III

Du bout des doigts Mainville essuya son front luisant de sueur. Une fois de plus il se sentait la dupe de ce garçon singulier dont sa volonté chétive, finalement toujours complice de ses nerfs plus fragiles encore, n’avait su se faire ni un ami, ni un ennemi. Quel était le sens de ce dernier avertissement ? Qu’y avait-il de vrai, ou du moins de sincère dans ces violences tour à tour méprisantes ou caressantes qui le laissaient hésitant et humilié, furieux contre lui-même, plus indécis que jamais : Et pourtant il avait cru jadis trouver en Philippe un allié, sinon un ami, car son cœur effronté, si profondément féminin, n’éprouve le besoin d’aucune amitié. Sans doute la prudence l’avait détourné bien vite d’un être à la fois trop semblable et trop différent où il découvrait avec angoisse le visage de sa propre inquiétude, rendu presque méconnaissable par une espèce de fixité horrible. Et dans le cynisme de son étrange camarade, ses caprices, ses colères sans cause, son rire amer et soudain brisé, ses ruses, il croyait discerner ce que sa faible nature redoutait le plus : l’ombre et comme le pressentiment d’un malheur.

Il souleva l’épais rideau de peluche grenat farcie de molleton, aussi lourde qu’une tenture d’église et dont le drapé savant avait paru jadis, au maître encore jeune enivré de ses premiers tirages, le symbole même de l’opulence. La rue trempée de pluie, avec ses boutiques d’antiquaires toujours vides, le luxe absurde du bureau de tabac luisant de glaces et de cuivres, ses rares passants, lui apparaissaient si proches qu’il croyait sentir, à travers les vitres, cette odeur douce et tiède qui était pour lui l’odeur même de la ville.

Certes, il avait autrefois désiré Paris, mais du seul désir dont il fût capable – d’un désir sournois, mêlé d’un peu de crainte. Et il lui en voulait maintenant de l’avoir déçu. Non pas qu’il eût jamais rêvé de le conquérir, comme Rastignac ou Sorel, car toutes ses vanités ensemble n’eussent pas fait une seule ambition digne de ce nom. Ce qu’il reprochait à la ville immense, qu’il avait crue dure et même féroce, c’était justement son extraordinaire, son incompréhensible facilité. De loin hérissée de défenses, réservée, secrète en dépit de son tintamarre hypocrite qui ne trompe que les sots, il suffisait qu’on l’approchât pour qu’elle s’ouvrît, se laissât voir telle quelle, si semblable à ses sœurs provinciales, ne se distinguant d’elles que par un énorme désir de plaire. Il ne lui pardonnait pas sa feinte insouciance, ses bavardages, sa cordialité vulgaire, ses vices sournois et ses vertus plus sournoises encore que ses vices. Mais tandis qu’il se flattait de la caresser du bout des doigts, ainsi qu’une bête familière, bruyante et inoffensive, elle l’avait déjà dévoré.

« Ce que vous apportez ici, dans notre air, nigaud, c’est une bonne odeur de vieille maison sage, carreaux cirés, naphtaline et toile de Jouy. » Ces mots cruels de Philippe l’avaient atteint en pleine poitrine. Était-ce donc vrai ? Ne sortirait-il jamais de l’enfance ? « Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille… », les vers d’ailleurs médiocres du vieux Satyre soudain délirant de paternité bourdonnaient dans sa mémoire comme autant de guêpes. Existe-t-il donc une espèce d’innocence charnelle, capable de résister à toutes les expériences et que le vice même ne réussit pas à flétrir ? À quel vice eût-il sacrifié ses plaisirs ? Et ses plaisirs, à vingt ans, restaient ceux de sa délicate adolescence : la fierté de son jeune corps caressé sous la douche, les longues matinées paresseuses, débordantes d’une lassitude ineffable, le glissement au sommeil par des routes mystérieuses bordées de visages voluptueux, ou moins encore : l’essai d’un nouveau costume, le choix d’une cravate, le jeu de l’ombre et de la lumière sur sa jolie main – cette main gauche dont il était si fier et que la manucure tenait chaque semaine entre ses deux paumes ainsi qu’un oiseau précieux.

Non, il n’était venu à Paris pour aucune conquête. Peut-être avec le secret espoir d’être lui-même conquis, de trouver un maître ? Aujourd’hui il ne lui suffit plus, comme jadis, de reconnaître sur tant de visages ce sourire de sympathie, de complicité un peu protectrice, d’indulgence amusée, courtoise… Mais sa jeunesse n’en continue pas moins à se prodiguer tous les jours, inlassablement, à des fantômes à peine plus solides que les images de ses rêves. Et pourtant il l’a laissé prendre. La main qui s’est posée sur cette précieuse proie est de celles que la mort même n’arrive pas à desserrer.

Rien d’ailleurs ne l’a prévenu du danger. Sa naturelle méfiance ne l’avertit le plus souvent que de périls imaginaires, car son ignorance de lui-même est absolue, au point de fausser presque toujours le jugement qu’il porte sur autrui, en dépit d’une réelle finesse. Comme beaucoup de garçons de son âge, il ne voit guère dans les jeunes filles que des concurrentes déloyales dont il méprise et redoute à la fois la ruse grossière mais infatigable, et cette espèce de servilité corrigée d’impertinence dont la tradition se perpétue d’âge en âge, depuis le commencement du monde. Les femmes qu’il a rencontrées chez Ganse se distinguent à peine de leurs filles qu’elles singent si exactement, jusque dans leurs tics, que le ridicule des unes et des autres, sitôt qu’un hasard les rassemble, prend tout à coup un caractère presque tragique. L’amitié du secrétaire et de Mme Alfieri s’est nouée au cours de ces thés babillards, est née de leurs silences réciproques, d’allusions voilées, de regards échangés pardessus les tables. Le silence de Mainville est généralement celui de l’enfant gâté – narquois ou boudeur. Celui de son amie est souriant, paisible, si détaché de tout qu’aucune de ces femmes à la mode, auxquelles son passé est connu, n’ose la traiter en égale, ce qui rendrait toujours possible, à l’occasion, une insolence raffinée. De longues semaines, ils s’en sont tenus à cette espèce de complicité. Mais un soir, comme ils se trouvaient ensemble devant la porte de M. Ganse et qu’il avait déjà la main sur la poignée de la porte, elle a posé dessus la sienne, elle a serré doucement, autour de son poignet, ses longs doigts frais. Et depuis…

Il s’est défendu de son mieux, mais comment se défendre contre une tendresse si impérieuse et si discrète à la fois, qui n’exige rien et pourtant, même lorsqu’elle se manifeste le plus humblement, n’abandonne pas sa fierté, semble toujours ne relever que d’elle-même ? Jamais il ne l’a prise en faute, jamais elle ne s’est laissé surprendre en flagrant délit de coquetterie, et elle dissimule soigneusement le moindre désir de lui plaire. Dieu ! qu’elle connaît bien sa faiblesse, ce besoin inavoué d’amitié masculine qui le hante depuis tant d’années, crée autour de lui, à son insu, on ne sait quelle atmosphère équivoque, dont s’amusent ses familiers ! Il n’est pas jusqu’à ces cheveux sombres, cette coiffure sévère, ce parfum d’ambre, la netteté du visage jamais poudré ni fardé, le grain de la peau resté visible – son reflet mat et chaud – qui ne flatte en lui ses goûts secrets, le confirme dans certaines répugnances physiques insurmontables, l’horreur qu’il a des chairs trop blondes, éclatantes, gonflées de sève, que montrent si généreusement ses jolies camarades du club de natation.

Car ce frôlement de mains est resté, jusqu’à ce moment, le seul aveu, l’unique faiblesse de la femme dont l’illustre Sermoise dit couramment – avec le même geste agaçant de ses doigts voraces – qu’elle est « une courtisane de la Renaissance italienne en exil ». Propos qui fait rire, car l’indifférence de Mme Alfieri pour la toilette est aussi légendaire que l’avarice de Ganse, et on ne lui connaît que trois ou quatre modèles de robes qu’elle fait recopier telles quelles, depuis dix ans, sauf les modifications de détail jugées indispensables par sa couturière. Mais l’homme aux doigts voraces maintient son dire, laisse entendre perfidement que ce mépris délibéré des hommages masculins cache peut-être une autre passion moins avouable. Il est pourtant notoire qu’aucune des belles amies équivoques du vieux Ganse, conquérantes ou prisonnières, n’a jamais obtenu de Mme Alfieri que ce même sourire figé, qui retrousse légèrement ses paupières, lui fait le regard oblique des modèles de Léonard.

Elle travaille dix heures par jour, affirme son patron avec cette sollicitude carnassière qu’il montre volontiers aux collaborateurs dont il abuse, et qu’il prend pour de la sympathie. Même, dans ses moments de bonne humeur, il ajoute, après un bref clin d’œil à la cantonade : « Et pour obtenir ça de Simone, mon cher, rien à faire : c’est un marbre ! » Le docteur Lipotte – que ses chroniques au Mémorial ont rendu célèbre parce qu’il y débite chaque semaine, sous prétexte de psychiatrie, un flot intarissable d’ordures d’où jaillissent brusquement, ainsi que des épaves à la bouche gluante de l’égout, les mots sacrés, les mots totem du vocabulaire professionnel – déclare qu’elle présente un cas assez curieux, mais non pas si rare, de frigidité. Il laisse d’ailleurs entendre que ce premier symptôme en dissimule d’autres, plus graves, de délire mystique. Car Mme Alfieri passe pour mystique, sur le discret témoignage de monsignor Cenci qui répète à son sujet, d’une voix toujours confidentielle, ce qu’il a déjà dit tant de fois, depuis un demi-siècle, des belles tigresses mondaines. « Une âme qui se cherche », fait-il avec la même grimace gourmande qu’il a pour déguster, à la fin d’un repas, un cognac centenaire…

Mainville n’a pu se retenir de raconter à Philippe quelque chose de son aventure, mais à sa grande surprise son interlocuteur l’a écouté en silence, fixant sur lui un de ces longs regards qui déconcertent n’importe qui, ont valu à ce jeune homme, généralement tenu pour un cancre, la réputation d’un animal dangereux dont on peut toujours craindre une belle morsure. Il s’est tu, forcément. Si habile qu’il soit dans le mensonge, il ne saurait en effet rien dire de cette singulière amitié sans se découvrir dangereusement lui-même. Et pourtant il excelle au mélange artificieux du vrai et du faux, mais son génie est trop délicat, trop fragile pour inventer de toutes pièces un rôle à la mesure d’une femme si différente de celles qu’il croit connaître, ou qu’il refait à son image. L’invraisemblance eût été trop forte, et il s’est senti rougir.

Ce secret, d’ailleurs, ne lui déplaît pas. Il a pris l’habitude des demi-confidences, qu’elle ne semble jamais provoquer mais dont elle lui a donné le goût, car elle sait les interrompre à la minute qu’il faut, et ses graves silences sont plus caressants que ses mains. Dans son appartement minuscule de la rue Vaneau, le coffret d’Abdullah est toujours plein, le cocktail préféré vient se poser comme de lui-même sur la petite table. Elle a une manière à elle, qui n’appartient qu’à elle, de lui parler de son passé, de son enfance, de refaire de lui l’adolescent. Et un jour, un jour entre les jours, elle lui a tendu sans mot dire la petite boîte plate, le faux briquet d’or fait pour dérouter les indiscrets, rempli d’une poudre blanche.

Avait-elle prémédité ce geste, scellé ainsi leur muette complicité ? Il s’est posé la question bien des fois, sans pouvoir y répondre. Probablement a-t-elle cru à ses vantardises, car il feint excellemment les vices qu’il ignore. Mais à la première prise, pourtant médiocre, dès qu’elle a vu flotter son regard et son joli visage tout à coup livide, pétrifié, elle a sûrement compris, bien qu’elle n’en ait laissé rien paraître. Et depuis elle ne lui tend plus que rarement la boîte d’or. Il doit s’approvisionner à grands frais auprès d’intermédiaires qu’il abhorre, car il garde de son éducation provinciale une insigne maladresse à utiliser les entremetteurs, tour à tour trop dédaigneux ou trop familiers, alors que Philippe, qui tutoie volontiers ces canailles, sait pourtant à merveille, d’un simple haussement d’épaules, « prendre ses distances » – selon son expression favorite.

Prendre sa distance, voilà ce que Mainville n’a jamais su, en effet. Six semaines de Paris ont suffi à faire voler en éclats l’ironie empruntée jadis à ses auteurs préférés, et qui lui semblait une arme si sûre. « Vous n’avez pas le punch, que voulez-vous ! » remarque le neveu de Ganse, avec pitié. Et il explique charitablement que « cela n’a pas d’importance », appuyant l’argument de ce regard qui s’échappe soudain, pâlit, fait dire aux amis du vieux Ganse que le garçon finira mal. Sa conversion au communisme ne lui a valu d’abord que des attentions flatteuses, et les faveurs de la princesse de Borodino qu’un bref séjour à Moscou vient d’enrager pour Staline. Mais il n’a pas pris longtemps au sérieux son rôle de jeune intellectuel du Parti, et il fréquente à présent des dissidents obscurs, suspects de terrorisme et qui ne sont même pas pédérastes…

Le soir descend invisible comme toujours, semble couler des façades trempées de pluie et Mainville pense à d’autres soirs en regardant cligner l’œil unique, fulgurant, du Bar-Tabac. Comme de lui-même son mince doigt s’est porté à sa tempe et il compte machinalement les pulsations de l’artère chaque jour plus précipitées, plus brèves, avec des pauses insolites, de longs silences qui lui font monter la sueur au front. Dieu, qu’il a peur de mourir ! Qu’il est seul ! Appartient-il réellement, ainsi que le veut Philippe, à une génération malheureuse, expiatoire ? Le mot de malheur ne lui représente rien d’exaltant, il n’éveille en lui que des images sordides de malchance, d’ennui, et ces catastrophes prochaines que prédisent inlassablement ses aînés ne lui inspirent aucune espèce de curiosité. La guerre ? Encore ? Aussi loin qu’il remonte dans son passé, il ne peut guère aller au-delà de 1917. Sa mère est morte un an plus tôt, dans un sanatorium suisse, et de cette pâle figure il ne se souvient pas. Le père n’a pas longtemps survécu, tué par une granulie foudroyante qui a dévoré en quelques semaines ses poumons déjà rongés par l’ypérite. La grand-tante que la famille appelait tante Voltaire, car elle tenait de son mari défunt, procureur à Aix, des opinions républicaines, l’a recueilli un moment, mais elle ne l’aime guère et, après un bref passage au collège de Mézières, il s’est retrouvé un jour dans le presbytère du charmant vieux prêtre tourangeau, maniaque d’archéologie et de littérature, qui lui a fait cinq bienheureuses années de loisir, sous ce ciel amollissant, au bord de ces vastes et lentes eaux. Étrange prêtre avec son regard voilé, si doux, si tendre, couleur de violette, son indulgence mystérieuse, et ce sourire, tellement plus usé que le regard, usé d’avoir vu trop de choses, d’avoir trop vu la vie, trop longtemps… Avait-il la foi ? se demande quelquefois Mainville. En tout cas celle d’Olivier s’est effacée jour après jour, et il n’a même pas pris la peine d’en informer son vieux compagnon, qu’il accompagnait chaque dimanche, en bâillant, à la chapelle des Dames de Sion, dont il était l’aumônier, et qui réservaient pour lui les meilleures bouteilles de ce vin gris dont il était si friand. Trop friand, hélas ! car il est mort d’une crise foudroyante d’urémie, un soir d’été, dans un fauteuil, tenant serré sur sa poitrine une précieuse édition des Fables de La Fontaine, un exemplaire unique qu’il tenait du marquis de Charnacé, son prédécesseur à la présidence de la Société archéologique de Saumur.

Mainville a passé près de sa tante deux années, deux années mi-parties blanches et noires. Entre cette vieille femme et lui, aucune tendresse, mais une curiosité réciproque. Dès le premier jour les yeux gris, chargés d’une expérience implacable, ont reconnu sa faiblesse et elle l’a traité avec cette sollicitude railleuse et despotique, l’ironie familière qu’elle accorde à ses animaux favoris. « Je te croyais un enfant de chœur », disait-elle parfois en hochant la tête, et son regard faisait rougir l’enfant jusqu’aux oreilles. Visiblement, elle retrouvait en lui quelque chose de son propre goût du plaisir, mais le tempérament, hélas ! est celui de sa mère. « Ta mère ! une si petite nature ! » Elle lui disait encore : « À vingt ans, je t’aurais haï, mon cher ! Aujourd’hui, elle le juge un compagnon possible – faute de mieux – un alibi à l’ennui qui la dévore, et qu’elle n’avoue jamais… Ils lisaient ensemble les livres envoyés chaque quinzaine par le libraire de Meaulnes qui ressemble à Anatole France dont il a le culte, et qu’il s’efforce d’imiter en tout, au point d’engrosser ses bonnes.

Il a quitté la maison grise sans joie, bien que le monde s’étonnât qu’il eût pu vivre deux ans auprès de la châtelaine dont l’avarice et la méchanceté sont légendaires, car elle utilise ces deux vices-là, comme les autres d’ailleurs, au soin de son repos et les arbore avec un cynisme calculé qui éloigne les importuns. Paris l’attirait pourtant. Il apparaissait dans ses pensées ainsi qu’une terre d’élection, favorable aux entreprises des jeunes garçons. Le hasard l’a conduit chez Ganse – une interview pour Art et Magie – et il y est resté parce que sa faiblesse a besoin d’un maître et que sa vanité ne saurait subir un maître qu’il ne se croirait pas le droit de mépriser. Par quelle fatalité s’est-il senti glisser peu à peu vers ces régions troubles pour lesquelles il ne se sent pas fait, où le tragique et le burlesque épanouissent côte à côte leurs fleurs monstrueuses ? Hélas ! c’est qu’il est réellement impuissant contre la grossièreté de la vie quotidienne, son énorme voracité. Nul ne se doute au prix de quel immense effort les frivoles viennent à bout de leur destinée, alors que le drame est à l’affût derrière chacun de leurs plaisirs et qu’ils doivent passer en souriant, plusieurs fois par jour, à portée de sa gueule béante, sûrs d’ailleurs d’y tomber tôt ou tard, car on compte ceux qui tiennent la gageure jusqu’au bout, échappent à la tendre majesté de l’agonie, réussissent à faire de leur propre mort une chose impure.

La maigre pension servie par la vieille dame n’a pas suffi longtemps, les dettes sont venues. Elles l’ont pris au dépourvu, car sur ce point-là encore sa défense est nulle. Son effronterie reste impuissante contre « le Créancier », créature imaginaire qui semble sortie de ses cauchemars d’enfant et à laquelle son préjugé de fils de famille provinciale prête une espèce de prestige comique. C’est alors qu’il a découvert que depuis longtemps il vivait à son insu parmi de jeunes aventuriers qui feignaient, par prudence et politesse, de lui ressembler comme des frères. Et par mille fissures invisibles, ainsi qu’une eau sombre et secrète, la fatalité qu’il abhorre est entrée dans son destin.

– Qu’est-ce que vous faites là, un doigt sur la tempe ?

Il ne l’a pas entendue venir, comme toujours, et son regard vacille longtemps, si longtemps qu’elle a eu un bref mouvement d’impatience, ce double battement des paupières qui met chaque fois Mainville en défense.

– Votre patron est d’une humeur ! fait-elle en détournant aussitôt les yeux. Encore un après-midi gâché… Vous devriez passer ce soir chez Gassin, le temps presse. Je me demande même si nous aurons demain les trente pages pour la Revue…

– Et après ?

– Vous n’êtes pas juste, dit-elle avec un sourire indéfinissable. Vous raisonnez comme un enfant.

– Un enfant ? C’est vous tous, plutôt, qui devez être près d’y retomber, en enfance ! À quoi riment toutes ces histoires ? Si le vieux Ganse n’a plus rien dans le ventre, qu’on le dise !

– Il faut vivre. Oh ! je ne parle pas d’argent, fit-elle en secouant la tête. Chacun de nous a sa raison de vivre. Il en est de brillantes, d’avantageuses, mais ce ne sont pas les meilleures, les plus solides…

– Bon, soit ! Admettons que Ganse ait trouvé la sienne aux dépens des cent mille imbéciles qui le lisent. Comme il était pompé lui-même à mesure par les marchands d’encre, ça ne pouvait pas durer toujours.

– Évidemment, fit-elle d’une voix rêveuse. Pourquoi le haïssez-vous tant ? Il est très bon pour vous, après tout, très indulgent…

– Incompatibilité d’humeur, je suppose. Et puis sa raison de vivre m’agace. Est-ce que j’ai une raison de vivre, moi ?

– Non, dit-elle simplement. Aucune.

– Alors ? Preuve qu’on peut très bien vivre sans ça. Vous en avez une, vous ?

– Pas encore.

Elle riait d’un petit rire circonspect, furtif, qui faisait contraste avec son beau regard tranquille. Et tout à coup elle prit entre le pouce et l’index le poing fermé de Mainville, le posa doucement sur la table, et déliant les jolis doigts l’un après l’autre, effleura des lèvres la paume vide.

– Ne refermez pas la main, fit-elle, voilà ce que je vous avais promis.

Mais il repoussa son bras si vivement qu’elle laissa échapper les deux billets de mille francs qui glissèrent de ses genoux sur le tapis.

– Non ! protesta-t-il d’une voix lasse. Ça ferait en tout treize mille cent soixante-sept – je tiens nos comptes en règle – c’est trop. D’ailleurs, Gasteron m’a promis d’attendre.

– Soyez raisonnable, Mainville. Il est temps de retirer la traite, j’ai vu Legrand hier. Peut-être est-il même trop tard.

– Je m’en fiche.

– Pas moi. Réfléchissez un peu, mon petit. Et surtout, laissez-moi parler. Vous savez que je m’explique très mal, je n’ai pas l’habitude, je ne discute jamais. Pour une bagatelle allez-vous mécontenter gravement votre tante et, qui sait… Vous m’avez dit l’autre jour qu’elle pardonnerait tout, sauf un abus de son nom, de sa signature. On ne jette pas ainsi par la fenêtre un héritage de dix-huit cent mille francs !

– Je me fiche de l’héritage aussi.

– Pas moi. Tâchez de comprendre. L’argent que je vous ai prêté, c’est à peu près tout ce que je possède, car les cent mille francs de titres n’existent pas.

– Hein ?

– Je me suis faite plus riche pour faciliter les choses, je sais que vous n’aimez pas beaucoup les cas de conscience. Je les ai eus, d’ailleurs, ces cent mille francs, je ne les ai plus, voilà tout. Bref, vous devrez convenir qu’il serait peu loyal de votre part d’anéantir par jeu, par caprice, la seule chance qui me reste d’être un jour remboursée ?

Tout en parlant, elle avait déjà glissé les billets dans la poche du veston tandis que son regard, fuyant par-dessus l’épaule de son ami, reflétait par instants la vitre trouble et les lueurs de la rue.

– Compris ! dit-il, essayant de donner à son visage puéril l’expression qu’il a observée tant de fois sur celui de ses camarades et dont la vulgarité vigoureuse lui semble seule capable en ce moment de masquer son embarras.

Mme Alfieri ne fait d’ailleurs aucun mouvement pour le retenir, et tandis qu’il glisse vers la porte, elle continue de fixer le même point inaccessible, là-haut, pardessus les toits d’ardoise ruisselants.

Il se retourne une dernière fois. La surprise, plus que la colère, l’étouffe. Mais ce qui l’irrite plus encore, le submerge littéralement de dégoût, de honte, d’un inavouable sentiment de délivrance, c’est la certitude physique qu’il acceptera la leçon, qu’il ne peut pas ne pas l’accepter. Tandis que le sang monte à ses joues, brouille son regard, sa dure petite cervelle raisonne, pèse le pour et le contre, mesure le risque d’un geste irréfléchi. Comme elle le connaît bien. Avec quelle adresse elle a planté la banderille ! Comme elle a su attendre patiemment l’occasion de l’humilier une fois, une fois pour toutes – une fois pour toutes et qu’on n’en parle plus !… – Certes il pourrait encore… Trop tard. À quoi bon ? soupire en lui sa propre voix, c’est tout qu’il faudrait rendre maintenant, tout ou rien… Et tête basse, il froisse machinalement les coupures au fond de sa poche. La fausse traite a justement été retirée par lui l’avant-veille, grâce à une combine heureuse. « Je ne le lui dirai pas, ou je le lui dirai plus tard », pense-t-il.

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