V

– Chère amie, déclara M. Ganse, je me demande dans quel but, depuis quelques semaines, vous vous obstinez à me contredire en tout. Et, par exemple, ce parfum. Vous sentez horriblement mauvais. Je le dis sans la moindre intention de vous déplaire : votre odeur est ce qu’elle est, suave pour tel et tel, intolérable pour moi. De plus, vous inventez chaque jour un tic nouveau, hier ce tortillement monotone du cou, aujourd’hui le grincement de vos talons l’un contre l’autre, demain, peut-être, vous jonglerez avec les candélabres, ou vous taperez sur un petit tambour. Et j’avais commencé ce matin mon travail dans les meilleures conditions – des conditions inespérées ! Oui, chère amie, voici longtemps que je ne m’étais senti l’esprit aussi net, aussi libre. Avec un peu de chance, je pouvais en finir avec ce chapitre aujourd’hui, en deux heures, une misère ! Sacrée maison de tonnerre de Dieu ! Quand vous voulez bien cesser vos grimaces, c’est l’aspirateur qui fonctionne au troisième, mon bureau vibre comme la chambre des machines d’un paquebot. Et puis zut ! Enlevez ça ! je ne veux plus rien écrire aujourd’hui.

Docilement, Mme Alfieri rassembla les feuillets épars, boucla l’étui de cuir et attendit. Aucune raillerie, aucune injure – non plus aucune flatterie – de l’auteur d’Ismaël n’avait jamais paru entamer seulement cette surprenante patience dont le principe restait un mystère pour tous, et il semblait que Ganse lui-même en subît de plus en plus l’empire. Cette fois encore, après avoir boudé un moment, il demanda d’une voix calme :

– Où en sommes-nous ?

– « Au premier mot Bérangère avait tourné la tête. » Il y a une variante : « tourna brusquement la tête ». Je continue ?

– Ne continuez pas ! Supprimez ça, c’est idiot. Supprimez tout. Vous couperez le chapitre avant l’entrée de Guy d’Ideville. Déblayons ! Déblayons !

Il reprit sa promenade énervée, les mains derrière le dos. La plume de Mme Alfieri grinça doucement sur le papier.

– Combien de lignes depuis ce matin ? fit-il. La page y est-elle ?

– Oh ! voyons, monsieur ! protesta la secrétaire impassible.

– Comment ? Quoi ? Qu’est-ce que vous chantez ? Vous êtes sûre ? Oh ! Oh ! voyons, mon enfant, j’ai dicté toute la matinée, je suis fourbu.

Sa voix s’était faite presque suppliante. Pour toute réponse, la secrétaire lui tendit les feuillets couverts de ratures, de surcharges, les derniers zébrés de haut en bas d’un énorme trait bleu.

– C’est bon, c’est bon, fit Ganse. Au panier ! N’en parlons plus. Que voulez-vous, ajouta-t-il avec une grimace douloureuse, nous n’aurons jamais perdu qu’une pauvre moitié de journée – une autre moitié réparera celle-là.

– C’est juste, monsieur, répliqua l’étrange femme, poliment. Les deux premiers chapitres ont été tapés au rythme de cent à cent vingt-cinq lignes par jour.

Elle tira de son sac un calepin, le feuilleta vivement, et reprit sur le même ton :

– Une moyenne de près de deux cents lignes au cours de la seconde quinzaine d’octobre. À cette cadence, nous aurions pu finir en mars.

Le Maître la contemplait avec une curiosité mêlée de stupeur. Le visage un peu trop long, trop viril, mais aux traits néanmoins si réguliers, si purs – frappé de biais par la lumière – gardait son expression habituelle d’humble patience, telle qu’on l’observerait sans doute, si le secret des choses nous était mieux connu, sur les faces géométriques, indéchiffrables, des insectes dont l’opiniâtreté a raison de tout. Une fois de plus, dans un moment de lassitude, de doute, le Maître déchu venait de lever sur cette proie encore mystérieuse son regard lourd, trivial, où se marquent encore la force et l’élan du génie.

– Nous tiendrons le coup cette fois encore, dit-il d’une voix qui s’affermissait à mesure. Mais je devrais changer d’air. Hein ? répondez donc ! Un changement d’air me ferait du bien, hé ?…

Il se leva, parcourut la pièce de long en large de son pas pesant.

– Ce n’est pas que je manque d’idées, reprit-il. Je n’en ai que trop. On ne me suit pas, voilà le mal. Il faudrait me suivre. Vous-même, mon enfant, vous ne me suivez plus, vous piétinez, nous perdons du temps à des broutilles. Tenez, par exemple, une nouvelle de trois cents lignes, ça doit sortir en deux heures, ou ne pas sortir du tout. Voilà comment travaillent les Maîtres. Une fois parti, le reste va de soi : simple question de démarrage. Et c’est ce qui rend justement le rôle d’une collaboratrice telle que vous si curieux, si passionnant… Le démarrage dépend de vous. Il suffit parfois d’un regard, d’un simple regard pour tout compromettre, parfaitement ! Avant d’avoir ouvert la bouche ou dicté une ligne, je vois le vôtre qui flanche. Et pourquoi ? Parce que vous avez peur, chère amie. Vous ne croyez plus en moi, tous !

Il frappa violemment sur la table de son poing fermé.

– Qu’importe ! S’il le faut, je reprendrai la chose, je commencerai une nouvelle carrière. Des œuvres aussi vastes, aussi fécondes que la mienne doivent s’élargir sans cesse, au lieu de se creuser. Je travaille dans la fresque, je ne suis pas un ciseleur de bibelots rares. Tenez, pas plus tard qu’hier, chez Beauvin, je me suis senti plus gaillard que jamais, en pleine forme. Il y avait là des Russes étonnants, qui racontaient des histoires… des… des histoires étonnantes !

Son regard évita brusquement celui de son interlocutrice impassible, car la répétition involontaire des mots était un signe qu’il connaissait bien, – trop bien. Il avala péniblement sa salive.

– On m’a parlé du fils d’un ancien maréchal de la Cour, né au Palais en 1913, réfugié en France avec un vieil oncle, lui-même ex-chambellan, qui pour vivre, ses derniers bijoux vendus, avait accepté une place de veilleur de nuit. Le garçon a poussé tout seul, là-bas, du côté de Belleville, pêle-mêle avec les copains français, et il est maintenant ouvrier quelque part, je ne sais où, un vrai titi parigot. Il ignore tout de son pays, rigole lorsqu’on lui parle des Romanoff, lui, un filleul de l’empereur ! Je crois qu’il y aurait quelque chose à tirer d’une histoire pareille, quelque chose d’éton… Bon Dieu de bon Dieu ! Répondez-moi donc, à la fin. Êtes-vous sourde ?

– Je réfléchissais, dit-elle. Je ne trouve pas.

– Naturellement ! Hé bien ! s’il n’était pas si tard, je vous prouverais le contraire. Oui, en une heure, je ferais le pari de vous dicter, là, sur ce coin de table, une nouvelle éton… épatante, parole d’honneur ! Juste ce qu’il nous faut pour jeudi – le conte hebdomadaire du Mémorial.

Du bout du doigt, elle entrouvrait déjà le portefeuille de cuir.

– Laissez ça, fit-il avec un soupir, pas de blague. Je dîne chez Renouville, ce soir. De toutes manières… Il passa les deux mains sur sa nuque épaisse et comme Simone refermait la serviette en silence, il éclata :

– Ce n’est pas moi qui suis vidé, fit-il d’une voix effrayante, ce sont eux. Le monde se vide. Il se vide par en bas, comme les morts. Plus rien dans le ventre, plus de ventres. Comme disait l’autre jour je ne sais quel bedeau dans une feuille pieuse : « Ganse n’a jamais visé plus haut que le ventre. » Parfaitement ! Et il n’y a pas de quoi rougir. Dans une société sans ventre, que deviendraient l’art et l’artiste, je vous le demande ! Ils pourraient crever. Pauvres types ! Il est facile de raisonner sur les passions, le difficile est de les peindre. Et si je les peins comme il faut, je parle aux ventres, j’émeus les ventres… Mais quoi ? Toutes les époques d’impuissance ont eu de ces délicatesses hypocrites. Un ventre est un ventre… Qu’est-ce qu’ils ont à la place, ces petits messieurs, ces coupeurs de fil en quatre, la dernière couvée de M. Gide ! Une poche de pus – et quel pus ? Du pus cérébral, ma chère. Ah ! Ah ! L’image n’est pas mauvaise. Notez-la.

Il fit craquer ses doigts avec fureur.

– Vidé, moi ? Allons donc ! J’arrive à un âge où un écrivain de génie devrait pouvoir se libérer de toute discipline de travail. Le problème est là. Plus d’heures de classe ! Désormais la machine est au point, rodée à fond, tourne nuit et jour. Il suffirait de la surveiller, d’en surveiller les produits et les sous-produits, de ne rien perdre. Et ça, ma petite, c’est votre affaire. « La concentration vous épuise ! » rabâche cet imbécile de Lipotte. Elle m’épuise justement parce qu’elle me m’est plus nécessaire. Tenez, une preuve : Dieudonné me disait l’autre soir : « Vous êtes un improvisateur merveilleux ! » Et pourtant soyez franche, mon enfant : voilà seulement trois ou quatre ans, je ne brillais guère dans un salon, j’étais un causeur très quelconque ?…

Elle passait doucement la paume sur le cuir de la serviette, et son regard attentif restait froid.

– Oui, reprit-il après un long silence, d’une voix bien différente et dont il ne cherchait même plus à masquer l’angoisse, ils croient tous avoir ma peau. Minute ! Depuis l’année dernière, neuf cents pages de texte, trente-cinq nouvelles de deux cent cinquante lignes, sans parler des conférences, d’un scénario pour Nathan, et je ne dis rien des notes publicitaires, çà et là. Mais on me compare toujours à moi-même, jamais aux autres : Ganse est Ganse.

Il s’arrêta, braquant sur la secrétaire silencieuse ce regard infaillible qu’allume dans ses yeux la curiosité portée à son paroxysme et qui n’est chez lui qu’une forme de la cruauté demi-consciente, principe de son noir génie.

– La pire bêtise que j’ai faite est d’avoir ouvert ma porte à deux de ces petits messieurs, Mainville et Philippe, Philippe et Mainville, deux jolies canailles, canailles à croquer ! La jeunesse ! Il y a toujours un moment dans la vie où l’on croit à la jeunesse. Signe précurseur, signe fatal du premier fléchissement, de la vieillesse qui s’annonce – la vieillesse, l’âge le plus niais, le plus crédule – oui, plus niais et plus crédule que l’adolescence. Croire à la jeunesse ? Est-ce que nous y avons cru, nous autres, quand nous étions jeunes ? Alors !… Passe encore pour Philippe, mais Mainville, cette petite vipère…

Elle leva les yeux au même instant et son regard toujours pensif fit baisser celui de Ganse.

– Oh ! je me tais, dit-il avec un rire amer. Je ne prétends pas contrôler vos… vos expériences, et je vous crois d’ailleurs à l’épreuve de tous les poisons. Accordez-moi du moins qu’après avoir fait pour mon prétendu neveu plus qu’aucun honnête homme ne se serait cru le devoir de…

– Encore ! murmura-t-elle d’un air d’ennui.

Elle avait soupiré plutôt qu’articulé le mot, mais Ganse l’avait saisi au mouvement de ses lèvres.

– Encore ? Quoi, encore ? Un garçon que j’ai tiré de la boue…

– Il le sait.

– Ce n’est pas moi qui le lui ai dit, permettez !

– Les gens qui le lui ont dit ne pouvaient l’avoir appris que de vous.

– Possible. Et après ? Devais-je cacher un acte généreux, désintéressé jusqu’à l’absurde, alors que je ne dissimulais pas les autres – ou si peu ? Qu’est-il pour moi, Philippe, après tout ?

– Le fils de votre maîtresse, Ganse.

– Ma maîtresse ! Ma maîtresse ! À vous entendre on pourrait croire que je n’ai jamais couché qu’avec elle. D’ailleurs Philippe avait onze ans lorsque sa mère est morte, et ma liaison datait de neuf. Alors ?

– Je sais.

– Vous ne savez rien du tout. Dès ce moment, je n’étais pas, comme il vous plaît de l’imaginer, un monsieur facile à duper. Ce que j’ai fait, je l’ai fait de plein gré pour tenir la promesse donnée à une femme. Il n’y en a peut-être pas beaucoup, parmi vos anciens amis, vos comtes et vos barons, qui… Qu’est-ce que vous dites encore entre vos dents ?

– Rien.

– Si ! Ma petite Simone, vous êtes envers moi d’une dureté, d’une injustice…

– Je vous rappelle simplement une parole, une autre parole que vous m’avez donnée, à moi. « Notre vie privée ne regarde que nous. Portons notre fardeau côte à côte, mais n’en échangeons rien… », je crois encore vous entendre. Il est vrai qu’alors c’était moi qui me sentais tomber : je cherchais une aide, un appui, une main fraternelle… Vous aviez raison, d’ailleurs… N’était ce silence plus ou moins gardé, notre collaboration n’eût pas duré six semaines.

– Pardon, ma chère – sa voix sifflait à son tour – lorsque je vous tenais ce propos…

– Oui, c’est entendu, j’étais une femme suspecte. Je le suis toujours.

– Pas pour longtemps, fit-il avec une cruauté affreuse. Quand vous ne ferez plus envie à personne, qui se souciera de savoir si vous avez tué ou non ce pauvre Alfieri ?

– Je le sais, dit-elle doucement. Pas la peine de jouer la comédie : vous et moi, nous sommes à bout. Au bout du rouleau, mon cher.

– Et après ? Tiens, tiens ! « Au bout du rouleau », mon petit, c’est un titre, un fameux titre ! Allons-y ! Pourquoi pas ? Nous sommes tous au bout du rouleau, rien de plus juste. Jeunes et vieux, tous ! L’ancienne maison s’est effondrée derrière notre dos et quand nous sommes venus nous asseoir au foyer des jeunes, ils n’avaient pas encore pensé à bâtir la leur, nous nous sommes trouvés dans un terrain vague, parmi les pierres et les poutres, sous la pluie… Je voudrais que vous notiez cela aussi, dit-il en rougissant, l’image est bonne. Hein ? n’est-ce pas ? Il y a là-dedans tout un drame.

– Peut-être vaudrait-il mieux en finir d’abord avec Évangéline ?

– Vous croyez ? (Ses traits accusèrent brusquement la fatigue accumulée depuis des semaines.) Hier encore, vous me conseilliez de lâcher ça. Et d’ailleurs j’ai une idée. Elle m’est venue cette nuit, mon enfant. Que diriez-vous d’un livre… d’un livre qui me serait comme une détente, un repos – la halte après une étape trop longue, autour du feu ? Tenez, lorsque Rouault – Rouault, vous savez, le sculpteur – a fait sa grande crise nerveuse, l’année dernière – on a consulté Strauss, l’élève de Freud. Et Strauss l’a envoyé avec une de ses meilleures infirmières – une vieille Allemande, très ancienne-Allemagne, sentimentale, gemütlich – dans sa maison natale, une simple maison de paysans, là-bas, du côté de Douarnenez. Il est revenu guéri, fort comme un bœuf. Moi, je n’ai pas de maison natale, soit – je suis né dans un logement des Batignolles, trois pièces sur la cour – l’immeuble est démoli depuis vingt ans. Mais j’ai eu tout de même une enfance, hein ?

– On n’est jamais sûr d’en avoir eu. Moi-même…

– Des blagues ! des mots ! Naturellement il faudrait arranger ça, romancer. Suffit de voir un peu clair, d’utiliser les bons morceaux… Ainsi j’avais un oncle, un petit maraîcher de Seine-et-Oise, chez lequel j’ai passé des vacances, une fois ou deux. Et puis quoi ! il y avait tout de même les dimanches ! Paris n’était pas ce qu’il est devenu. Je revois les dimanches, les beaux dimanches, chaque fiacre avait l’air d’être repeint à neuf, et les omnibus roulaient comme des tonnerres. Qu’est-ce que vous pensez de mon projet ?

Souvenirs d’enfance, d’Emmanuel Ganse ?

– Oui. Et je dirais tout, mon petit. Tout. En somme, les écrivains français ont montré pas mal de timidité dans leurs peintures de l’adolescence. Moi, je n’épargnerai rien, vous pouvez me croire. Je… Pourquoi cet air dégoûté ?… Ai-je offensé votre pudeur, belle dame ?…

– Oh ! non. Je me demande même si vous vous vantez. Il est peut-être, en effet, une part de vous-même que vous avez épargnée jusqu’ici. Oubliée plutôt. L’enfance a la vie si dure ! Seulement, mon ami, méfiez-vous. Ce n’est pas la première fois qu’un de vos pareils tente la chose, et si pressés qu’ils aient été de donner au public ce morceau délicat, je pense qu’aucun d’entre eux n’a réussi à déraciner tout à fait le petit enfant qu’il avait été jadis. Les plus malins n’ont donné que de vains simulacres, d’horribles poupées de cire. En tout cas, si cette chose existe encore en vous, gardez-la. Il est peu croyable qu’il en reste assez pour vous aider à vivre, mais ça vous servira sûrement pour mourir.

– Vous me haïssez, dit-il sans colère. Je pense que nous nous connaissons trop – trop bien pour nous juger avec équité. Nous nous haïssons tous les deux.

– Non, dit-elle. Mais nous ne pouvons déjà plus rien l’un pour l’autre. La haine ne viendrait qu’après. Pourquoi l’attendre ? Mais je suppose que vous me croyez capable de prendre aujourd’hui une revanche attendue depuis dix ans. Car voilà longtemps qu’à votre idée, je brûle de mettre ma signature auprès de la vôtre à la première page de ces livres qui m’appartiennent autant qu’à vous. Dieu ! Alors que la malédiction de ma vie, ç’aura été justement de ne pouvoir venir à bout de rien ! Solitude et silence, silence et solitude, je ne serai jamais sortie de ce cercle enchanté… Pourtant…

La face encore puissante du vieux maître n’exprimait toujours ni surprise ni colère. Elle parut se plisser et se déplisser tout d’une pièce, de bas en haut, ainsi que le mufle d’un lion.

– Enfantillages ! dit-il. Nous sommes allés trop loin ensemble pour ne pas aller voir côte à côte ce qu’il y a au bout de la route. Encore deux ans – un an peut-être…

– Non, répliqua-t-elle. Souvenez-vous. Nous avons déjà cent fois convenu d’un tel délai. À quoi bon ? Il est trop tard. Il est trop tard pour tout, pour presque tout. Notre vie est faite. Il m’arrive parfois, rarement, d’essayer de refaire la mienne par la pensée, de la refaire sans vous. Impossible. Ou du moins pour y réussir, faudrait-il effacer d’abord les deux années de mon mariage – repartir à zéro, comme vous dites. Oui, à zéro. Car vous aurez beau ricaner, mon ami, j’ai été, moi qui vous parle, une jeune fille très ordinaire. Pas plus imaginative qu’une autre, contente de peu. Oui, il eût dépendu d’un rien que je continuasse à m’ignorer tranquillement, paisiblement. D’un rien. Et tant de filles me ressemblent à travers le monde ! Tant de filles qui se contenteront très bien de petits vices, de mauvais rêves qu’on met sur le compte des nerfs – les mêmes rêves qui servaient à treize ans, qui continueront à servir jusqu’à la mort. Car nous n’avons pas naturellement, comme vous autres, la curiosité de nous-mêmes. Enfin, c’est vrai que j’aurais très bien pu faire une gentille bourgeoise sans Alfieri. Oh ! avec celui-là, pas moyen de rester en repos – si faible, si lâche, si fille, si vraiment fille ! – avec un tel besoin du vice d’autrui, comme s’il n’eût pu goûter le mal qu’à travers une âme étrangère. Lorsqu’il coulait vers vous un certain regard, on avait envie de lui mettre un crime dans la main. Un crime, un beau crime…

– Des blagues ! dit Ganse. On se figure ça.

– Peut-être. En tout cas, après ces deux années furieuses, débouchant brusquement dans le vide, le néant, rien ne pouvait me sauver du désespoir que le travail. La fortune elle-même eût été un secours moins efficace. Et vous m’avez appris le seul travail dont j’étais sans doute capable en ce moment-là. Vos livres sont ce qu’ils sont. La merveille, c’est de vous les voir faire. Vingt fois, j’ai essayé de noter ça au jour le jour, je ne peux pas. Il me semble que personne ne le pourrait. Il y faudrait trop de sang-froid, et le sang-froid près de vous, dans le travail, c’est bien la dernière chose possible. Vous êtes un prodigieux…

Elle chercha le mot.

– Une espèce de sourcier. L’imagination la plus aride, vous trouveriez le point d’où va jaillir la source. Ces rêves… tous ces rêves…

– Vous voyez, fit-il de sa voix rauque, nous n’en avons pas encore fini, vous et moi.

– Certainement si ! Vous m’avez remplie de vos créatures, j’étouffe. Oui, j’étouffe réellement. Que je tarde encore à redevenir moi-même, et je ne pourrai jamais plus. Car enfin, si imparfaites que soient ces créatures – quoi, elles vous appartiennent, elles sont quelque chose de vous. Ne le niez pas : elles vous soulagent tout de même un peu. Il n’est d’ailleurs que de vous observer les jours qui suivent la publication d’un livre. Mécontent, déçu, soit, mais délivré. Enfin, n’est-ce pas ? vous respirez mieux. Moi je reste une semaine étendue sur mon lit, les yeux ouverts, dans un énervement horrible. Oh ! pas la peine de prendre une pose, de vous rengorger, mon ami. Ce ne sont pas vos livres qui m’empêchent de dormir. Je ne les relis jamais. Chacun de ces personnages ressemble si peu à celui dont nous avons, vous et moi, des semaines, porté la peau ! Mais ceux-là, précisément, les vrais, ils vivent en moi, ils s’y installent, ils s’y multiplient – parfaitement – vous pouvez rire ! Et il ne me reste pas l’espoir – pas le plus petit espoir – oh là ! pas le moindre, de les tirer de là pour les faire passer à mon tour dans un roman. Un roman ! Je n’arrive même pas à bout d’une nouvelle, d’une pauvre petite nouvelle de dix pages – ainsi !

Elle essaya de retirer brusquement sa main, mais les cinq gros doigts du Maître venaient de se refermer dessus.

– Mon amie, dit-il – et les mots à peine articulés sortirent du fond de sa gorge avec une plainte, une sorte de miaulement sinistre – il ne fallait pas vous refuser à moi. Le mal vient de là.

– J’ai toujours eu horreur de vous, dit-elle simplement. Je n’aurais pu être votre maîtresse – non – quand je l’aurais voulu. Et pis encore : vous m’avez dégoûtée de l’amour.

– Mais si vous n’avez pas été à moi, du moins n’avez-vous été à personne jusqu’à… Ne le niez pas : vous m’appartenez plus que si…

– Taisez-vous ! fit-elle en essayant de retirer sa main.

– Et quand vous parlez de vous délivrer par des livres, vous me faites rigoler, ma petite. La littérature n’a jamais délivré personne. Et personne, d’ailleurs, ne réussit à se délivrer de soi-même. Des blagues. On peut espérer l’oubli. Et encore ! Car l’oubli, voyez-vous, ça ne se trouve que dans le sommeil ou la débauche.

Il rattrapa au vol la main qu’elle venait de lui arracher, la pétrit entre ses deux larges paumes.

– Vous vous perdrez par orgueil, continua-t-il. Vous avez un orgueil de démon. Parlez-moi de diables tranquilles, de braves types de diables, des diables pourceaux. À vous, ma petite, il vous faut le serpent.

Elle semblait l’écouter avec une attention extraordinaire. Pas un muscle de son long visage ne tressaillit, tandis qu’elle disait de sa voix sans timbre :

– Mon parti est pris depuis six semaines. Absolument pris.

– Oui, je sais pourquoi, fit-il – et son rire d’une grossièreté forcée finit dans une sorte de plainte lugubre. Mais il est trop tard, mon enfant. L’obsession que vous décriviez tout à l’heure, cette phobie – car c’est une phobie, rien qu’une phobie, un accident pathologique, pas plus – elle est là maintenant, là pour toujours. Inutile d’inventer des histoires de personnages maléfiques, d’envoûtement ! Pourquoi pas des incubes et des succubes ? Vous finirez par aller à confesse, ma chère.

– Je l’ai essayé, dit-elle.

– Oui, je sais. Il y a toujours eu un ou deux mauvais prêtres dans votre vie – enfin des prêtres suspects – votre abbé Connétable, par exemple, ou ces pasteurs défroqués de la Christian Science, dont vous vous étiez toquée voilà six mois. Entre nous, vous avez de la chance d’être née au XXe siècle : je vous vois très bien d’ici, dans la belle chemise soufrée…

– Pas la peine, fit-elle avec un sourire triste. Je veux dire : pas la peine de continuer sur ce ton. L’idée n’est pas mauvaise, mais vous l’exprimez mal – grossièrement. Vous me l’avez d’ailleurs répété assez souvent, Ganse : je n’ai pas le don du sujet, mais je me rattrape sur le détail. Hé bien ! j’ai perdu l’espoir de donner à ma pauvre vie un commencement, un milieu et une fin, comme à un livre. Mieux vaut maintenant donner tous mes soins à un épisode, à une expérience, la première venue, n’importe. L’essentiel est de la développer à fond, jusqu’à ses extrêmes conséquences. Quoi ? n’est-ce pas ainsi que nous nous y prenons lorsque le bouquin se présente mal, comme vous dites ? Et le public n’y voit que du feu.

Il alla jusqu’à la fenêtre, l’ouvrit toute grande, si violemment qu’un morceau de plâtre se détacha du chambranle, roula sur le plancher. Et il l’écrasa d’un coup de pied, avec rage, comme une bête.

– L’épisode, l’expérience – je la connais, votre expérience ! Elle s’appelle Mainville, l’expérience ! Ce petit mirliflore, ce gigolo…

– Oui, vous me trouvez trop jeune encore pour ce que vous nommiez hier soir « les déviations du sentiment maternel » – j’ai compris l’allusion. Trop jeune pour un gigolo, c’est ce que vous vouliez dire ? Regardez-moi, Ganse. Vous ne me voyez tout de même pas poser ma tête sur la virile poitrine d’un seigneur de votre espèce, non ? J’aurais rencontré Olivier huit ans, dix ans plus tôt que je l’aurais aimé de la même manière. Et puis après ?

– Bon, bon, je connais : humiliation, sacrifice, immolation, voilà le programme. Seulement, je crois que vous n’irez jamais plus loin que la première partie. Votre gracieux ami sera loin avant que vous ayez eu le temps d’en finir avec les deux autres.

– Pour celles-là, Ganse, j’y suffirai bien toute seule.

Il ferma la fenêtre, revint s’asseoir. La colère semblait de nouveau tombée.

– C’est une agréable petite canaille, dit-il. Pas d’imagination même dans le mal – ou si peu ! Rien à partager avec personne. Rien.

– Qui lui demande de partager ? Alfieri ou Mainville, d’ailleurs, vous êtes bien le dernier homme capable de juger ces sortes d’êtres.

– Oui, des bêtes de luxe, hein ? Ça coûte cher et c’est fragile, diablement fragile. Et celui-là n’aura pas l’élégance de s’éclipser à l’anglaise, le moment venu, comme l’autre. Pas gentilhomme pour deux sous, votre petit camarade, ma chère. Incapable de rien faire sauter en votre honneur, banque ou cervelle. Et à la fin de l’expérience, vous aurez sur les bras un enfant malade, vous vous ruinerez en joujoux.

Depuis un moment, elle ne l’écoutait plus, bien qu’elle continuât de tenir sur lui un regard dont il ne put supporter plus longtemps la flamme sombre et fixe. Il s’arrêta en grognant, tête basse, le cou rentré dans les épaules, prenant naïvement l’attitude connue du public, illustrée par tant de photographies.

– Après tout, je m’en fiche, dit-il. Voilà trois mois que je vois mûrir ça sous votre peau, ma chère, un amour né sous le signe du Cancer, une vraie tumeur. Ça n’est pas la première fois qu’une femme supérieure se sera laissé dévorer, c’est même comme ça qu’elles finissent toutes.

Il se tut de nouveau, saisi par l’extraordinaire altération des traits de Mme Alfieri. Et pourtant la voix de la secrétaire s’éleva tout à coup, aussi calme, avec un soupçon d’ironie.

– Que de paroles inutiles, Ganse ! fit-elle. Je pensais à autre chose, mais je vous entendais quand même. Je crois que vous alliez me faire la morale, grand, dieux ! C’est assez votre habitude, souvenez-vous, lorsqu’un chapitre « ne vient pas ». Les personnages commencent à échanger des vérités premières déguisées en paradoxes peints de couleurs violentes, comme des emblèmes totémiques. Hé bien ! tenez, il y a tout de même un service que je puis vous rendre. Je puis le finir, votre livre. Le dénouement que vous cherchez depuis six mois, je vous l’apporterai bientôt.

– Quel livre ?

Évangéline, naturellement. Et ma proposition n’est pas si folle, car Évangéline, après tout, c’est moi.

– Pardon ! j’ai utilisé certains…

– Oh ! je ne vous reproche rien. Je vous ai même aidé du mieux que j’ai pu. C’est d’ailleurs assez étonnant de voir ainsi monter peu à peu son propre visage dans le miroir que vous tendez, on a l’impression de se regarder à travers une grande épaisseur d’eau trouble, avec des bulles de boue. Notez bien que je ne nie pas la ressemblance. Votre erreur est de vous entêter à supposer dans la vie de l’héroïne un crime initial. Rien ne vous ôtera de la tête que j’ai tué Alfieri, hein ?

– Idiot ! vous n’avez aucune idée des méthodes de travail d’un écrivain. Si j’ai supposé un crime initial, comme vous dites, c’est pour plus de vraisemblance. Le destin de cette fille doit osciller entre deux actes sanglants, de même nature, l’un secret, l’autre… L’autre… J’avoue que je ne vois pas bien clairement l’autre…

– Inutile de voir clairement celui-là. Le premier doit suffire à le justifier. Oh ! j’ai beaucoup réfléchi depuis quelques semaines, je crois comprendre. Une femme telle qu’Évangéline ne tue pas selon les règles. Elle tuera comme elle a tué jadis, par besoin de se confirmer dans l’idée qu’elle s’est faite d’elle-même. Elle tue pour se mettre d’un coup hors la loi. Et s’il y a une raison à ce crime – la passion, par exemple – eh bien ! je pense que la passion ne sera qu’un prétexte, le presque rien qui fait pencher l’un des plateaux de la balance.

– Peut-être.

– Sûrement. Mais vous vous laissez arrêter par des scrupules de mise au point, de vraisemblance. C’est que vous voyez tout ça de l’extérieur.

– Et vous ?

– Moi pas. Au point où nous en sommes, qu’importe de savoir pourquoi Évangéline va tuer ? Il suffira de montrer comment elle tue. Je crois que j’y réussirais très bien…

– On dit ça…

– On a tort de le dire lorsque ça n’est pas vrai. Oh ! naturellement, nous savons tous ce que c’est que commettre un crime en pensée. Mais cette fois, mon ami, ce n’est pas avec la machine à rêves que je l’ai commis. Il est là derrière ce front – et pas un de ces désirs qui n’ont pas plus de consistance qu’une gelée, non. Un vrai crime, bien constitué, bien vivant, avec tous ses membres, un bébé-crime, quoi, et qui ne demande qu’à venir au monde !

– Il remue ?

– S’il remue ! En mettant votre main au bon endroit, vous entendriez battre son cœur. Peut-être est-il plus ou moins sorti de la littérature, mais nulle force ne le contraindrait d’y rentrer.

– Vous m’intéressez prodigieusement. Dois-je reconnaître le nouveau-né ?

– J’allais vous le proposer.

Il essaya de rire et ce rire sonna d’abord si faux qu’elle éclata de rire à son tour. Un long moment, ils restèrent ainsi face à face sans oser pourtant croiser franchement leurs regards.

– Oh ! Ce n’est pas un crime bien original, continua-t-elle sur le même ton. Le scénario vous en semblerait probablement assez vulgaire. Les circonstances ne manquent pas, mais on pourrait écrire sous chacune d’elles le mot fatidique des passeports : moyen. Tout est moyen là-dedans.

– Méfiez-vous, dit-il en s’efforçant encore de sourire, ce peut-être aussi le signe d’une perversité profonde. Le grand art a cette apparence de banalité.

Elle fit un signe d’impatience et brusquement posa ses coudes sur le bureau, lança en avant ses deux longues mains si pâles que l’ombre y paraissait bleue. Ganse voyait son regard tout près du sien et il sentait l’haleine tiède passer et repasser sur sa joue ainsi qu’une bête familière.

– Ça vous fait un peu peur, avouez ? Hein ? J’ai l’air de sortir d’une de vos machines, vous voilà tout à coup en tête à tête avec un de vos personnages, et pas moyen de le faire rentrer dans le plan du bouquin. Le voilà qui part tout seul.

– Peur, dit-il, non. Jouée par une autre que vous, cette scène serait même de peu d’intérêt. Mais je sais que vous avez horreur du mélodrame, et je pense qu’il y a quelque chose de sérieux dans votre propos, voilà tout.

Elle penchait la tête sur l’épaule, comme pour mieux voir le reflet des doigts qu’elle faisait danser en mesure sur l’acajou poli.

– Parole d’honneur, mon cher, j’ai besoin de vous.

– Quoi ? dit-il avec ironie, un alibi. Déjà ?

– Juste.

Son regard qu’elle essayait de tenir fixé sur celui de Ganse vacillait comme une flamme. Mais ce n’était pas ce regard qui à lui seul eût réussi à faire perdre contenance au vieux Maître. Il voyait depuis un instant la bouche mince se contracter peu à peu jusqu’à dessiner une espèce de moue douloureuse, indéfinissable, qu’il connaissait trop bien.

– Je crois, murmura-t-il assez piteusement, que nous devrions changer de conversation. Si vous devenez folle, mon enfant, je n’y peux rien.

– Folle ? Je n’ai jamais eu moins l’envie de l’être. Cela viendra plus tard. Pour quelque temps encore j’ai besoin de tout ce que j’ai de bon sens, et quelque chose de plus. Rien ne me manquera, vous pouvez me croire.

– Oh ! je sais : personne n’est plus capable que vous d’aller jusqu’au bout d’une folie. Si je ne le pensais pas, ma chère, il y a longtemps que je vous aurais priée de mettre fin à cette scène ridicule. Néanmoins, s’il est en mon pouvoir de vous aider d’une manière ou d’une autre, je ne le refuse pas.

– Il ne s’agit pas de m’aider à votre manière, dit-elle doucement, mais à la mienne, à celle que j’ai choisie.

– Soit. Alors cessez de parler par énigmes. Un crime ? Je ne suppose pas que vous me croyiez capable d’avoir peur d’un mot. Et quel mot ! Il y a autant d’espèces de crimes que de démons, je suppose. J’aime assez l’idée du vieux Wilde là-dessus, vous connaissez ? Il prétend qu’il existe quelque part des diables que la malédiction n’a qu’effleurés en passant, dont le tonnerre de Dieu n’a fait que roussir les plumes. Jolie image, hein ? Vous les voyez d’ici qui sautillent dans le crépuscule, avec leurs ailes rognées, leurs yeux tristes, sans désespoir, nostalgiques ? Bref, il y a des bonnes actions criminelles, et des crimes vertueux. Celui dont vous me parlez doit se ranger dans la dernière catégorie car, ou je me trompe fort, ou vous n’êtes pas femme à vous livrer ainsi à un homme auquel vous venez de dire que vous l’aviez toujours méprisé.

– Si. Je puis être parfaitement cette femme-là – et vous le savez, Ganse.

Elle passa nerveusement ses deux mains sur son visage, et demeura immobile un moment, les yeux clos.

– Méprisé ou non, que vous importe ? Je regrette parfois – oui cela m’arrive ! – de ne pas être devenue votre maîtresse, nous serions moins étroitement liés l’un à l’autre que par cette espèce d’union contre nature qui depuis dix ans nous fait partager toutes choses à l’exception de celle où l’on attache autour de nous si peu d’importance. Mépris ! Cela aussi, ce n’est qu’un mot. Et il a beaucoup de sens. J’ai méprisé mon premier amant plus que vous, et celui-ci, allez, je crois bien que je le méprise aussi. Mais ce mépris a justement éveillé en moi je ne sais quoi qui ressemble à de la pitié, que j’ai longtemps essayé de prendre pour de la pitié – bien que je n’aurai pas l’hypocrisie de vous le donner aujourd’hui pour tel.

– Oui, l’orgueil, fit-il. Le Serpent.

– Quoi que je fasse, mon destin sera, je le sens, de me sacrifier à qui ne me vaut pas. J’ai toujours répugné à donner librement ma vie, par contrat, et je finis par la jeter aux pieds du premier venu qui me la demande lâchement, avec un certain regard, un regard de bête faible et perfide.

– Oui, comme à Mainville, par exemple. Et ça ne l’amusera même pas longtemps, votre vie !

– Oui et non. Vous jugez Mainville sans le comprendre. Et il ne faudrait pas seulement le comprendre, il faudrait l’aimer. Mais jamais deux générations ne se seront épiées avec plus de haine sournoise, des deux côtés de ce trou noir d’où monte encore après tant d’années l’odeur des millions de cadavres – l’affreux crime dont vous n’osez pas ouvertement vous jeter la responsabilité à la face. Pauvres gosses ! S’ils sont venus au monde avec cette grimace dégoûtée qui vous déplaît si fort, c’est que le monde sentait mauvais ! Oui, j’aurais voulu que vous l’entendiez l’autre jour, je ne trouvais rien à répondre. Mon Dieu, ce qui leur a manqué sans doute, c’est l’homme de génie qui eût parlé en leur nom, les eût justifiés en vous accusant – et ils l’attendront toujours… Mais après tout, qu’importe ! Débrouillez-vous ensemble, les femmes sont hors du débat. Ce que je tenais à vous dire…

– Magnifique ! fit-il. Ce que vous venez de dire est magnifique. N’ajoutez pas un mot. Quel sujet, mon enfant ! Voilà le livre qu’il faut écrire, que nous écrirons ensemble. Écoutez, Simone. Mainville ne sera jamais pour vous qu’un caprice, un simple caprice. Je sais ce que c’est qu’un caprice peut-être ? Vous n’allez pas sacrifier un homme comme moi, une œuvre comme la mienne, à un caprice ? Car cette conversation, ma chère, je me demande si vous vous rendez compte ! la conversation que nous venons d’avoir ensemble est un monde. Parfaitement. Toute l’histoire contemporaine est là-dedans, ma petite. Balzac en aurait pleuré !

– Vous n’avez rien compris, dit-elle en haussant les épaules. Vous ne sortirez jamais de la littérature.

– Vous non plus !

L’air sifflait dans sa gorge avec un gargouillement presque hideux, et il avala coup sur coup sa salive, tandis que ses mains tremblaient.

– Un caprice est un caprice, reprit-il. Ça dure combien de temps chez vous ? Des jours ? Des semaines ? Des mois ?

– Que sais-je ? fit-elle – et son visage tendu, immobile, semblait mort. Pouvez-vous comprendre ? Ce poison-là ressemble aux autres. On en use d’abord pour jouir, et on se demande vite à quelle dose il pourrait tuer.

– Si après… bégaya-t-il. Plus tard… Si vous me promettiez de…

En un instant, il fut sur elle, ses bras liés autour de la longue taille, la poussant contre le mur avec la brutalité, la maladresse des premières étreintes. Et sans doute fut-elle émue, le temps d’un éclair, par cette gaucherie désespérée du vieux faune habituellement si expert. Il vit pour la dernière fois couler vers ses propres yeux, jusqu’au plus secret de son être, le sublime regard gris plein de pitié. Mais presque aussitôt les deux paumes fraîches, dures et fraîches, le frappèrent à la fois sur la bouche, sauvagement. Elle s’enfuit.

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