VIII

– Mon Dieu, fit-elle, sans pardessus, sans chapeau ? Qu’est-ce qui t’arrive ?

Elle ne le tutoyait que rarement. Il répondit avec une grossièreté voulue :

– Oui, me voilà. Donnez-moi du whisky, du gin, n’importe quoi. Vous ne voyez pas que je suis trempé, non ? Je n’y couperai pas d’une pleurésie, c’est sûr.

De la main gauche, elle cherchait un peu derrière l’épaule une agrafe rebelle. Et son buste ainsi renversé, virant doucement sur les hanches, elle restait silencieuse, enveloppant Mainville de ce regard sans défaut, ce regard dont elle sait, disait parfois le vieux Ganse, prendre et reprendre, sans se lasser jamais, l’exacte mesure d’un homme.

– Reposez-vous, dit-elle, calmez-vous. Combien de fois faut-il vous dire que ces sortes de crises sont mille fois plus dangereuses pour vous que des pleurésies imaginaires ?

Elle s’approcha lentement de lui, plaça doucement sa main sur son épaule.

Elle ne voyait que le front bombé d’enfant, si pur dans ce visage dont la précoce flétrissure restait imperceptible à tous, ce front farouche où elle ne posait plus ses lèvres, depuis des semaines, qu’avec une sorte d’horrible angoisse.

– Vous avez tort de vous droguer tellement, mon pauvre gentil. L’héroïne ne vous vaut rien.

Il laissa sa tête retomber entre ses mains. Une de ses manchettes trempée de pluie avait glissé jusqu’au bout de ses doigts, et le parfum de son tabac favori montait des paumes humides avec l’odeur de l’ambre.

– Philippe… vient… de se… tuer, finit-il par bégayer d’une voix caverneuse, méconnaissable.

– Heu !

– Devant moi… Oui, devant moi. J’étais près de lui, je le touchais presque. Regardez, j’ai de la poudre sur les joues et sur le cou. Ça me pique comme un cent d’aiguilles, hou !…

Il avala trois verres de whisky et elle dut lutter une seconde pour arracher de ses doigts la bouteille. Il sentit le contact de ses longs bras aux muscles invisibles, mais durs comme l’acier.

– Il faut prévenir Ganse, dit-elle avec calme.

– C’est fait. Ils l’ont fait.

– Qui ça, ils ?

– Les types. Philippe s’est tué dans un sale hôtel meublé, au fond de Belleville, une boîte horrible.

– Ah ! (Son regard parut vaciller un moment, mais elle se reprit aussitôt.) Cela devait arriver. Philippe était un garçon sentimental. Il jouait la comédie du cynisme, il en est mort. Nous jouons tous la comédie, mais encore faut-il choisir à temps son rôle – un rôle qui nous permet de mentir aux autres sans perdre tout à fait contact avec nous-mêmes. Depuis longtemps, il l’avait perdu, ce contact, lui.

Elle se tut, paraissant suivre des yeux une image rebelle, qu’elle ne réussissait pas à fixer.

– Voyez-vous, dit-elle enfin, il aimait Ganse. Ou, du moins, il eût voulu l’aimer.

Elle se tut de nouveau. La mince figure d’Olivier semblait se rétrécir encore, et l’expression qu’elle redoutait par-dessus tout s’y fixait peu à peu – celle d’un entêtement sans mesure, s’il était permis de donner ce nom à l’une des formes les plus complexes, les plus féroces d’un certain désespoir enfantin.

– Laissez-moi tranquille avec le vieux Ganse, gémit-il. Alors, c’est tout ce que vous trouvez pour… Je vais mourir, cria-t-il brusquement. Mourir, sûr !

Il bondit hors de son fauteuil, resta debout, une main farouchement crispée au dossier, sa jolie tête oscillant de droite à gauche, ne quittant pas des yeux la muraille, avec une expression indéfinissable de surprise et de terreur, comme s’il eût cru la voir se rapprocher de lui, pour l’écraser. Si habituée qu’elle fût à ces crises d’angoisse nerveuse, elle faillit perdre son sang-froid, saisit convulsivement le bras de son faible amant.

– Allons, dit-elle, retrouvant presque à son insu l’accent et les mots qui avaient tant de fois calmé de tels accès, qu’est-ce que vous imaginez là ? Votre pouls est un peu rapide, mais très régulier, très bien frappé.

Il tournait vers la voix compatissante un regard de bête blessée. Les mots, il ne les entendait pas. Il n’était sensible qu’à l’accent familier que sa mémoire confuse associait à des images de paix, de bonheur, d’enfance. Et comme il était arrivé tant de fois déjà, ce terrible vide intérieur de l’angoisse céda brusquement. L’instinct de la vie revint, si puissant, si impérieux, qu’il crut le sentir flamber dans ses veines, que ses lèvres desséchées, tout à coup humides, s’ouvrirent pour en savourer le goût. Aucune comparaison ne saurait donner l’idée de cette euphorie encore si étroitement mêlée à la douleur vaincue que la conscience l’en distinguait à peine, sinon peut-être le soudain afflux de sang dans un membre glacé. Mais comme chaque fois aussi, une crainte, une méfiance obscure, superstitieuse, retenait Mainville d’avouer les brûlantes, les sauvages délices de la sécurité retrouvée. Incapable pourtant de retenir le trop-plein d’une force – hélas ! précaire – il s’en délivra par une colère mi-réelle, mi-feinte, mêlée de larmes.

– Je me fous de Philippe, après tout ! Il s’est tué pour me narguer, m’humilier. Oui, si bête que cela paraisse, je vous dis qu’il ne s’est pas tué pour autre chose. Jusqu’à la dernière minute, j’ai vu monter dans ses yeux ce… ce… Oh !

Il mordit férocement son poignet. Ses dents grincèrent sur la chaîne d’or. Simone ne put réprimer un sursaut.

– Et vous n’avez rien fait ? dit-elle. Rien tenté ?

– Rien fait ? Qu’est-ce que j’aurais fait ? Depuis des heures, je me traînais, littéralement, je ne tenais pas debout. Dans ces moments-là je ne pourrais même pas défendre ma propre vie, que m’importe celle des autres ! Et puis… et puis quand un énergumène gesticule en brandissant un pistolet chargé, il est peut-être permis de songer d’abord à sa peau.

– Il fallait crier, appeler, que sais-je !

– Appeler qui ? Vous n’avez pas idée de cet hôtel meublé, de ces types, quelle bande ! Celui qui est venu me chercher à la pension de famille avait tout de l’assassin, tout. Je ne me suis senti un peu tranquille que dans le taxi, et encore ! D’ailleurs, j’ai dû courir jusqu’aux Buttes-Chaumont pour en trouver un…

Il marchait maintenant de long en large, tête basse, le dos voûté, vieilli brusquement, méconnaissable. Visiblement, il attendait qu’elle répondît, protestât, lui fournît l’occasion, ou du moins le prétexte, de cracher les injures qu’il sentait nouées dans sa gorge, ainsi qu’un paquet de vipères. Mais elle le regardait toujours, en apparence impassible, bien que l’expression à la fois résignée et farouche de son mince visage, comme éclairé du dedans, fût terrible. Et lorsqu’elle reprit la parole, le calme sibyllin de sa voix était sans doute plus terrible encore.

– Olivier, dit-elle, pourquoi cette rage à paraître plus lâche que vous n’êtes ?

– Plus lâche ? Oh ! là là, ne remettez pas la conversation là-dessus, voulez-vous ? Je sors d’en prendre. « Est-ce que je suis un lâche ? » c’est justement la question que me posait Philippe avant de… J’aurais dû lui répondre : « Je n’en sais rien, je l’espère ! » Lâche ! un joli mot croquemitaine à l’usage des imbéciles. Il a effrayé les naïfs aussi longtemps que les gouvernements ont prudemment recruté les héros dans l’histoire, des bonshommes légendaires dont nos maîtres tiraient les ficelles et qui prononçaient des encouragements ou des menaces d’une voix caverneuse, d’une voix d’outre-tombe, qui donnait la colique aux petits enfants. « Je serai un héros ! » disait le gosse, à peu près comme il eût souhaité d’être le géant Adamastor, ou Merlin l’enchanteur. Mais le truc est débiné, ma chère ! Un héros maintenant, nous savons ce que c’est ! C’est un grotesque en zinc, avec un casque de zinc, un fusil en zinc, une capote et une culotte de zinc, des molletières de zinc, et une femme nue, elle-même en zinc, couchée à ses godillots de zinc ou lui posant sur la tête une couronne de zinc. Voilà ce que nous pouvons voir, nous autres, depuis 1920, sur la plus minuscule place du plus pouilleux des villages français. Lâche ? Je vous crois que je suis lâche ! Et si vous n’aimez pas ça, tant pis !

– Non, je n’aime pas ça, dit-elle. Affaire de goût, d’habitude, ou si vous voulez, de préjugés… Je ne suis qu’une femme, après tout.

– Une femme ! C’est encore un de ces mots à majuscule qui depuis des siècles font les cornes aux petits enfants, d’un bout à l’autre du dictionnaire. Au dernier banquet de mon cercle d’escrime, le général de Montanterre a bu « à la Gloire et à la Femme… » Vieux jeton !

Sa voix criarde sonnait de plus en plus faux dans le silence. Et son agitation presque convulsive déguisait mal son trouble : il n’arrivait pas au bout de sa colère, comme un dyspnéique n’arrive pas au bout de sa respiration.

– Dites donc que vous me méprisez ! balbutia-t-il enfin. N’attendez plus !

– Non, dit-elle. Je vous plains seulement un peu, pas trop. Et d’ailleurs je ne crois pas plus que vous aux majuscules, mon petit.

Elle s’inclina sur sa chaise, prit ses mains dans les siennes, et il ne chercha pas à les retirer. Quelques secondes de silence avaient suffi pour faire tomber sa colère, et il se sentait déjà sans force contre les images encore confuses qui d’un moment à l’autre allaient surgir de nouveau.

– Rendez-moi la bouteille, dit-il. J’ai soif…

Il but de nouveau. Ses dents claquèrent sur le verre, mais son regard reprenait de la force et de l’éclat.

– Je ficherai le camp, dit-il d’une voix sans timbre.

– Et où donc ?

– N’importe. Droit devant moi. Au diable.

– Vous serez bientôt fatigué, fit-elle avec un soupir.

– Peut-être pas. Je filerai seul, oui. Seul et sans un sou. Parfaitement, Allez ! ce n’est pas moi qui aurai jamais peur de manquer du nécessaire comme dit ma vieille avare de tante. Mon nécessaire à moi…

– Oui, mon petit. Un louis par mois pour le nécessaire et deux cents pour le superflu, je connais ça.

– Je travaillerai.

– À quoi ?

– À rien, à presque rien. C’est encore une idée bien 1900 ! S’imaginer qu’on gagne de l’argent ! Gagner ! Pourquoi pas mériter ?

– Vraiment ?

– Vraiment. Cette formule : gagner de l’argent, m’horripile. On gagne le grade supérieur, l’estime de son chef de bureau, le paradis, que sais-je ? On ne gagne pas un lièvre ou un perdreau. L’argent aussi, ça se chasse. Tu te promènes avec ton fusil, et tu tires sur ce qui part. Le coup d’œil suffit : un quart de seconde. Possible que jadis… Mais maintenant, l’argent, vois-tu, ça vient, ça va, ça bouge, ça ne se prend pas au bas de laine, comme un lapin à la bourse. Et encore la comparaison du chasseur n’est pas juste, car c’est rarement celui qui le tire qui le ramasse.

– Tu parles bien, fit-elle avec un sourire triste, mais le coup d’œil ne suffit pas toujours, il faut avoir des jambes.

Elle passa doucement la main sur les yeux de son ami, les caressa.

– Ne te fâche pas. Je veux simplement dire que tu n’es pas un homme à courir après l’occasion, tu t’essoufflerais vite. C’est l’occasion qui doit venir à toi, elle vient vers tous ceux de ta race. À quoi bon courir après des oiseaux farouches, les poursuivre de cime en cime au risque de se rompre le cou, alors qu’ils vont se poser d’eux-mêmes sur le poing tendu, en battant des ailes ?

– Des mots, fit-il. Quand je pense que j’ai dû encaisser l’espèce de sermon laïque du vieux Ganse. Sacré bonhomme ! J’ai cru un moment qu’il allait me citer l’Évangile. Il a tout du curé défroqué, même l’odeur.

Il marchait à travers la pièce, insoucieux du veston humide plissé aux hanches, des poches béantes, du col effondré.

– Que me proposes-tu ? reprit-il avec amertume. D’attendre ? Attendre quoi ? Tes oiseaux, les fameux oiseaux sur mon poing, je suppose ?

– Tu vas rester là ce soir, dit-elle. Nous ferons monter un gentil petit dîner de chez Fauvert. Et puis, tu me liras tes poèmes, tes beaux poèmes. D’oiseaux plus sauvages, plus farouches, on n’en trouverait pas. Et tu vois, ils sont venus, Dieu sait d’où !

– Qu’ils repartent ! Bon voyage ! Ils m’ont assez donné de mal, tes cygnes !

– C’est bien pour cela que je les aime, répliqua-t-elle de sa voix tranquille. Eux seuls ont réussi à te faire un peu souffrir. Moi, je le voudrais, je n’y réussirais pas. Moi ni personne.

– Changer de peau, soupira-t-il. Voilà le remède. Tiens, il y a des jours où pour un rien je flanquerais en l’air ma défroque d’enfant riche, la valise de Russel, le nécessaire de Marquet, et j’irais acheter chez Sigrand un complet de velours et une chemise de coton, genre flanelle, avec des pompons rouges. Puis je louerais une chambre à Belleville, une de ces jolies rues de Belleville où les fruiteries embaument, où la seule odeur des boucheries donnerait du sang à n’importe quelle Irlandaise chlorotique, je…

– Tais-toi, dit-elle, ne te risque pas à jouer avec la pauvreté comme avec moi. Tu peux aller loin, mon chéri, très loin même, mais avec le billet de retour dans ta poche. Et le vrai billet de retour, va, il n’y en a qu’un – c’est un carnet de chèques, un vrai.

– Où le prendrais-je, mon carnet de chèques ?

– Voyons, chéri, un peu de patience. Ta tante a soixante-dix-huit ans et une endocardite par-dessus le marché. Le médecin t’a répété cent fois qu’une grosse émotion la tuerait. Une grosse émotion, tout le monde peut rencontrer ça, même à Souville. Seulement, tu multiplies les imprudences, tu finirais par faire la partie belle à cette espèce de religieuse – une finaude entre parenthèses, mon pauvre amour. Avoue que tu as choisi là une drôle d’intermédiaire !

– Et après ? Il ne sort pas dix francs de la maison grise sans qu’elle ajuste ses lunettes sur son nez, inscrive la somme au livre des comptes, le fameux livre avec des coins de cuivre. Sans elle, ma chère, je devrais me contenter de ma pension, mille francs par mois. Et jadis ! Tiens, à dix-sept ans, sais-tu ce que je touchais ? Un louis pour mes menus plaisirs, un louis !

– Par jour ?

– Par semaine !

– N’importe ! Écoute, Olivier, une vieille femme intelligente, et qui fait ses délices d’Anatole France et de M. Gide, voyons, ça ne devrait pas être difficile à séduire ?

– Hé bien quoi ! Séduite, elle l’est. Je veux dire qu’elle me gobe à sa manière – oh ! pas un amour à lui tourner la tête, sûr ! sûr !… Sa drôle de petite tête n’a jamais tourné pour personne. Mais, enfin, elle a une manière de faiblesse pour moi – quitte à me déshériter en un tour de main, comme elle laisse tomber son monocle – crac !

– Son monocle ? Tu ne m’avais jamais parlé de ce monocle.

– Elle le porte rarement. Une mode d’autrefois, du temps de sa jeunesse – elle était l’amie de la princesse de Sagan, de la marquise de Belbœuf, d’un tas de femmes à la page.

– Ah !

Les paupières de Simone venaient de s’abaisser brusquement, et elle ne réprima pas une espèce de sourire qui flotta sur son visage sans réussir à s’y fixer.

– Je me demande pourquoi tu n’as pas profité des dernières vacances pour…

– Pour te présenter, t’introduire. Mais c’était encore trop difficile, je te l’ai dit cent fois. Dix minutes, entends-tu, dix minutes, dix pauvres minutes, tu ne les passerais pas face à face avec Mme Louise sans…

– Que sais-tu ? fit-elle. Naturellement, il aurait fallu prendre les choses d’assez loin. Tu m’as fait attendre six mois ta lettre, ta fameuse lettre – et encore tu as trouvé le moyen de te la laisser chiper par Ganse.

– Je fais ce que je veux, dit-il.

En dépit de ses efforts comiques pour prononcer distinctement chaque mot, détachant chaque syllabe, il semblait serrer dans sa bouche brûlée d’alcool une bouillie de mots. Mais la contagion extraordinaire de sa maîtresse faisait flamber son cerveau d’une espèce de lucidité féroce.

– Qu’est-ce qui t’empêche d’aller y voir toi-même ? Tu connais le chemin ?

– Ça me regarde, répliqua-t-elle un peu au hasard, car la brusquerie de l’attaque l’avait prise au dépourvu.

– Ça me regarde aussi, grogna-t-il. Évidemment, la route est à tout le monde, mais ces sortes de pèlerinages, ma chère, ça se fait à deux, ou pas du tout. Des souvenirs d’enfance, reprit-il avec emphase, et visiblement satisfait de la phrase, c’est sa… sacré. Tu as ouvert la serrure avec une fausse clef, voilà tout !

Il réfléchit quelques secondes, avec une gravité d’ivrogne.

– Je me demande d’ailleurs ce que tu peux aimer en moi ? Que suis-je pour toi ? Est-ce que tu me crois capable du grand amour, du grand, avec majuscule ? Non ? Alors ? Oh ! je me connais bien, je ne me fais aucune illusion sur mon compte. Tout au plus bon à être larbin d’une pie millionnaire, et encore ! Car je ne serais pas fichu de jouer au naturel le rôle de gigolo. N’importe quel rôle, d’ailleurs ! Je manque très naturellement de volonté. Et tu ne me feras pas croire qu’une femme supérieure, comme toi, qui depuis dix ans aurait pu choisir n’importe qui – les occasions n’ont pas manqué, je suppose ! – m’attendrait dix ans, moi… Quelle blague !

– Tais-toi, dit-elle, et son regard s’anima d’un seul coup. Je ne te demande pas de comprendre. Donne la bouteille de whisky (elle la lui prit brutalement des mains). C’est vrai que je me suis crue, voilà dix ans, une femme supérieure. Je ferai face, disais-je. Face à quoi ? Surmonter la vie ! Pourtant, ils l’ont bien aplanie. Rasée comme un terrain de manœuvre, la vie ! Rasée comme une cour de caserne. Rasée comme un ponton. Tout de même, j’ai tenu dix ans. Que me parles-tu de mépris ? Le mépris n’a pas plus de sens pour moi que pour toi, et moins encore, car mon expérience est plus profonde. S’il a jamais existé un être au monde que j’ai cru mépriser, c’est Alfieri. Je me suis confinée dans le mépris, voilà ce qu’il faut dire. Je me suis appliquée à le mépriser comme une dévote le péché, oui, j’ai mis dix ans à comprendre ce que j’aimais en lui, c’était justement ce que je prétendais réprouver, comme s’il l’avait caché. Mais il ne m’avait rien caché. Personne n’a su mieux mentir que lui, certes, seulement ses mensonges ne me trompaient pas, et il le savait. Le poison pour moi était sans vertu, je le buvais comme de l’eau. Et toi…

– J’ai compris, dit Mainville, avec un ricanement démoniaque. Si tu m’avais connu…

– Écoute, dit-elle, nous sommes des malheureux, toi et moi. Nous sommes hors de ce monde. Je ne te demande pas de m’aimer. Mais ce qui me lie à toi est encore bien plus fort que l’amour. (Elle prit une cigarette dans son étui, l’alluma, et chacun de ses gestes trahissait un immense effort pour rester calme.) Avant de te connaître, je ne me sentais plus vivre. Ne plus se sentir vivre, c’est la seule chose qui m’accable ! Et c’est sans remède, car je ne suis pas de celles qui se tuent ! Oh ! je n’empêcherai pas les sots de dire que je t’aime d’amour, au sens qu’ils attachent à ce mot. Hé bien ! sache-le : je n’ai jamais aimé personne d’amour. Ni mon cœur ni mes sens, nulle force au monde ne m’arrachera à moi-même, ne me fera la chose d’un autre, heureuse et comblée. Que de femmes me ressemblent, qui n’auront jamais cédé à personne ! Et certes, je ne demanderai pas ce secret à un homme, un de ces hommes dont tu parlais tout à l’heure, un de ces hommes puissants qui me font tout ensemble horreur et pitié. Oh ! ma solitude ne me fait pas peur, elle me fait honte. Elle me fait honte parce que je ne l’ai pas voulue, j’ai trop souvent l’impression de la subir. Subir ! Je déteste ce mot. Me prouver, me prouver une fois encore, une fois pour toutes, que le cœur peut se taire, les sens défaillir, je puis accomplir dans le silence même de l’âme, par ma volonté seule, ce que d’autres, qu’on appelle des femmes perdues, qui n’étaient que des créatures amoureuses, ont accompli dans l’exaltation et la folie ! Pourquoi ris-tu ?

Olivier, d’ailleurs, ne riait pas. Comme chaque fois qu’un secret instinct le mettait en défiance, son joli visage avait pris cette expression féline qu’accentuait encore la mobilité extrême de ses traits. Il avait l’air d’un chat guettant au bord d’une rivière un poisson encore invisible dans le milieu de l’eau, et qui craint de se mouiller les pattes.

– Je ne ris pas, dit-il. En somme, tu veux aimer comme Philippe s’est tué, de la même manière et pour la même raison. Quels drôles d’êtres vous faites !

– Possible, fit-elle, rêveuse.

– Au fond, c’est ce que vous auriez jadis appelé des péchés de l’esprit. Pas de rémission pour ces péchés-là, ma chère. Des péchés clairs, des péchés d’ange… Je ne suis rien dans ta vie qu’une occasion, qu’un prétexte.

– Pire encore, dit-elle. Hélas ! ces péchés-là prennent tout.

– Littérature, fit-il en riant cette fois d’un rire amer. Nous ne sortons jamais de la littérature.

Les joues de Mme Alfieri se creusèrent, au point que les deux taches d’ombre, bouleversant l’équilibre et les masses du visage, en firent une espèce de masque funèbre.

– Assez ! dit-elle (ses mains tremblaient). J’ai été jadis ce que tu es aujourd’hui. Oui, mon ami, tu n’as pas idée de la petite fille que j’étais, et tu n’en auras jamais idée, parce que je te ressemblais trop, j’étais ta propre image. Sans doute m’aurais-tu détestée. Et moi-même, je ne t’aurais jamais aimé. Que me fallait-il pour cela, simplement ? L’argent. Laisse les niais médire de l’argent. L’argent ne rend que ce qu’on lui donne, médiocre avec les médiocres. Dieu veuille qu’il ne soit pas trop tard pour toi !

Elle buvait à petits coups rapides, comme si elle eût voulu se hâter de noyer dans l’ivresse, avant qu’il fût trop tard, un secret gardé et qu’elle ne retenait plus que par un effrayant effort.

– Les seules années de ma vie…, reprit-elle d’une voix rauque. Tu n’imagines pas, cette fuite à travers le monde, ces matins et ces soirs, ces soleils, ces palais qui trempent dans l’eau bleue, et ces odeurs… Oh ! je sais bien. Les nigauds prétendent rêver de grands voyages solitaires. Ils ne comprennent rien à cette découverte flamboyante, projetée d’océan en océan. Des imbéciles fastueux, soit ! Mais ces mêmes fous, ces mêmes folles, que tu trouves si bêtes, au Ritz…

Elle se remit à boire, comme décidément impuissante à partager avec qui que ce fût le souvenir de ces heures triomphales, vaguement consciente que le secret en était perdu, ou ne remuait plus rien en elle que les cendres de ce qui avait été l’engouement de la petite provinciale normalienne, faite brusquement comtesse et entraînée à la suite d’un aventurier dans le vertige de la vanité comblée, des hauts et enflammés délires d’orgueil qui avaient dévoré sa vie. Un mot de plus, et elle se fût trahie tout à fait, en face du complice levé devant elle et que l’ivresse semblait immobiliser peu à peu, pétrifier dans une confusion presque stupide d’orgueil et d’aveugle colère. Et soudain elle vit luire dans l’ombre ses dents découvertes jusqu’aux gencives.

– J’en ai assez, bégaya-t-il, assez de tout, assez de toi. Je me tuerai.

– Pourquoi ? dit-elle, en faisant pour sourire un effort immense. Pour quelle raison, mon amour ?

– Pour rien.

Les larmes ruisselèrent aussitôt sur ses joues et l’affreuse détresse de ses yeux, de sa bouche, de son front même couvert de rides tout à coup, était de celles qui déconcertent la pitié, provoquent une crainte obscure, un obscur dégoût.

– Je vais te dire une chose idiote que tu ne comprendras pas. Je ne m’aime plus. Je ne peux pas vivre sans m’aimer. Depuis que je ne m’aime plus… C’est votre faute. Je vous déteste, je vous hais.

– Tu te vantes, fit-elle avec une simplicité tragique. Essaie quand même. Hais-moi. La haine ne vaut pas grand-chose, mais enfin elle vaut mieux que rien. Dieu veuille qu’elle t’aide à vivre ! Pourquoi te laisses-tu ainsi délier, mon amour ? Quel jeu atroce !

– Il n’y a pas de jeu, dit-il. Je suis né comme ça, en petits morceaux, en poussière. Pour me voir, il faudrait un œil à facettes, comme les mouches. Et toute ma génération me ressemble.

– Ta génération ? Tu as d’ordinaire horreur de ce mot-là.

– J’en ai horreur parce que…

Les beaux yeux sournois paraissaient encore plus longs que de coutume, et les deux taches d’ombre des tempes étaient du même gris bleuté, à peine assombri.

– À nous tous, c’est vrai que nous ne faisons pas ce qu’ils appelaient jadis une génération – quelle cohue ! – Ah ! si j’avais le courage de me tuer !

Elle évitait de le regarder, feignait de ne pas l’entendre. À ces moments de crise, elle savait qu’un mot de compassion eût suffi à mettre hors de lui le faible enfant, à délivrer d’un coup les images à la fois puériles et féroces contre lesquelles il ne pouvait rien – ses démons. Elle dit seulement à voix basse, sans tourner la tête, le front appuyé contre la vitre :

– Je te sauverai. Laisse-moi le temps.

Mais la gracieuse tête se balançait maintenant d’une épaule à l’autre, lentement, lourdement, d’un geste grossier, si peuple, celui du docker qui essaie de délasser son dos perclus. D’un pincement de lèvres, il repoussa la cigarette, la laissa tomber à ses pieds, sur le marbre du foyer.

– Zut pour la comédie ! fit-il. Ah ! J’aurais voulu que tu nous entendes tous les deux, Philippe et moi – deux cabotins, voilà ce que nous étions. Avec nos airs d’être revenus de tout, nous n’étions pas encore partis. Nous ne sommes jamais allés nulle part. Encore lui, Philippe, il avait sa cellule communiste, quelque part, là-bas à Vincennes, il jouait les révolutionnaires à chaînette d’or et à pochette de soie. Mince de révolution ! Quand il s’était frotté tout un soir aux pantalons de treillis et aux jerseys de laine, il n’en pouvait plus, il filait au Hammam pour prendre un bain russe. Et moi…

– Tais-toi. Pourquoi t’humilier ?

– Parce que c’est une autre manière de me tuer. Ça fait moins de mal, mais ce n’est malheureusement pas définitif.

– Alors pleure, dit-elle. Pleure comme chaque fois. C’est tellement plus simple.

– Je ne peux pas… Donne-moi de la…

– Non !

– Une pincée seulement. Rien qu’une pincée ?

– Pas un milligramme ! Laisse-moi prendre ton poignet… là… tu vois : des intermittences. Un de ces jours, ton cœur te lâchera…

Elle savait le pouvoir de cette menace, dont elle n’osait d’ailleurs user que rarement, mais celle-ci vint trop tard. L’épouvante de la mort ne fit que passer dans les yeux gris, ainsi qu’une ombre, et les prunelles se foncèrent dangereusement.

– Raison de plus. Je suis aux trois quarts crevé. Une mère morte à trente-cinq ans, un père gazé – tu te rends compte ? Ils nous ont donné la lampe, mais ils n’ont même pas pris la peine de mettre de l’huile dedans, les…

– Olivier ?

Elle ne pouvait plus ruser avec cette détresse. Des deux bras, elle serrait le buste si frêle sous la légère veste de tweed.

– Je ne te perdrai pas, dit-elle de sa voix la plus dure. Je te sauverai. Après, que m’importe ! Je veux te sauver, non te garder. Tout ce que j’ai voulu, je l’ai obtenu. Je n’ai vraiment voulu que peu de choses. Dieu ! Si tu n’étais pas entré dans ma vie, je l’eusse donnée pour rien – le rêve m’aurait suffi – tous les rêves ! Quoi ! Devrait-on garder pour soi, pour soi seul, ce monde intérieur si riche ! Ne te partageras-tu pas avec moi ? Et parce qu’une vieille avare, au fond d’une vieille maison sordide…

– Des rêves, dit-il. À quoi bon les rêves ? Vous nous avez empoisonnés avec vos rêves. Est-ce que vous ne pouviez pas nous laisser tranquillement jouir de nos corps, sans scrupule, sans remords ? Nous ne demandions que ça, nous autres ! Quoi ! Le premier regard conscient que nous avons levé sur le monde nous a découvert vos charniers, les sales charniers que leur guerre venait de remplir, et ils auraient voulu que nous pensions à autre chose qu’à user de notre jeunesse ! Au collège, ils nous lisaient des souvenirs de poilus – pouah ! – des histoires de mitrailleuses qui fauchent, de mines qui font éclater cinq cents hommes d’un seul coup, avec des paquets d’entrailles pendus aux arbres. Quelle dégoûtation ! Lorsque nous y pensions la nuit, avec quelle sollicitude, quelle tendresse, nous caressions de la main ces chers corps menacés, si frais, si lisses ! Nous nous disions : après ça, le monde va tâcher d’oublier, le monde va jouir. Et dame, dans un monde résolu à oublier, à jouir, nous serions rois. Notre jeunesse nous faisait rois. Ah ! bien oui – des blagues ! Elle est jolie, votre jouissance ! De loin, ça peut encore faire de l’effet, mais de près ! C’est horrible, ce que tous ces gens se travaillent pour désobéir aux commandements de Dieu. D’un Dieu auquel ils ne croient plus. Car ils ont beau s’efforcer d’être canailles avec naturel, se bourrer de drogues, de pharmacies, on croirait que le vice exaspère au lieu de l’apaiser ce vieux sang chrétien qui les démange. Les plus cyniques ont l’air de mauvais prêtres. Oh ! ils peuvent bien plastronner entre eux : il semble que le plaisir ne leur tienne pas aux entrailles, ils le suent aussitôt par tous les pores, comme des carpes auxquelles on fait avaler du vinaigre. Et toi ! Toi-même !…

Une seconde, il essaya de fixer le regard de sa maîtresse, vainement.

– Vous vous haïssez tous, cria-t-il d’une voix étranglée, puérile. Aimer, dans votre langue, ça veut dire « aide-moi à souffrir, souffre pour moi, souffrons ensemble ». Vous haïssez votre plaisir. Oui, vous haïssez votre corps d’une haine sournoise, amère. Vous le haïssez dès l’enfance – une haine d’enfant a seule ce caractère de férocité trouble, ingénue, ce rictus cruel. Votre corps, c’est la petite grenouille qu’un gosse pique avec des épingles, le hanneton prisonnier, le chat errant. C’est même pis. Car enfin, le sort commun de la grenouille, du hanneton, du chat errant, du crapaud, c’est peut-être précisément d’être torturés – ils sont en pleine extravagance, au lieu que le plaisir est la fin naturelle du corps, et notre fanatisme fait de ce plaisir une espèce de torture. « Tu veux de la jouissance, en voilà, sale bête. Jouis ou crève. » Allez ! Allez ! le christianisme est bien dans vos moelles, et votre fameuse démoralisation d’après guerre, savez-vous ce qu’elle a fait ? Elle a restauré la notion de péché. La notion de péché sans la grâce, imbéciles ! Vous méprisez votre corps parce qu’il est l’instrument du péché. Vous le redoutez et le désirez à la fois comme une chose étrangère, dont vous enviez sournoisement la possession. Car vous ne possédez pas votre corps, ou vous ne croyez le posséder qu’à de rares minutes, lorsque, ayant épuisé toutes les ressources de votre horrible lucidité, vous semblez gésir côte à côte, ainsi que deux bêtes farouches. Si le diable existait, je me demande ce qu’il aurait pu inventer de mieux – quelle plus infernale ironie ! Et maintenant me voilà empoisonné à mon tour. Idiot de Ganse ! « L’homme supérieur est un être sacrificiel. » Tu parles ! « Vous ne savez pas ce que c’est que l’ennui, vous vous êtes reniés sans douleur » – des nèfles ! Mon cynisme ! Il est propre, mon cynisme. Oh ! ça n’a pas duré longtemps… Nous aurons bourdonné au soleil cinq minutes, et nous sommes tombés dans votre morale comme une mouche dans une jatte de crème. Tu auras beau dire que tu en sors quand il te plaît. Moi, je n’ai pas la vocation du réfractaire. Et quant à me racheter de la servitude sociale, comme jadis du service militaire, tu l’avoues toi-même, ça coûterait gros, et je n’ai pas le sou. Je sais bien qu’à la rigueur, je serais peut-être capable de me libérer d’un seul coup, par le suicide ou par un crime. Oui, par un crime. Et tiens, parole d’honneur, je crois que j’aurais eu presque le courage d’assommer cette vieille canaille de Ganse.

– À quoi bon, fou que tu es !

– Justement : à quoi bon ? D’autant qu’il m’aurait probablement d’abord cassé les reins. Car nous avons raté ça comme le reste. À Saint-Tropez ou à Juan-les-Pins, nous avons l’air d’athlètes, nous connaissons chacun de nos muscles par son petit nom ; et j’avais l’impression tout à l’heure que ce gros bonhomme allait d’un coup de reins me faire sauter par-dessus l’appui de la fenêtre.

Elle lui tourna le dos, gagnant l’extrémité de la pièce à pas lents, peu sûrs. Un de ses bras ouverts semblait curieusement dessiner dans le vide un être imaginaire – ou peut-être une pensée encore confuse, qu’elle hésitait à exprimer – quelque image secrète que sa prudence ne retenait plus au-dedans d’elle-même.

– Chéri, dit-elle, allons-nous-en.

– Où ?

– Très loin… Mais rassure-toi, nous ne partirons pas ensemble, je ne t’enlèverai pas. J’ai donné ma démission à Ganse, vendu mes bijoux, raclé mes tiroirs. J’ai mon compte, mon chéri, pour la première fois de ma vie… Bref, j’ai ce qu’il me faut, je puis aller t’attendre… Tu risques d’attendre longtemps…

Il avait ce sourire sournois qu’elle adorait et détestait tour à tour, son sourire des choses d’argent, disait-elle. Et aussitôt la colère le prit de nouveau, une colère mêlée d’impatience. À travers les vapeurs de l’alcool, il revoyait le paysage de routes et d’arbres, d’ombres glissantes, de soleil. Et bien que les paroles de Simone vinssent jusqu’à ses oreilles et évoquassent un autre départ, une autre fuite, l’obsession était la plus forte de cette seule issue possible, immédiate. Derrière lui, Philippe, avec sa pauvre tête encore tout entière, vivante, son regard, son pauvre appel – et devant lui le salut, l’oubli, au bout de cette longue route ! Ah ! fuir ! entendre grincer ses semelles sur ce sol ferme, luisant et doucement bombé, comme le sentier d’une liberté colossale ! Le frémissement de la marche, d’une marche sans but et sans fin, sans limite, était dans ses reins, dans ses jambes – et il se balançait imperceptiblement, d’une hanche à l’autre, avec un regard traqué…

– On ne me fait pas le coup du départ, dit-il grossièrement. Je partirai pour de bon, moi, et ça ne tardera pas. Et je me demande pourquoi j’ai attendu si longtemps, c’est trop bête. Qu’est-ce qui me retient ? Qu’est-ce qui empêche tant de malheureux comme moi de prendre leurs cliques et leurs claques, et d’aller droit devant eux, de ville en ville, sans s’arrêter jamais, une, deux, une, deux… des vagabonds, des chemineaux. Lorsque j’étais petit, je me réveillais la nuit avec cette fringale de départ, de grand air, mais c’était surtout des arrivées dans des villes inconnues. Tiens, une ville qu’on traverse la nuit, et tout à coup tu dépasses la dernière maison, tu retombes dans le silence, comme dans le vide. C’est comme une chute, un homme qui cesserait de tenir à la terre, glisserait dans le ciel, en fermant les yeux, les bras en croix. À quinze ans, j’ai fichu le camp, un soir, jusqu’à Tours, et je me suis réveillé le long d’un bois, en plein midi. Réveillé, ce qui s’appelle réveillé. Le soleil juste au-dessus de ma tête. Dieu ! j’ai cru que j’allais me dissoudre dans sa lumière. Et quelle fatigue ! La fatigue d’un dieu qui vient de créer le monde ! J’ai raconté ça un jour à Lipotte. Il m’a dit : « Méfiez-vous, ce sont des bêtises qu’on ne fait plus à votre âge, ou alors… » Je m’en fous !

– Je sais, dit-elle gravement, mais l’ivresse commençante, dont son visage ne laissait d’ailleurs rien voir, avait accru sa méfiance et des paroles échappées à Mainville elle ne retint que le pressentiment d’un malheur qu’elle ne réussissait pas à distinguer tout à fait de sa propre obsession.

Son regard trahit l’effort qu’elle fit une fois de plus pour se taire, mais elle ne put retenir un cri d’angoisse, un cri étrange, dont il ne devait comprendre le sens que plus tard.

– Je t’attendrai, dit-elle. Quoi ! ne seras-tu pas riche un jour, bientôt peut-être ? J’ai lu dans ta main que tu serais bientôt riche, souviens-toi. Entre la richesse et toi, qu’y a-t-il ? Rien. Ou presque rien. Une vieille femme déjà morte, un petit cadavre, aussi léger qu’une poupée de chiffon… Et je ne te dis pas où je t’attendrai. Le jour venu, j’ai prévu ce qu’il faut, tu trouveras une lettre, oh ! un mot, un simple mot, venant d’un peu loin, pas trop – tiens, Le Caire, par exemple, ou Port-Saïd. Port-Saïd… tu n’as pas l’idée de ce que c’est… Je te dirai : « Te voilà libre. Viens ! » Et tu viendras !

– Ça par exemple !

– Tu viendras, mon ami. Je sais que tu viendras, ne serait-ce que par curiosité, pour savoir. Tu viendras, parce que nul être au monde ne t’attendra jamais. Parce que tu seras seul. Parce que ce sera une expérience à tenter, rien de plus, et que tu diras un soir comme celui-ci, où tu n’en pourras plus : « Tant pis, on peut toujours essayer. » Tu essaieras. Ris tant que tu voudras, voilà des mois que je t’observe, et pourtant je t’avais reconnu du premier coup. Et si tu ne viens pas, j’aurai du moins joué ma chance d’une manière digne de moi. Et si tu tardes trop… le moment venu…

Elle essaya de prendre une cigarette, mais ses doigts tremblaient si fort qu’elle les éparpilla toutes sur le tapis, où elle ne les ramassa même pas. Elle restait immobile, l’étui vide dans la main.

– Je t’aurai perdu, soit ! Mais pourtant, morte ou vivante, chaque instant de ta vie m’appartiendra, car…

Elle se mit à rire, d’un rire étouffé qui semblait sortir du fond de sa poitrine, et qu’elle ne pouvait retenir, bien que l’ivresse continuât de donner à tous ses traits la même gravité sinistre.

– D’ici là, fit-il… Oh ! oui, tu comptes sur l’endocardite de la vieille dame, tu me vois riche comme un dieu. Chimère ! Veux-tu que je te dise : avant quinze jours, il me sera passé sous le nez, l’héritage… Qui, ma chère ! Pas le sou, et la malédiction de la vieille dame par-dessus le marché !

Elle ne tenta même pas de le retenir, et la dernière vision qu’il emporta fut celle d’un visage reflété par la vitre ténébreuse où frappait la pluie.

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