IX

Il se retrouva sur le trottoir, dans la brume délicate d’un soir d’hiver. La fureur qu’il avait eu tant de peine à contenir venait de se dissiper brusquement, comme une fumée. Quel silence au creux de sa poitrine ! La rue elle-même semblait vide. En dépit du ronflement des moteurs, de l’éclair des carrosseries, la chaussée noire entre les devantures éblouissantes était devant ses yeux ainsi qu’un paysage de feuillage et d’eau courante, l’attirait comme un fleuve. Où courait-elle ainsi, la longue route luisante, vers quel horizon fabuleux ? Il la prolongeait par la pensée bien au-delà, plus loin, beaucoup plus loin, jusqu’à ces minces routes blondes, de colline en colline, toutes frémissantes sous la lune douce. Il voyait cette blancheur monter vers le ciel, s’y perdre, redescendre, dix fois roulée et déroulée pour s’évanouir encore et tout à coup s’échapper, courir au-devant de l’aube. Il respirait à pleins poumons l’air humide, il écoutait sonner son pas – une ! deux ! – l’ancienne vie était derrière, bien loin derrière, effacée à mesure, clopin-clopant, d’un pas boiteux. Tout à l’heure elle ne serait plus. À quoi bon ces colères puériles, les mensonges, les ruses ? Il n’est que de fuir, mettre l’espace entre elle et nous, tourner le dos. La bienheureuse fatigue, le divin néant monte des genoux lourds, au ventre, à la poitrine, à la gorge, efface lentement la pensée – une ! deux ! une ! deux ! – d’un pas égal, jusqu’à ce que le sol semble mollir peu à peu sous les semelles, ondule, comme par grandes vagues, lentes et longues, qui suppriment la notion de pesanteur, jettent le marcheur en avant, ainsi qu’une bouée.

L’hallucination fut si forte qu’elle réussit à abolir un moment jusqu’au bizarre état de demi-conscience grâce auquel il avait jusqu’alors évité tous les obstacles avec une précision machinale. L’énorme bâillement d’un autobus stoppé brusquement à deux pas de lui, ébranla trop douloureusement ses nerfs. Il gagna le trottoir au milieu des huées des chauffeurs, en chancelant. Son impression était maintenant celle d’une chute verticale, miraculeusement interrompue. Reprendrait-elle ? La longue rue droite, dont il ne savait d’ailleurs pas le nom, l’appelait encore, de toute sa profondeur vertigineuse. Il fut obligé de fermer les yeux un moment, la main appuyée contre le mur. « Tu dégueules ? » lui cria en passant un marmot à face blême, minuscule, pareil à un jouet de cauchemar. Alors seulement il s’aperçut qu’il était sans manteau, ridicule dans son costume clair trempé de pluie.

« Je suis trop bête, se répétait-il rageusement, un quart d’heure plus tard, au fond d’une petite salle de café. Si Philippe était mort à Romorantin, je suppose, la nouvelle ne m’en eût pas du tout bouleversé. Au fond, nous n’avions rien de commun, et je le connaissais depuis peu. Certes, il s’est tué devant moi, sous mes yeux. Qu’est-ce qui m’empêche maintenant d’oublier ce détail, une fois pour toutes ? D’ailleurs, j’ai rompu avec Ganse, je ne remettrai plus les pieds rue de Verneuil, pourquoi ne pas passer outre à tout ça comme à un mauvais rêve ? »

Ce mauvais rêve, imprudemment évoqué, remonta soudain des profondeurs de sa mémoire, et la vision fut si nette, ou plutôt si inflexible, d’une invraisemblance si horrible, qu’il secoua convulsivement la tête en fermant les yeux, comme s’il eût voulu échapper à un essaim de guêpes bourdonnant autour de son visage. Il ressemblait à une épave, les mains crispées à la table de marbre ainsi qu’au bastingage d’un navire secoué par la houle. Chacun de ses muscles esquissa les gestes de la fuite. Puis l’hallucination s’effaça peu à peu, les images distinctes reculèrent de nouveau au fond du champ de la conscience, et le petit café, la salle basse, la porte en verre dépoli reprirent leur place, remirent entre lui et les fantômes leur fragile rempart.

« Pourquoi d’ailleurs ai-je fait cette scène à Simone ? Que m’a-t-elle dit au juste ? L’idée de fiche le camp n’importe où n’est pas si bête. Au lieu d’attendre tranquillement que la sacrée vieille dame me déshérite, je ferais mieux de chercher avec elle une combine. Perdu pour perdu, j’aurais peut-être pu m’entendre avec elle, signer de nouveaux billets. Qu’ai-je à craindre ? Jamais la vieille dame ne laissera la justice mettre le nez dans ses affaires. Avec cent mille francs, on va loin. »

Comme d’habitude, il ne pouvait s’expliquer par quelle fatalité ridicule chaque entrevue avec Mme Alfieri prenait ce caractère de dispute âpre, s’achevait en railleries ou en injures. Car dès qu’il avait franchi le seuil de son minuscule appartement, cet édifice de contradictions tombait de lui-même, et il ne se souvenait même plus des causes toujours futiles qui avaient enflammé sa colère. L’aimait-il ? Certes, il ne la désirait point, au sens qu’on donne généralement à ce mot, mais pourtant ce mot n’avait pour lui qu’une signification trouble. Celui de possession, qui flattait sa vanité, ne lui paraissait pas plus clair, n’émouvait pas sa virilité, d’ailleurs pauvre, vite endormie sous les caresses. Sans qu’il se l’avouât, de la volupté il ne connaissait guère que l’approche sournoise, et ses nerfs débiles se dérobaient au dernier moment, subissaient le spasme, plutôt que de l’éprouver, ainsi qu’une blessure de tout l’être, un déchirement presque intolérable, qui loin de faire chavirer sa pensée, montait des entrailles au cerveau, où il semblait refluer, dans une espèce de délire lucide, une gerbe d’éblouissante lumière glacée. Non, il ne l’aimait pas, et il n’aimerait probablement jamais, car personne ne lui ferait oublier les premières répugnances physiques de l’enfance, qui eussent suffi à faire de lui un être si profondément féminin. Il lui semblait ressentir la grossièreté de l’étreinte, alors qu’il répugnait surtout à la violence, dont il ne retenait que l’humiliant oubli de soi, car l’égoïsme est sans doute un péché de la chair et un secret triomphe du monde charnel. Mais la patience et la sagacité de Simone ont eu raison de ses dégoûts. Elle l’a maintenu dans cette atmosphère qu’il aime par-dessus tout, qui convient seule à sa nature, et qui est presque celle d’une amitié équivoque, avec on ne sait quelle douceur, quelle discrète protection maternelle. De mois en mois, de jour en jour, la volonté défaillante s’y est sentie comme dissoute, et l’heure est proche où, en dépit de ses colères impuissantes, l’habitude aura tissé sur lui sa toile. Il l’aime de la meilleure manière dont il est capable, et il l’aimera longtemps, toujours peut-être, car quelle autre que celle-ci saurait reprendre ce délicat et interminable travail de fileuse ?

« Je t’attendrai », a-t-elle dit. Bien sûr, elle l’attendra. Sa volonté abdique déjà par avance, et chaque minute lui souffle que son amie songe à quelque plan dont la réussite est sûre. Il quitte la banquette, s’approche du poêle, tendant vers la grille flamboyante son pantalon fumant.

Par-dessus la cloison vitrée, un voyou accoudé au comptoir l’observait curieusement, d’un regard tout luisant d’une naïveté poignante, insondable, d’une espèce d’innocence horrible.

– Viens ici, cria Mainville, comme malgré lui. Viens boire un verre.

Un nouveau pressentiment, aussi absurde que l’autre, venait de le saisir à la gorge – la certitude d’on ne sait quelle rencontre future, immanquable, d’une ténébreuse complicité… Heureusement, l’inconnu, sans doute instruit par une longue expérience du risque de certaines sympathies fortuites, se glissa vers la porte et disparut.

La nuit s’était achevée dans un cauchemar, sous la pluie immense, infinie. Par quels quartiers mystérieux ? Par quels faubourgs ? Il n’avait suivi aucune route, évitant seulement d’instinct les rues tournantes, les carrefours, tenté par ces grandes lignes droites qui semblent ne devoir s’arrêter jamais. Lorsqu’un pas sonnait derrière lui, il n’eût pour rien au monde tourné la tête ou hâté le sien, attendant le cœur serré que le compagnon se lassât. Et lorsque le silence s’était fait de nouveau, une espèce de joie profonde, de sécurité, de paix surhumaine lui donnait pour un instant la certitude qu’il avait dépassé la limite de ses forces – du moins de ces forces grossières, communes à tous et si vite exténuées, que son épuisement délicieux n’aurait plus de fin. Parfois, le souvenir de récits lus jadis, de voyageurs égarés qui tournent en rond réveillait sa méfiance et il s’étonnait de voir encore, à sa droite et à sa gauche, de monotones cubes de pierre ruisselants d’eau, ces trottoirs, ces chaussées désertes où danse parfois une lueur venue on ne sait d’où. Il se souvint d’avoir débouché inopinément sur une route, une vraie route, bordée d’arbres nains, malingres, malsains, d’où coulait goutte à goutte une eau noire. Puis, il s’enfonça de nouveau dans un chaos d’asphalte et de ciment, revit d’étranges taxis sortis à l’improviste des profondes ténèbres et dont il suivait longtemps des yeux, à travers le reflet des flaques, les pneus blêmes. L’étrangeté – ou pour mieux dire la démence – de sa course errante, sans but, ne lui apparaissait pas encore, ou du moins il refusait obstinément d’y fixer sa pensée. Plus tard ! Plus tard ! Et d’abord il fallait que cette nuit cessât, supposé qu’elle dût jamais finir. Pour l’instant, il ne devait que marcher, poser régulièrement, l’un après l’autre, sur le sol, ses pieds dont il ne sentait plus le poids. Ses jambes étaient glacées jusqu’aux genoux – exactement comme après une prise trop forte de cocaïne – et il lui semblait aussi que ce froid montait insidieusement, tandis qu’il écoutait siffler la boue dans ses semelles trempées, molles… Lorsque ce froid atteindrait la poitrine, il pourrait s’arrêter, réfléchir… Jusque-là…

Par exemple, l’image de Mme Alfieri continuait de flotter dans son cerveau vide, se confondait avec le souvenir et le désir du poison délectable dont elle lui avait enseigné l’usage. Autour de ce point fixe, ses pensées réussissaient à se former, bien qu’encore vagues, inconsistantes – telle une vapeur d’eau qui se condense, une fumée. Sacrée lettre ! Comment avait-il été si sot ! Ou par quel sortilège était-elle venue se placer sur la pile de feuilles dactylographiées à la place même du vieux Ganse ? Hélas ! il l’avait achevée dans l’euphorie d’une dernière prise, et à de tels moments la moindre prévision de l’avenir est un effort trop douloureux, intolérable. Peut-être même l’avait-il vue ? Peut-être le goût du risque obscur, une secrète rancune contre soi-même, le désir de se prendre en faute, de se tendre un piège ? Mais cela n’expliquait point que l’entretien avec Ganse eût tourné court, l’eût à ce point bouleversé. Cela ne justifiait pas non plus le brusque emportement de sa haine en face de Mme Alfieri, moins encore cette fuite absurde dans les ténèbres. Il fallait sans doute remonter plus haut, beaucoup plus haut, à certaines tentations de l’enfance dont le hasard seul lui avait permis de triompher – mais dont la blessure était encore là, quelque part, dans un repli du cerveau. Deux fois il s’était échappé du collège et le souvenir lui revenait encore quelquefois, comme par bouffées, de la grande route pleine de soleil qu’il avait suivie des lieues et des lieues. On l’avait ramassé au pied d’une meule, épuisé, vaincu par le sommeil, un sommeil noir, sans rêves, qui avait duré un jour et une nuit – à ce qu’avait supposé du moins le médecin de Grenoble. Car sa course hallucinante l’avait porté d’instinct vers la vieille maison grise au fond de la vallée dont la fraîcheur le hantait… Mon Dieu, se pourrait-il qu’après tant d’années ?… Il se souvenait encore que la chambre de la clinique était toute blanche, pleine d’ombre… L’oncle vivait à ce moment-là. Il l’entendait discuter à voix basse avec le médecin, et un mot, entre eux, revenait sans cesse, un mot qui lui avait semblé merveilleux – celui de fugue. Et il se rappelait aussi le visage sérieux de l’ancien officier de marine s’efforçant quelques jours après de le convaincre : « Ton père était un nerveux, un grand nerveux. À ton âge, cet accident-là n’a pas d’importance : il suffit de te mettre en garde. Tout s’arrangera vers quinze ans. D’ici là, résiste à la tentation. Lorsqu’elle vient, tâche de penser à autre chose. Et si l’énergie te manque, n’hésite pas : confie-toi au premier venu de tes maîtres, il fera le nécessaire. D’ailleurs, inutile d’essayer de reprendre la clef des champs, tu seras surveillé jour et nuit. »

Depuis longtemps – des heures – la route ne sonnait plus sous ses talons, et à sa grande surprise, il commença de distinguer le ciel au-dessus de lui – un ciel bas, d’une couleur jaunâtre, écœurante. Un vent frais venait des profondeurs déjà blêmes, des champs monotones, semés d’épluchures de betteraves, à perte de vue. L’odeur de l’aube précédait l’aube elle-même.

Pour se réchauffer, il fit, en courant, un ou deux kilomètres, continua par une marche athlétique. Son veston fumait sur son dos. Un cabaret avec sa pompe à essence, son enclos de planches et de treillage, une vieille auto sous sa bâche, apparut à un carrefour – miraculeusement seul sur cet horizon plat et triste. Avant d’y entrer, Mainville décrotta ses chaussures boueuses, refit le nœud de sa cravate, prépara une fable plausible. Et d’ailleurs, à un certain degré d’excitation nerveuse, il sentait toujours presque douloureusement le besoin et comme la fringale du mensonge.

Le cabaretier écouta distraitement l’histoire compliquée de la voiture en panne, qu’une camionnette providentielle venait de prendre en remorque jusqu’au prochain garage, et qui viendrait le reprendre au cours de la matinée. La patronne, moins taciturne, expliqua qu’il aurait été plus sage de prévenir par téléphone un des postes automobiles de Dourdan. Il apprit ainsi qu’il avait parcouru près de trente-cinq kilomètres. Alors seulement il sentit la fatigue non dans ses muscles, mais dans sa moelle. Ce fut comme l’éblouissement d’une lumière trop vive, aveuglante, intolérable, qui eût mis à nu, dénudé chacun de ses nerfs. L’angoisse fut si prompte qu’elle le mit debout en un clin d’œil, le jeta littéralement hors de la pièce. Il laissa une poignée de monnaie sur la table, reprit sa marche, ne s’arrêta qu’à l’entrée de la ville. C’était une journée grise d’arrière-automne, pleine de fumée. De la rue lavée par la pluie, encore humide, montait une odeur si fraîche qu’elle lui rappela celle de la neige à travers le bois goudronné des refuges montagnards. Et aussitôt l’image de la maison grise cessa de flotter dans sa pensée, se dessina tout à coup avec une extraordinaire netteté, puis parut s’y multiplier ainsi qu’entre deux miroirs. Quoi qu’il dît pour échapper à l’obsession, la façade de Souville, aux volets clos, finissait toujours par accourir au-devant de lui, dès que sa volonté faiblissait, dans une sorte d’immobilité sinistre.

Il semblait pourtant que le lever du jour eût mis fin à son cauchemar. Du moins, il se fût cru volontiers libre désormais de poursuivre ou non la singulière aventure dans laquelle il s’était trouvé jeté comme à son insu. Le seul indice qui faillit réveiller sa méfiance fut le mouvement de révolte qu’éveilla en lui brusquement la seule pensée d’un retour en arrière, lorsque l’idée lui vint d’aller prendre chez lui les quelques objets nécessaires à une longue randonnée. Mais il se rassura par un raisonnement simpliste : à chaque départ en vacances, il était ainsi torturé jusqu’au dernier moment par la crainte de quelque incident fortuit, imprévisible – une visite, une lettre, un malaise – qui l’eût retenu à la maison. À quoi bon risquer de laisser renouer là-bas des liens qu’il avait brisés d’un seul coup, et presque sans y songer ? Réconforté par un déjeuner copieux, il demanda une chambre à l’hôtel, s’étendit sur son lit, et sombra instantanément dans un sommeil sans rêves.

Il ne s’éveilla qu’au soir et aussitôt lui revint avec une force accrue, irrésistible, l’obsession de la route ténébreuse, telle qu’il l’avait connue au cours de la nuit précédente. L’odeur des pavés humides, le vent toujours saturé de pluie, les lumières tremblantes le grisèrent au point que dans un premier mouvement de défense, il ferma sa fenêtre, les rideaux. Mais en vain. Cependant, il discutait encore avec lui-même, se proposa de payer d’abord sa note, de se tenir prêt. Il lui semblait que, libre de partir d’un moment à l’autre, la tentation serait moins forte. Elle redoubla au contraire. Alors, il s’accorda de descendre jusqu’à la porte de la rue, posa sournoisement son léger bagage sur une banquette du vestibule. Un quart d’heure peut-être, il observa les rares passants, les masses confuses du ciel hivernal, et se retournant, il vit fixé sur lui le regard inquiet de la caissière. Il n’y tint plus, demanda son compte, sortit.

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