VI

Il écouta un moment son pas à travers la porte et ses traits s’apaisèrent peu à peu, prirent à force de lassitude, d’épuisement, une espèce de sérénité grossière.

Certes, ce n’était pas leur première querelle, mais un pressentiment l’avertissait que celle-ci serait la dernière, que la solitude, cette solitude qu’il redoutait plus que la mort, commençait à ce moment même… De cette collaboration de dix années, presque ininterrompue, sauf par de brefs éclats, il commençait d’entrevoir la véritable nature, bien que sa vanité se révoltât malgré lui contre une vérité humiliante. Et sans doute, Simone avait été pour lui, à une période difficile de sa vie, pour son imagination déjà surmenée, un auxiliaire précieux, indispensable. Alors qu’il doutait de lui-même, elle lui avait rendu la foi. Mais ceci, le monde ne l’ignorait pas, ou le soupçonnait du moins : le reste était son secret. En dépit de beaucoup d’aventures, – vraies ou fausses, car il excelle à occuper de lui la chronique et tout écho, même outrageux, lui semble mille fois préférable au silence – il a gardé, d’une naissance à peine avouable, le goût, le besoin de ces liaisons orageuses, de ces faux ménages ouvriers qui mettent en commun l’ivresse et les coups, atteignent dans l’ignominie à une espèce de fraternité farouche, pareille aux mystérieux compagnonnages des bêtes. Des scènes terribles qui les dressaient l’un contre l’autre, la profonde adresse de Mme Alfieri avait su jusqu’alors dissimuler le pire, même à la curiosité des familiers. Qui se serait soucié, d’ailleurs, des emportements du Maître, dont les accès de fureur presque démentielle pour les causes les plus futiles étaient la fable de Paris ? Et personne n’eût pu se vanter, au cours de ces dix années, d’avoir surpris chez la secrétaire impassible un mouvement de colère ou de dégoût. Seule, une jeune domestique un peu niaise, récemment débarquée de Plougastel, la trouvant un jour à demi évanouie dans le bureau de Ganse et ayant dégrafé son corsage, avait découvert sur la poitrine une énorme ecchymose récente. Mais Simone, revenue à elle, expliqua qu’elle s’était blessée en tombant, et renvoya la Bretonne dès le lendemain.

Cette prodigieuse maîtrise de soi ne l’abandonna jamais, et elle exaspérait Ganse tout en flattant son orgueil, car il ne lui déplaisait pas de subir, à l’insu de tous, l’ascendant d’une femme exceptionnelle, dont l’éclatante supériorité n’était réellement connue que de lui. Pour le fils du crémier de la rue Saint-Georges, l’ancienne petite Normalienne, élevée quelque temps bien au-dessus de sa condition par le caprice d’un grand seigneur suspect, mais cousin authentique des princes de la Maison de Savoie, restait la comtesse Alfieri. Qu’elle fût une seule fois tombée dans ses bras, le charme eût été rompu, et avec lui l’étrange, la poignante volupté de ces querelles où ils puisaient l’un et l’autre, comme par brassées, les images véhémentes qui donnent à l’œuvre du vieux Maître, d’une manière si grossière, si lourde, sa couleur et sa chaleur.

Il se laissa tomber dans son fauteuil, se releva aussitôt, car il avait pris en haine les innocents témoins des longues insomnies, de la recherche impuissante, de l’épuisant et vain labeur des derniers mois. Ah ! qu’il eût seulement quelques rentrées inattendues, et il aurait bientôt fait de quitter cet appartement démodé dont l’ameublement lui rappelait une époque heureuse, mais triviale, lorsque son admiration naïve allait aux installations baroques des dentistes ou des médecins millionnaires, qui dans leur laborieux désordre semblent l’œuvre de brocanteurs en délire. Faire peau neuve !… Hélas ! les exigences des éditeurs vont grandissant, le public se lasse, et il doit trouver coûte que coûte trois cent mille francs par an qui suffisent médiocrement à sa vanité, à ses plaisirs, à ses vices. Car l’avarice ne se manifeste chez lui que par des réflexes imbéciles, un goût sordide des marchandages, de l’usure, qui le ridiculisent sans profit, en font la proie favorite des spéculateurs en chambre, des gentilshommes rabatteurs, des banquiers véreux. Sa fortune, jadis considérable, a été ainsi dévorée presque à son insu, au cours de ces crises périodiques où, las de se débattre parmi ces hyènes dorées, il abandonne brusquement tout contrôle, jette au feu ses livres de comptes.

Qu’importe la perte de quelques centaines de mille francs ? Un an ou deux de travail eussent jadis comblé le gouffre. Le pire ennemi est aujourd’hui en lui-même, logé quelque part, en un recoin de ce cerveau toujours bourdonnant désormais, comme une ruche vidée de son miel. Le docteur Lipotte, consulté, hoche la tête, parle de repos, soupçonne quelque syphilis de jeunesse passée inaperçue, finit par éclater de rire, du rire hennissant qui glace de terreur le jury lorsque l’avorton bavard vient à la barre faire étalage de ce qu’il appelle pompeusement ses conceptions. Et lui, Ganse, n’a qu’à fermer les yeux pour voir tourner ce soleil rouge, cerné de bleu sombre, plein de pétillements et d’étincelles. Lorsque la fatigue est trop grande, le cercle mystérieux vient se placer au centre même de la page blanche. L’oculiste, aussi, hoche la tête…

« Reposez-vous ! » disent-ils tous. Et quand les lèvres n’articulent pas la phrase rituelle, les yeux compatissants la crient plus haut encore. Mais ne se repose pas qui veut. Certes, il s’est cru infatigable et l’image qu’il se fait encore à présent de lui-même est toujours celle que le jeune Ganse, inconnu de tous, caressait jadis, au fond d’une crémerie de la rue Dante, dont il empruntait chaque jour la table boiteuse, l’encre, le papier quadrillé marqué de pouces gras, l’aigre tiédeur favorable à ses engelures – l’image d’un Zola ou d’un Balzac, ses dieux. Il a pris ainsi des engagements sans nombre, signé des traités ruineux, dans le vain et naïf espoir – comme il aime à dire – de crever sous lui l’éditeur. N’importe ! Il se serait peut-être résigné à transiger, à gagner un temps précieux, si, par une ironie féroce, l’imagination surmenée ne cessait de multiplier, jusqu’à l’absurde, au cauchemar, ces créatures inachevées, mêlées à des lambeaux d’histoires, dont le grouillement donne au malheureux l’illusion, sans cesse renaissante, de la puissance qu’il a perdue. Aussi a-t-il commencé dix romans, acharné à trouver la voie, l’issue… Lui qui manifestait autrefois tant de mépris pour les chercheurs d’anecdotes, les types qui prennent des notes au fond de leur chapeau (car un véritable romancier, disait-il, n’a que trop de sujets de roman, l’embarras de choisir) il s’attache maintenant avec une humilité poignante aux pas de personnages falots qu’il n’eût, en d’autres temps, jamais honorés d’un regard. Mainville lui a servi de modèle, et il rêve encore de tirer de cette marionnette un livre sur la nouvelle génération – un grand livre, mon cher, un livre shakespearien, plus fort qu’Hamlet. Et peut-être eût-il jadis tenu la gageure, car il n’a pas de rival dans l’art d’épuiser un être plus faible que lui, de le vider, à son profit, de sa substance. Mais lorsqu’il a senti s’élargir cette solitude intérieure, damnation de l’artiste épuisé, il s’est retenu de toutes ses forces, ainsi qu’un naufragé, à la collaboratrice familière dont la seule présence évoque à la fois sa vie réelle et sa vie rêvée, car chacune de ses paroles, de ses attitudes, de ses étonnants regards, lui rappelle quelque épisode heureux ou malheureux de sa carrière, telle page dictée d’un trait, en pleine fièvre, ou cherchée ligne après ligne, dans les ténèbres, tel visage imaginaire qu’un labeur acharné n’avait pu faire sortir de l’ombre, et qui tout à coup surgit, éclate – moins encore – une épithète heureuse qu’on se répète la nuit, les yeux clos, une réplique qui a le poids et l’élan du vrai.

Il a commencé d’écrire Évangéline avec l’illusion d’en venir rapidement à bout, ayant sous les yeux, chaque jour, l’inspiratrice et le modèle. Mais une fois de plus, il n’a pu réussir à sortir de lui-même, sa nouvelle création ressemble aux autres – elle est sa propre ressemblance, son miroir – et le miroir du vieux Ganse ne reflète plus qu’une obscure et indistincte image. Ce qu’il a exprimé malgré lui n’a d’intérêt pour personne, c’est l’admiration inavouée, mêlée de désir et de crainte, que lui inspire l’ancienne comtesse déchue, et sa lutte avec le fantôme est précisément celle qu’il soutient depuis dix ans contre la personne même de son étrange amie. Le titre qu’il a choisi dénonce d’ailleurs assez son obsession, car Évangéline est, en effet, le véritable prénom de Mme Alfieri, bien qu’elle ne l’ait plus porté depuis l’enfance. Jamais aucun livre ne lui a coûté tant de peine. Il ne peut se résoudre à le délaisser tout à fait, il est devenu pour son cerveau malade une sorte de fétiche, le signe augural dont dépend l’avenir, heur ou malheur. À la rage de ne pouvoir rien tirer d’un tel ouvrage, s’ajoute l’humiliation de devoir avouer son impuissance à ce témoin toujours impassible. « Vous ne me connaissez guère », dit-elle en secouant la tête, car il arrive parfois qu’elle se prenne elle-même au jeu, laisse échapper des paroles obscures, des demi-aveux qu’elle corrige d’un haussement d’épaules, d’un sourire. Il n’a pas encore osé aborder, même par une habile transposition, l’épisode capital, le lugubre dénouement du mariage inespéré. Depuis longtemps, ce secret le hante, l’irrite. Bien que l’enquête ait mis la comtesse hors de cause, un doute subsiste, en effet. La médisance n’a pas désarmé, les parents du mort n’ont jamais consenti à revoir la veuve, ne la connaissent plus. Jadis la pensée qu’il pût vivre et travailler côte à côte avec une meurtrière flattait grossièrement l’orgueil de Ganse. À présent, il est surtout sensible à la déception d’en être encore, après tant d’années, réduit aux hypothèses. À mesure que s’accuse la ressemblance d’Évangéline avec son modèle (car l’impuissance du romancier ne ménage plus rien et il a fini par emprunter à sa secrétaire jusqu’à ses tics, des manies que connaissent bien tous les familiers de Simone), il attend de jour en jour un éclat, une révolte – ou du moins quelque parole révélatrice, il s’acharne à la provoquer, mais en vain. « Où la menez-vous, cette pauvre Évangéline ? a-t-elle demandé un soir. – Au crime, a-t-il répondu sans sourciller. À un beau crime, un crime digne de vous et de moi. – Vous auriez aussi bien pu commencer par le crime », a-t-elle répliqué sans cesser de sourire.

La phrase inattendue résonne encore si nettement à son oreille qu’il croit l’entendre, elle interrompt net sa rêverie. Et la glace devant laquelle il s’est arrêté à son insu lui renvoie, ainsi qu’une injure, un visage flétri, méconnaissable. Au même instant, le valet de chambre à tête de fouine – qu’il n’a jamais pu regarder en face, car il garde de son humble origine une singulière, une insurmontable timidité vis-à-vis des domestiques mâles – lui annonce le docteur Lipotte.

– Eh bien quoi ? dit le médecin journaliste de cette voix dont la cordialité donne le frisson et qui – affirme-t-il – « casse les pattes » à ses belles nerveuses, les livre sans défense à sa féroce sollicitude, plus désarmées, plus nues sous son regard que sous ses mains pourtant expertes. Ça ne va pas, Ganse ?

– Non, ça ne va pas, dit le malheureux. Envie de foutre le camp… n’importe où !

– Bah ! Tout le monde… les grands départs, quoi ? Dites donc, mon cher, je viens de la vente Dorgenne – une merveille ! la chambre à coucher en galuchat, de Leleu – quinze mille francs. Oui, quinze malheureux billets, vous vous rendez compte ! Alors, pas moyen de résister à la tentation, j’ai fait signe à Lair-Dubreuil… Que voulez-vous ? Je ne peux dire non ni à une jolie fille ni à une jolie chose. J’aurais dû naître à Florence, au XVe siècle, ou même ici, en France, sous le règne du Bien-Aimé… En marge de la Cour, naturellement : ces carrières de grand seigneur comportent trop de risques ! Fermier général, voilà mon lot. Et je vous aurais pensionné, mon cher !

Il joignit sous le nez ses longues mains nerveuses, flaira ses ongles, polis chaque matin par la manucure. Comme beaucoup de ses pareils, il tient à sa réputation d’amateur d’art, feint de se ruiner en collections, patronne de jeunes peintres et va bâiller plusieurs fois par mois aux grands concerts. Il s’est d’ailleurs pris à sa feinte, car son mépris des hommes, de leurs vices, de leurs malheurs, s’envenime avec l’âge et les forfanteries de carabin qui l’ont aidé si longtemps ne suffisent plus à le rassurer. Une peur abjecte de la mort est le ver qu’il nourrit en secret.

Mais le visage de Ganse restait trop sombre pour que le rusé docteur espérât d’esquiver une fois de plus les confidences qu’il sentait prêtes à jaillir.

– Planquez le métier ! Promenez-vous…

– J’allais vous donner le même conseil, docteur, dit l’autre amèrement. Trois pauvres mois de vacances, et je saute, ni plus ni moins qu’une simple banque.

La présence du guérisseur le détendait malgré lui, et les larmes lui vinrent aux yeux.

– Faites comme tout le monde. N’en donnez aux types que pour leur argent !…

– Oui, oui, je connais l’antienne. Dites donc, lorsque vous bâclez une consultation, qui est-ce qui s’en aperçoit ? Toujours pas vos dingos ? Cinq minutes de réflexion – vraie ou fausse – un regard, une bonne petite tape sur l’épaule, et votre client file avec une illusion que vous n’avez même pas eu la peine de lui donner : il l’avait déjà sur le trottoir, dans l’escalier… Tandis que nous…

– Allons, allons, fit Lipotte, paternellement. Si vous croyez mon métier plus drôle que le vôtre ! On a beau faire, les gens tiennent à avoir une âme, et rien ne leur coûte quand il s’agit de se prouver à eux-mêmes l’existence de ce principe noble qu’ils ne savent même pas où situer : dans le cœur ? les glandes ? les tripes ?… Guérissez-moi ça, disent-ils… Mais n’insistons pas, qu’importe ! Je ne vous apprendrai rien, vous êtes notre maître à tous – Dieu sait ce que nous devons à vous autres romanciers, pionniers de la psychanalyse, révélateurs d’un nouveau monde ! Car vous étiez depuis longtemps des freudiens sans le savoir… Et à ce propos, cher ami, laissez-moi vous redire que vous devriez être le dernier – oui, le dernier – à vous refuser, par je ne sais quel scrupule, à l’essai loyal d’une méthode… Voyez ce que j’ai fait de Schumacher, il a repris la direction de ses usines, solide comme à vingt ans, vous ne le reconnaîtriez plus…

– Ne me parlez pas de ça, protesta le vieil écrivain avec une espèce de terreur. Je pense comme Balzac qu’il n’est pas pour l’homme de plus grande honte, ni de plus vive souffrance que l’abdication de la volonté. Élève indigne de ce grand maître, de ce jumeau spirituel de Louis Lambert, je ne consentirais pas, serait-ce pour sauver ma vie, à perdre une parcelle de cette précieuse substance.

– Bon, je n’insiste pas, assura Lipotte d’une voix rageuse. Permettez-moi néanmoins une simple remarque. L’autorité que prendrait sur vous un médecin d’expérience ne serait jamais qu’une simple délégation. Au lieu que les tyrans dont vous êtes la proie travaillent au-dedans de vous, cher ami… Aimez-vous la chasse sous terre – oui – la chasse au renard, au blaireau, hein ?

– Connais pas… Jamais le temps de chasser… Jamais le temps de rien…

– C’est un sport passionnant ! Très simple : vous présentez un couple de fox bien mordants à la bouche d’un terrier, ils filent là-dessous, et vous n’avez plus qu’à coller l’oreille au sol, comme si vous auscultiez un cœur… Vous vous rendez compte de tout.

Il flaira de nouveau le bout de ses doigts.

– Seulement, si le garde-chasse ne finissait pas par empoigner sa pelle-bêche et par creuser un trou à la place qu’il faut – juste de quoi enfoncer le bras – vous continueriez à entendre l’animal, vous ne le verriez jamais gigoter au bout de la pince, avec sa gueule rose et ses petits yeux féroces, pleins de terre… Ah ! ah !

– Oui, répliqua Ganse, de plus en plus sombre, j’ai compris. En somme, vous ressemblez à ce pauvre chanoine qui me recommande l’examen de conscience comme le remède à tous mes maux.

– Peuh ! fit Lipotte avec dégoût. L’examen de conscience… Si vous voulez bien me permettre de reprendre ma comparaison, lorsque mon garde-chasse vient la veille examiner les terriers, il tâche de relever les traces récentes, les déjections fraîches, il palpe, il flaire, jusqu’à ce qu’il ait découvert celui où nous aurons chance de trouver la bête au gîte. C’est ça, mon cher, votre examen de conscience ! Pensez donc ! Un mauvais rêve de l’enfance depuis longtemps oublié, oublié vingt ans, trente ans, quarante ans, qui vous a fait souffrir depuis, sous vingt noms différents, dont pas un, d’ailleurs, n’est le vrai, est-ce que vous reconnaîtriez l’animal si je vous le présentais comme ça, entre le pouce et l’index ? Alors pas la peine d’essayer de l’imaginer, sans l’avoir vu ! Il y a bien des chances pour qu’il ne ressemble pas plus aux terreurs, aux obsessions, ou même aux vices dont il est cause, que le blaireau à ses crottes ou le renard à son odeur. Hé ! hé !…

Les mains faisaient le geste de saisir et d’arracher, au nez du vieil écrivain, toujours vaincu par la faconde de son médecin favori.

– Vous réfléchirez, continua perfidement Lipotte (et aussitôt son visage exprima ce sérieux mêlé de tristesse dont il accueille les confidences ultimes de ses bizarres clients). Je parle dans l’intérêt de votre art, de votre œuvre. Vous appartenez à une glorieuse génération d’écrivains dont le tort est de déconcerter parfois la jeunesse, alors qu’il leur suffirait de…

Le regard du vieux Ganse continuait d’aller lentement d’un coin à l’autre de la vaste pièce, et finit par s’arrêter sur celui de son interlocuteur avec une espèce de lassitude horrible.

– Je ne crois pas à la jeunesse, dit-il. Je me demande si j’y ai jamais cru, et d’ailleurs je m’en fiche. Je ne crois qu’à la littérature – un point, c’est tout. La littérature n’est pas faite pour les générations successives, mais les générations pour la littérature, puisqu’en fin de compte c’est la littérature qui les dévore. Elle les dévore toutes, et les rend sous les espèces du papier imprimé, comprenez-vous ?

– Mon Dieu, je ne dis pas non, soupira le psychiatre. À quoi bon discuter ? L’ami ne souhaite que prendre affectueusement sa part de vos petites misères. L’homme de science désirerait vous en délivrer, voilà tout. Seulement, il ne peut rien sans vous. Lorsque vous m’aurez jugé digne de votre confiance…

– Voyons, Lipotte !

– Oh ! un simple crédit suffirait. Avec vous, mon cher, je parle votre langage, le langage de l’écrivain. Quoi qu’en pensent les pontifes, c’est celui qui convient le mieux à nos méthodes, je ne rougis pas de le dire. Eh bien ! savez-vous quel est le plus grand ennemi de l’homme ? Baudelaire tient pour l’ennui – « cette bizarre affection de l’ennui qui est la cause de toutes nos maladies et de nos misérables progrès ». Je ne pense pas comme lui. Notre pire ennemi, c’est la honte. Nous rougissons de nous-mêmes, et l’effort séculaire de notre espèce ne semble avoir d’autre but que de justifier par les religions, par les lois, par les coutumes, une si étrange disposition de l’esprit qui nous paraît, à nous savants, inspirée par un immense orgueil inconscient. Non ! ne me répondez pas que le cynisme… le cynisme n’est qu’une déviation, une déformation de ce sentiment de la honte, à peu près comme une certaine impiété, la caricature de la dévotion. Les confidences des cyniques, je connais ça ! Gluantes de vanité, mon cher Ganse ! Qu’importent ces coquetteries, calculées ou non ? En les prenant au sérieux, nous perdrions notre temps. Le véritable amateur de femmes sait bien qu’une conversation spirituelle, qu’un madrigal étincelant n’a jamais servi de rien à son auteur, que le bénéficiaire en est toujours quelque audacieux qui a profité du moment favorable et… (il employa ici une image ignoble). Si le brutal ne réussit pas toujours, c’est qu’il aura laissé à l’adversaire quelque échappatoire, quelque prétexte plausible – que sais-je ? – il faut si peu de chose à une femme pour qu’elle retrouve tout à coup, avec le don des larmes, l’estime de soi… Souriez tant que vous voudrez, la comparaison n’est pas mauvaise ! Nous seuls, savons porter la main au point précis, à la racine même du mal que le plus effronté de nos malades défend, presque à son insu, comme sa vie.

– Je suppose que c’est ce que vous appelez l’âme ?

– Ils l’appellent ainsi, dit le psychiatre, mais ils se vantent. Je la leur retourne comme un gant.

Lui aussi subissait l’ascendant de l’écrivain dont il enviait et haïssait la renommée. En sa présence, et pour peu que l’occasion s’y prête, il multiplie comme malgré lui les paradoxes graveleux qui lui ont fait jadis une réputation, bien qu’il les réserve aujourd’hui à des auditoires de province ou aux membres de clubs naturistes dont il dirige de haut les consciences. Car l’amitié de la princesse de Miramar vient de lui ouvrir les portes de salons mal pensants, mais très fermés, et il prépare un travail – « oh ! presque rien, une simple plaquette, mon cher » – sur M. Paul Valéry.

– Que voulez-vous ? je ne crois pas, dit tristement Ganse, je n’ai pas la foi. Je suis né, je mourrai libre penseur et rationaliste, j’ai horreur de toutes les anciennes mystiques et celle de la sexualité ne me tente pas davantage. D’ailleurs, vous vous trompez beaucoup sur mon compte. Rendez-moi – je ne dis pas la puissance, elle ne me fait point défaut – mais le goût du travail, et vous verrez si je ne rétablis pas l’ordre là-dedans, moi seul !… Je suis un fils d’ouvrier, je suis un ouvrier de Paris, reprit-il avec une émotion feinte que démentaient son regard trouble, la grimace exténuée de sa bouche. Il n’y a que le travail qui nous remette sur pied, nous autres, physiquement et moralement. Le travail justifie tout. Et… et…

Il posa sur la manche de Lipotte sa grosse main tremblante et, incapable de feindre plus longtemps, laissa voir ses yeux pleins de larmes.

– Je ne puis plus, dit-il… Ja… Jamais tant… d’idées, de projets… la matière de vingt livres… on ne me fera tout de même pas croire… Voyons, Lipotte !…

– Je ne veux rien vous faire croire, répliqua l’autre, impitoyable. Quand un cardiaque vient se plaindre à moi de malaises, d’anxiété, je ne me fie pas à ses dires, je l’ausculte. Or, de tous les malades, les nerveux sont les moins capables d’apprécier exactement la nature et l’étendue de leurs maux.

– Écoutez, cher ami, reprit Ganse d’une voix suppliante, vous avez perdu confiance, vous ne croyez plus en moi, on ne croit plus en moi, c’est ce qui me tue. Et dans cette maison même…

Il laissa retomber brutalement sa tête sur ses poings fermés.

– Ils me dévorent, bégaya-t-il. Je suis mangé tout vivant par les rats. Oui : aucun écrivain digne de ce nom – entendez-vous, monsieur ! – aucun écrivain, fût-il Balzac ou Zola, ne viendrait à bout de son œuvre dans les conditions où je dois écrire la mienne !

– Oui, sans doute, accorda Lipotte avec un sourire indulgent, ce n’est pas moi qui mettrai en doute l’influence du milieu. Le milieu familial est l’un des plus favorables à l’ensemencement des phobies, des obsessions, et vous vous êtes fait, bien imprudemment d’ailleurs, une espèce de famille.

– Hein ? N’est-ce pas ? s’écria Ganse (son visage exprimait une espèce de soulagement indicible). Tenez, Philippe, par exemple. Ce petit garçon-là me méprise, parfaitement. Oh ! il y a des mépris qui vous fouettent le sang, vous remettent d’aplomb. Le sien… le sien me glace, littéralement. Et d’ailleurs, c’est une chose insaisissable, un air qu’on respire, je ne sais quoi. Le malheureux laisse entendre que je l’ai déçu. Voyez-vous ça ? Déçu de quoi ? Et le voilà maintenant qui fréquente les pires canailles, des anarchistes, l’ancien préfet de police m’a prévenu, je vis dans la crainte d’un scandale. Si je vous disais… J’ai dans mes comptes un trou de dix mille francs, au moins !

– Allons donc !

– Parfaitement. Et personne n’ignore ce que j’ai fait pour cet ingrat. La mère était une simple ouvrière de Belleville, avec laquelle j’ai vécu quelques mois et qui est morte à l’hôpital, au cours de mon premier voyage à l’étranger – mon fameux reportage sur les Balkans, vous souvenez-vous ? – Le vrai père était un vieux noble sans le sou, vivant d’une rente viagère. Tant qu’il a vécu, il a payé la pension du gamin au collège de Savigny-en-Bresse, puis il est mort. J’avais naturellement oublié le fils et la mère, lorsque la marquise de Miramar, qui était un peu cousine du vieux et au courant de l’affaire, m’a sollicité en faveur de Philippe. J’ai d’ailleurs raconté l’histoire, en la transposant un peu, dans l’Abandonné. Vous vous rappelez, cette scène entre la princesse Bellaviciosa et l’illustre sculpteur Herpin ? Une des meilleures choses que j’aie écrites, je crois…

Lipotte approuva de la tête, gravement.

– Bref, l’enfant m’est retombé sur les bras. Mon Dieu, je ne suis pas saint Vincent de Paul ! À ce moment-là, deux ou trois mille francs par an n’étaient qu’une bagatelle… De toutes manières, la marquise m’eût coûté gros, c’était une des femmes les plus chères de Paris. Et puis, je faisais des projets : l’enfant ne passait pas pour une bête. Je me disais qu’il serait un jour le secrétaire rêvé, qu’il apporterait son message, le message de sa génération, à l’écrivain vieillissant. Un rêve idiot. Les générations ne se rapprochent que pour se dévorer. Par bonheur, elles s’atteignent rarement, sinon les révolutions et les tueries n’en finiraient pas, vous comprenez ? Quand l’une entre en pleine possession de ses moyens, a son compte exact de dents et de griffes, la mort escamote l’autre… prutt !… Il faut déjà qu’elle se retourne pour faire face à celle qui suit, la tenir en respect.

– Allons, donc ! protesta Lipotte conciliant. Les générations ne sont-elles pas aussi divisées contre elles-mêmes ? Voyez ce petit Mainville… Mainville et Philippe ont l’air de camarades, et pourtant…

Au nom de Mainville le regard de Ganse sauta au fond de ses prunelles pâles, comme une mouche bleue.

– Sacré Mainville ! reprit le docteur sans paraître remarquer l’émotion du vieil écrivain, sacré petit bonhomme ! J’en vois passer des tas dans mon cabinet, qui lui ressemblent comme des frères. C’est un type de jeunes assez curieux, quand on y pense.

– Pourquoi ? demanda Ganse d’une voix mal assurée. Je le trouve quelconque…

– Sans doute. Parce que vous avez le nez dessus. D’ailleurs ils sont trop : l’espèce paraît banale. Et comme ils ne laisseront rien, aucun souvenir, étant la stérilité même, la postérité ne s’occupera pas de les classer, elle les rattachera bêtement aux types connus. Jusqu’à ce que des circonstances plus favorables permettent à la nature, qui ne se lasse jamais, de recommencer la tentative manquée car, en somme, ces gaillards-là, mon cher, ont eu seulement le malheur de venir trop tôt, dans un monde trop… que vous dirais-je… trop « pathétique » – voilà le mot. Pathétique, de pathein, souffrir. Le christianisme a beau se dissoudre peu à peu de lui-même, notre monde occidental n’arrive pas à éliminer les plus subtils, les plus venimeux de ses poisons. Tous ces gens n’ont l’air empressés que de jouir, mais ils ont quelque part, dans un coin secret de leur vie, un autel dédié à la souffrance. Et s’ils courent après l’or – qui n’est en somme que le signe matériel de la jouissance, – c’est avec un reste de honte, parce que la Pauvreté – la sainte Pauvreté – leur en impose toujours. Les Mainville ont échappé, je ne sais comment, à cette sorte de fétichisme, à cette crasse millénaire. Et comme ils manquent incroyablement d’imagination poétique, la singularité de leur destin ne leur apparaît qu’à peine, ils restent intacts, nets et lisses comme des salles de clinique, quoi !

– Nets et lisses, répéta machinalement le vieux Ganse. Il avait l’air de parler en rêve.

– Voyez-vous, continua Lipotte après un silence – il appuyait l’extrémité du menton sur ses mains jointes – les géologues nous parlent de « périodes glaciaires ». Personne n’a jamais été fichu de dire pourquoi d’immenses continents qui mijotaient depuis des siècles en pleine pourriture tropicale, ruisselante de sève, avec leur flore et leur faune, se sont vus tout à coup enfermés dans le froid, comme dans une sphère de cristal. Hein ?… Hé bien ! mon cher, je crois que l’imagination humaine va rentrer dans une période glaciaire après avoir connu, elle aussi, ces végétations hideuses, ces forêts inextricables, inexplorables, hantées par des bêtes mystérieuses – ces forêts qui s’appellent les Mystiques et les Religions. Seulement, la température est encore trop élevée pour des Mainville, pauvres diables ! Alors, ils demandent à des saletés, à la cocaïne, à la morphine, de les mettre au degré de chaleur qu’il faut. Sans ça, mon cher, vous ne les auriez pas, personne ne les aurait. Aussi durs à croquer et à digérer qu’une pilule de verre. Hi ! Hi !…

Le petit rire sec et grêle, qui semblait le défier, mit brusquement Ganse hors de lui.

– Vous ne crachez pas sur la drogue, dit-il grossièrement.

– Pourquoi pas ? réplique le brillant chroniqueur du Mémorial pris de court ; cela ne regarde que moi.

Un moment le regard de Ganse, jadis vanté, retrouva quelque chose de sa puissance perdue, ce feu sombre dont il disait lui-même, après Balzac, qu’il « plombait les imbéciles ».

– C’est que vous avez peur de la mort, fit-il d’une voix rauque. Toutes les terreurs en une seule, hein ? Ça ne vaut pas le coup !

– Allons, pas la peine de nous jeter nos petites misères à la tête, répliqua Lipotte – et il essuyait délicatement, du bout de ses doigts, ses tempes luisantes de sueur. Je ne pense pas que vous m’ayez fait venir pour me préparer à… à ce saut dans le néant ? Nous n’en sommes pas encore aux capucinades, vous et moi ?

– Non, dit Ganse. Votre opinion sur Mainville m’intéresse énormément… (il hésita une seconde). Simone en est folle, mon cher…

– Je sais.

– Heu ?

– Secret professionnel, protesta Lipotte mi-sérieux, mi-riant. Ne m’en demandez pas plus. D’ailleurs, je vois souvent Mme Alfieri, chez Edwige…

– Edwige ?

– La princesse de Lichtenfeld, rectifia le docteur, négligemment. Un milieu très curieux, très avancé… Edwige a découvert je ne sais où un ravissant petit moine tibétain qui se livre à des expériences surprenantes sur la germination des plantes – une sorte de Messie. Mais dites-moi, cher ami, en quoi diable une intrigue de votre secrétaire avec Mainville peut-elle vous intéresser ? Je crois savoir qu’entre la comtesse et vous…

– Vous savez cela aussi ? répliqua Ganse. Décidément, vous savez tout ! Hé bien ! permettez-moi de répondre que je vous crois absolument incapable de comprendre quoi que ce soit à l’espèce de sentiment si particulier, si profond, qui attache l’un à l’autre deux êtres également dévoués à une œuvre commune dont la pensée domine leur vie.

– C’est la définition même du mariage que vous me donnez la, dit Lipotte froidement. En ce cas, on ferait mieux de coucher ensemble. La nature a prévu cette sorte de simplification.

– Je couche avec qui me plait ! hurla Ganse exaspéré. D’ailleurs ma secrétaire n’est pas seule en cause. Mainville est orphelin et…

– Vous vous croyez des devoirs envers lui ? Hé bien ! mon cher, je crois pouvoir vous rassurer sur le sort de ce garçon. La comtesse n’est pas évidemment une femme ordinaire. Mais il y a une forme supérieure d’égoïsme contre laquelle une femme, même exceptionnelle, ne peut rien. J’ajoute que votre protégé ressemble au traité de Versailles – trop faible pour ce qu’il a de dur. Avant de conquérir le monde, l’espèce à laquelle il appartient devra d’abord se refaire un sympathique tout neuf. Ces gaillards-là n’en sont encore qu’à user celui de leurs papas et grands-papas. Je ne soigne pas Mainville, je puis vous parler franchement. Joli type d’hérédo, névropathe, anxieux, et – probablement – fugueur. Voilà mon pronostic, et il est sombre. Le hasard qui a rapproché ces deux êtres ne me parait pas si sot : il les détruira l’un par l’autre.

Depuis un moment, Ganse n’opposait plus à son subtil bourreau qu’un visage défiguré par la rage et la peur.

– Névropathe, anxieux, fugueur, et quoi encore ? Ils se détruiront l’un par l’autre ? À moins qu’ils ne me détruisent d’abord ! Je suis dans une maison de fous, gémit-il.

– Ne dites donc pas de bêtises, fit Lipotte en haussant les épaules. Est-ce qu’un peintre de la société contemporaine devrait parler ainsi ? Allons donc ! Jadis les religions recueillaient la plupart de ces types, c’est une justice à leur rendre. Sous l’uniforme on ne les reconnaissait plus. Astreints à une même discipline et à des exercices évidemment empiriques, mais assez ingénieux, ma foi, ils harassaient les confesseurs pour la plus grande tranquillité des normaux, qui sont, après tout, l’exception. Aujourd’hui le médecin est débordé, laissez-lui le temps de faire face à une tache colossale, que diable ! Saperlipopette ! Vous vous payez des abattoirs d’hommes – dix millions de pièces débitées en trois ans – des révolutions presque aussi coûteuses, sans parler d’autres divertissements, et vous voudriez fermer en même temps les églises et les prisons… Une maison de fous ! Et après ? Cher ami, des livres comme les vôtres ont, aux yeux du modeste observateur que je suis, une immense portée sociale. En attendant que nous soyons, nous autres médecins, en état d’assurer un service indispensable, la récupération des errants, des réfractaires, votre œuvre leur ouvre un monde imaginaire où leurs instincts trouvent une apparence de satisfaction qui achève de les détourner de l’acte. Parfaitement ! vous déchargez des subconscients qui sans vous, et si faible que soit leur potentiel efficace, finiraient par exploser au plus grand dommage de tous. Tenez, la comtesse par exemple… Dieu sait ce dont une telle femme eût été capable ! Mais la voilà maintenant, grâce à vous, hors d’état de nuire à qui que ce soit, sinon à elle-même peut-être, et encore ! Je le disais l’autre jour à François Mauriac : les doigts de Thérèse Desqueyroux ont délié plus d’une main déjà serrée autour de la fiole fatale…

Il répéta deux fois la phrase avec une satisfaction visible.

– Vous croyez ? dit Ganse. C’est que je me méfie de Simone… Tout à l’heure encore elle a prononcé devant moi des paroles bizarres…

– Quelles paroles ?…

– J’hésitais à vous les rapporter, balbutia l’auteur de l’Impure. Et d’ailleurs je ne me les rappelle pas exactement. Il s’agissait du dénouement d’un livre auquel je tiens beaucoup, et que je n’arrive pas à finir. Bref… La sonnerie du téléphone venait de retentir, et Ganse appuya distraitement l’écouteur à son oreille.

– Philippe vient de se tuer, dit-il tout à coup, tournant vers Lipotte un visage livide.

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