C’est déjà beau, vous savez, que la révolution m’ait fourni une douzaine de copains qui suivront mon cercueil, à supposer que je remonte des profondeurs de ma rivière favorite. Elle n’est pas pour mon nez ni pour le vôtre, la révolution, ce n’est pas moi qui lui ferai un enfant ! Et quant à tenir la chandelle, zut ! Il faudra trouver autre chose, mon petit.

Il fixa une seconde sur Mainville son curieux regard, tout à coup décoloré.

– Voilà un bon sujet de conversation, mon vieux, de quoi faciliter rudement votre prochain contact avec le patron. Annoncez-lui mon départ pour des régions inaccessibles à sa littérature, et où je ne risquerai plus, à chaque pas, de marcher sur un de ses crapauds bavards. Au premier mot, vous le verrez ravaler le discours qu’il vient de préparer à votre intention…

La main déjà posée sur le bouton de porte, il fit de nouveau face à son camarade dont le sourire figé, encore plein de méfiance, exprimait surtout l’angoisse.

– L’atmosphère de la maison ne vous vaut rien, dit-il avec un rire sec. Vous êtes en train de tourner comme une sauce.

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