– Encore une qui ne sait pas où elle va, cinq minutes avant de prendre le train ! Le sous-chef passa vivement la tête à travers le guichet, mais il ne vit que le dos énorme d’un voyageur appuyé de l’épaule contre la cloison.
– Elle vous intéresse tant que ça ? remarqua la jolie receveuse d’un air piqué. Peuh ! Trente ans au moins. Et des rides ! Naturellement, vous lui en donnez vingt. Sans répondre, le sous-chef était allé jusqu’à la porte, et il revint vers le guichet avec un haussement d’épaules découragé.
– J’aurais donné vingt francs pour la revoir, dit-il. Je me demande même comment je ne l’ai pas vue partir tout à l’heure. Je l’ai observée tout le temps. Mademoiselle Barnoux, occupez-vous du public, Mme Orillane va fermer son guichet un instant.
Il rapprocha sa tête des cheveux blonds, un peu plus qu’il n’était nécessaire, peut-être.
– Voyons : elle a demandé d’abord un billet de troisième pour Briançon, puis un billet de seconde pour Grenoble. C’est très simple au fond. À Dijon, elle prendra le 892 qui lui permettra de rejoindre la grande ligne à La Roche. Et Dieu sait si nous pourrons jamais démêler sa véritable destination.
– Ça, par exemple, riposta la receveuse stupéfaite. Écoutez, monsieur Maunourette, je vous savais original, mais pas à ce point-là. Toujours vos romans policiers, alors ?
– Je ne lis jamais de romans policiers, madame Orillane, on raconte ça dans le service, pour blaguer, à cause de mes anciennes fonctions. Car j’ai appartenu deux ans à la brigade de police des chemins de fer, et je m’en fais gloire et honneur. Ça n’est pas que nous soyons tous des as, c’est entendu, mais on nous a appris d’abord à nous servir de nos yeux et de nos oreilles, pas moyen de soutenir le contraire. Et cette femme-là, je l’ai regardée, je vous prie de le croire, c’est comme si j’avais son signalement dans mon portefeuille, et la photographie par-dessus le marché.
– Monsieur Maunourette, vous me faites marcher ou quoi ?
– Oh ! non. Jamais à propos du service. Que voulez-vous, le public n’a aucune idée des trucs de police. Quand un type médite un sale coup, madame Orillane, ça se marque au visage. Remarquez bien que ça ne peut pas suffire à envoyer quelqu’un coucher en prison ! évidemment. Mais je vous répète, ce sont nos trucs à nous, des trucs qu’il est plus facile de débiner que de remplacer par d’autres.
– Alors, à votre avis, cette voyageuse…
– Hé bien ! celle-là, je la placerais dans une catégorie à part, voyez-vous. Le sale coup n’est pas fait, mais elle va le faire, et elle y pense depuis longtemps, tout est réglé, combiné, ajusté au quart de poil, comme on dit. Oh ! ça n’est qu’une supposition de ma part, remarquez bien, une… une intuition. Une idée pareille, ça ne donne souvent rien du tout, ça s’effondre. J’exercerais encore que je n’aurais pas été assez bête pour raconter ma petite histoire à l’inspecteur principal, vous pensez. J’aurais simplement pris note, ou j’aurais peut-être sauté dans le train, quitte à descendre en gare de La Roche.
– Ben, avec ces façons-là vous deviez coûter cher à l’administration, monsieur Maunourette. Et puis, vous me dites que la femme a dû combiner son affaire depuis longtemps. Alors comment ne savait-elle pas encore, à la dernière minute, la destination qu’elle allait prendre ?
– Encore une chose qu’on nous enseigne, madame Orillane, c’est l’a b c du métier. À force de tout combiner, de tout prévoir, les types finissent par faire des gaffes qui n’ont l’air de rien, qui sont énormes. Sans quoi les solitaires ne seraient jamais pris. Une supposition qu’avant d’aller rendre compte à l’inspecteur-chef, je prépare ma conversation mot à mot, demandes et réponses, il y aura un moment où ça ne collera plus, je nagerai. Dans n’importe quel travail, madame Orillane, on doit faire sa part à l’improvisation, à la chance… Vingt dieux, la revoilà !
– Mademoiselle, disait la même voix qui avait un instant plus tôt retenu si puissamment l’attention de l’ancien inspecteur, est-il possible de changer la destination de ce billet ? Ou du moins d’y prévoir un arrêt de vingt-quatre heures à Dijon ?
– Mais, madame, commença la receveuse qui venait de rouvrir son guichet, vous pourriez à l’arrivée vous entendre avec le contrôleur.
Un furieux coup de coude de M. Maunourette lui coupa la parole et presque le souffle.
– Vous prenez évidemment le 17 h. 57, madame, dit-il surgissant brusquement au côté de la voyageuse stupéfaite. La modification que vous envisagez, continua-t-il dans cette langue si particulière, commune aux fonctionnaires courtois et dont la préciosité naïve est la même dans tous les pays du monde, exigerait votre passage à un guichet spécial. Or le temps passe. Je m’en vais vous accompagner jusqu’au train et prévenir le contrôleur…
Il revint quelques moments plus tard, rouge de colère.
– Sacrée garce ! Elle m’a glissé entre les doigts au moment du départ. Et pas un ancien copain à l’horizon, qu’est-ce que vous auriez voulu que je fasse ? Je ne pouvais tout de même pas la signaler d’autorité au commissaire de La Roche.
– Écoutez, monsieur Maunourette, avouez que vous ne manquez pas d’imagination. L’autre jour, le type que vous aviez pris pour un gangster américain, Thérèse l’a revu dimanche, tirant derrière lui une grosse femme et quatre gosses, avec des cannes à pêche sur le dos. Renseignements pris, c’est un abonné de banlieue.
– Bon, bon, répliqua le sous-chef, admettons que j’ai eu tort de parler devant vous, ce sont des idées qui me passent, voilà tout, ça ne tire pas à conséquence.
Et d’un mouvement d’épaule, il exprima pour lui seul son profond mépris d’un ordre social indifférent aux véritables supériorités, rejetant sur des supérieurs ignares la responsabilité des prochaines catastrophes.
Elle était simplement descendue à contrevoie, puis remontant jusqu’à la tête du train, elle avait sauté dans le rapide de Genève qui démarrait. De toute manière, elle pourrait descendre à Dijon, reprendre là-bas l’express de Grenoble. Le regard de l’ancien inspecteur l’avait troublée. C’était le regard d’un imbécile, mais l’expérience de la vie l’avait depuis longtemps mise en garde contre une certaine espèce très commune d’imbéciles favorisés par la chance et qui, de gaffe en gaffe, déjouent les combinaisons les plus profondes.
Elle laissa ses bagages dans le premier compartiment venu, erra dans le couloir, finit par trouver un wagon de troisième vide, s’étendit à demi sur la banquette, regarda sans la voir glisser contre la vitre une banlieue lépreuse. Puis elle prit un papier dans son sac, le lut deux fois encore soigneusement et l’ayant déchiré en menus morceaux, les jeta par la portière. Un long temps elle resta ainsi, le visage fouetté par le vent humide, les yeux clos, jusqu’à ce que la brusque illumination d’une gare traversée à grande vitesse l’eût tirée de son rêve confus où ne flottaient, par un paradoxe assez singulier, que de vagues images de bonheur.
Elle n’avait pas revu Mainville depuis plusieurs jours et ne s’en inquiétait guère. Mieux valait qu’ils se fussent quittés un peu plus tôt qu’elle n’avait prévu. Désormais, elle ne reviendrait à lui qu’appelée. Car il l’appellerait. Peut-être refuserait-elle d’abord ? Elle se lassa d’ailleurs vite de prévoir des événements qui lui paraissaient encore si lointains, séparés d’elle par cet abîme que son audace et son courage allaient combler.
Chose étrange, elle ne doutait point de venir à bout de l’acte qu’elle s’était juré d’accomplir, et même cette sécurité profonde eût pu s’appeler d’un autre nom : la certitude de l’impunité. Pourtant elle n’imaginait rien au-delà de cette besogne ténébreuse, accomplie dans les ténèbres. La nuit où elle allait entrer, d’un cœur résolu et calme, n’avait pas d’issue vers le jour. Pour la première fois, la prodigieuse vie intérieure, toujours repliée sur elle-même et qui, selon un mot ignoble du vieux Ganse, cuisait depuis dix ans dans son jus, cette vie mystérieuse partagée tour à tour entre le désespoir et l’exaltation, traversée de figures de cauchemar ainsi qu’un carrefour suspect, ce flot souterrain allait rompre l’obstacle sous lequel il creusait ses tourbillons, paraître au jour… Pour la première, et sans doute la dernière fois…
L’idée du crime ne lui causait nulle répulsion, nulle crainte, et le crime accompli, elle ne sentirait nul remords. C’était simplement une image monstrueuse entre tant d’autres, et qu’elle fût réalisée, la distinguerait à peine des images monstrueuses qu’elle avait senti grouiller en elle dès l’enfance et qui remplissaient déjà ses rêves. Deux fois au cours de sa vie elle avait cru rencontrer l’homme qui la délivrerait, le complice fraternel, et deux fois elle n’avait assuré sa prise, au prix de tant de ruses, que sur des aventuriers sans audace. S’ils avaient été autres, que leur eût-elle demandé au juste ? Rien peut-être. Peut-être leur force eût-elle donné la paix à son âme tourmentée ? Peut-être eussent-ils exorcisé ses démons ? Elle avait cru un moment trouver chez Ganse, à défaut d’un maître, au moins un ami. Hélas ! avec quelle avidité rageuse le vieil homme avait entretenu ses plaies vives, fouillé jusqu’au fond, tiré d’elle la substance de ses meilleurs livres ! L’épuisement cérébral lui avait donné quelques mois d’une espèce de repos, d’anéantissement presque voluptueux que l’abus de la morphine avait prolongé encore un peu de temps. Puis cette crise de folie mystique où avait failli sombrer sa raison, les courses à travers le Paris secret, celui des faux prêtres, des faux mages, les messes grises ou noires, l’enfler ! Et tout à coup, ce petit Olivier avec son regard d’ange.
L’idée lui était venue le jour même où il lui avait révélé le nom de cette vieille femme avare qui lui mesurait chichement une maigre pension alors qu’elle eût pu, d’une signature, lui faire une vie heureuse, libre, digne de lui, une vie enfin qui lui ressemblât.
Certes, elle eût pu l’écarter aisément. Mais son imagination, rompue au travail d’accumuler les documents vraisemblables autour d’un fait donné, si exceptionnel ou anormal qu’il fût, continua de travailler presque à son insu. L’image de la châtelaine devint peu à peu l’un de ces points fixes que recouvre et découvre tour à tour le songe flottant de la drogue, ainsi que la pointe d’un roc dans les remous de l’écume. Malheur à qui sert ainsi de repère au regard vide du serpent ! Il lui arrivait d’interroger son amant, jamais las d’ailleurs de lui parler de la maison grise, avec son mélange puéril de haine et de tendresse, et de se perdre aussitôt dans un flot de détails qu’elle finissait par écouter à peine. Mais lorsque le délicieux, l’onctueux pouvoir, pareil à une nappe d’huile tiède, semblait sourdre de nouveau de sa nuque, couler le long de sa moelle, chaque image venait se dessiner sur l’écran avec une précision implacable. Un jour elle n’y tint plus, prit le train pour Grenoble, loua une bicyclette à Gesvres et vers le soir rôda longtemps autour de Souville. Elle y revint plusieurs fois, jusqu’à ce que le pays lui fût devenu si familier qu’elle s’y replaçait d’elle-même sans fatigue, rien qu’en fermant les yeux.
Car dès ce moment, l’image du meurtre avait surgi de cette part de l’âme où rien ne distingue encore la volonté du désir ou même d’un sentiment plus obscur encore. Elle ne voyait pas seulement les deux vieilles femmes aller et venir au fond de la maison solitaire, ou dans ce décor campagnard dont une faculté supérieure à la mémoire retraçait chaque détail avec une précision diabolique, elle s’y voyait elle-même, non dans telle au telle conjoncture imaginée à plaisir, mais dans toutes les circonstances de l’acte que rien désormais ne l’empêcherait d’accomplir, et ces circonstances une fois choisies, comme par un mystérieux instinct, ne variaient plus : le rêve s’élargissait et rayonnait autour d’elles sans y changer quoi que ce fût, comme par une sorte de cristallisation surprenante. Elle savait, d’une science infaillible, que cette cristallisation achevée, il ne lui resterait qu’à faire appel à sa volonté froide pour ce premier acte, pour ce premier geste qui déciderait de tous les autres. Cette certitude était à la fois douce et poignante, mais telle que, bercée par le mouvement monotone du train, elle n’hésita pas une seconde à fermer les yeux, sûre de ne pas manquer le prochain arrêt.
Elle ne sortit de son calme et profond sommeil qu’à l’entrée en gare de Dijon, changea de train comme elle l’avait prévu et s’endormit de nouveau paisiblement.
L’aube se levait dans un ciel hideux, ruisselant d’eau. La pluie cessa vers Bourg et la brume commença de monter de toutes parts sous un ciel couleur de saumure. Les premières pentes, seules visibles, fuyaient parmi ces fumées. Elle abandonna son projet d’emprunter l’autocar pour gagner Souville et résolut de descendre à Saint-Vaast. Sans quitter la gare, elle monta aussitôt dans le train omnibus de Bragelonne. Arrivée à la petite gare, ensevelie dans le brouillard de plus en plus épais, rien ne fut plus facile que de s’éloigner par un portillon sans présenter son billet, inutilisable depuis Saint-Vaast. Elle le déchira soigneusement, et par-dessus le parapet le jeta dans les flots noirs et tournoyants de l’Yvarque.
La difficulté de l’acte qu’elle allait accomplir lui parut plus grande. Elle ne s’était jamais sentie peut-être, depuis du moins bien des jours, plus rusée, plus forte, plus capable d’aller jusqu’au bout du mensonge où elle entrait avec une crainte voluptueuse. Mais elle s’avisait tout à coup qu’elle ne sortirait plus de ce mensonge, que ce mensonge n’avait pas d’issue. Quelle que fût désormais la profondeur de ses combinaisons, ou peut-être en raison même de cette profondeur, de l’infaillible précision de ses calculs, une évidence sinistre l’assurait qu’ils seraient déjoués l’un après l’autre, non par un adversaire plus habile, mais par un ennemi stupide, le plus stupide de tous, le hasard. Le hasard s’était déclaré contre elle, tout à coup, et cette minime part de chance, indispensable appoint de toute entreprise humaine, venait de s’évanouir en fumée. S’obstinerait-elle à jouer contre le sort une partie sans doute perdue d’avance ? Ne suffirait-il pas encore de tourner le dos, de renoncer ? Baissant les yeux, elle pouvait voir le quai solitaire où elle était descendue un moment plus tôt, la fumée de la locomotive qui l’avait amenée n’en finissait pas de se dissiper dans le ciel brumeux, tournait toujours au-dessus d’elle. Un pas en arrière, et le retour par n’importe quel express vers Grenoble ou Genève, qu’importe ! Mais ce que le lâche appelle désespoir porte en réalité un autre nom : la peur. La peur seule a de ces brusques renoncements. Quelle âme forte a jamais obéi à un pressentiment ? La tristesse augurale qui accompagne ces sortes d’avertissements secrets semble, au contraire, sceller leur destin.
Elle traversa péniblement la place et, incapable d’aller plus loin, entra au café de la Gare, avala coup sur coup deux tasses de café. Vêtue d’une robe noire extrêmement simple, presque pauvre, d’un manteau court, grossièrement chaussée, coiffée d’un béret de tricot qui couvrait entièrement ses cheveux ras, fraîchement coupés « à la garçonne », tout son bagage dans une minuscule valise de cuir, elle ne risquait guère d’attirer l’attention de personne, confondue entre tant d’autres silhouettes pareilles que le plus méfiant regarde sans les voir et dont il ne saurait conserver aucun souvenir. Seule la fatigue du voyage, en exagérant sa pâleur et en creusant ses joues, donnait à son regard un éclat, une profondeur si extraordinaires qu’elle se félicita d’avoir glissé dans son sac, à tout hasard, une paire de lunettes à monture de corne.
L’affreuse tristesse qui l’avait saisie un moment plus tôt ne se dissipait pas, mais l’effort, d’ailleurs presque inconscient, de la volonté l’avait transformée peu à peu. Elle n’en gardait qu’une impression presque physique de solitude, ou plus exactement encore, de vide. On a ainsi parfois, dans les mauvais rêves, l’illusion d’une marche interminable, de détours nombreux et compliqués suivis d’une fuite sans but à travers une foule muette qui s’écarte sur votre passage, maintient autour de vous une zone infranchissable d’attente et de silence. Certes, le remède à son angoisse, à toute angoisse était là, dans l’étroite poche doublée de peau, le sachet enfoui dans son corsage, un peu au-dessus de la ceinture. Depuis la veille au soir, l’aiguille de platine, dispensatrice de béatitude, restait à demeure dans un repli de sa peau : elle n’aurait qu’à y ajuster sa seringue pour sentir sourdre d’abord goutte à goutte, puis couler en elle la nappe d’oubli… Mais elle s’était promis de n’user cette fois qu’avec ménagement de ce premier accès d’euphorie qui réveille au fond de l’être on ne sait quelle petite bête sournoise, capricieuse, experte à toutes les trahisons. Pour ne pas céder à la tentation, elle finit par appeler la patronne.
– Madame, commença-t-elle de sa voix la plus unie, la plus neutre, et aussitôt elle eut l’impression que doit connaître le lièvre chassé par les chiens en terrain découvert et qui, la dernière crête franchie, voit se lever de toutes parts l’épais taillis où il va se perdre, brouiller sa piste.
Car, bien avant la drogue, le mensonge avait été pour elle une autre merveilleuse évasion, la détente toujours efficace, le repos, l’oubli. Mensonge d’une espèce si particulière, on pourrait dire d’une qualité si rare, qu’il passait souvent inaperçu, même de ses proches, car seuls attirent l’attention, provoquent la colère ou le mépris ces mensonges grossiers, généralement maladroits, que la nécessité commande et qui ne sont le plus souvent qu’une dernière ressource, un moyen extrême employé à contrecœur dans le seul but d’échapper au châtiment. Mais elle était de celles, moins rares qu’on ne pense, qui aiment le mensonge pour lui-même, en usent avec une prudence et une clairvoyance profondes, et d’ailleurs ne l’apprécient que lorsque le vrai et le faux s’y mêlent si étroitement qu’ils ne font qu’un, vivent de leur vie propre, font dans la vie une autre vie.
Le sentiment de sa solitude qui tout à l’heure semblait la frapper d’impuissance, l’exalta brusquement. Seule, soit ! Seule au milieu de tant de pièges et de périls. Mais libre, aussi détachée momentanément du passé qu’un fruit tombé de l’arbre, plus libre qu’elle n’avait jamais été, depuis longtemps du moins, car rien ne saurait plus, au cours des quelques heures qu’elle allait vivre, limiter ou contrôler ses métamorphoses. La noire poésie intérieure, jamais révélée tout entière, même aux plus intimes, allait pouvoir s’exprimer à sa fantaisie, selon le besoin ou l’inspiration du moment, sans autre règle que sa défense ou son plaisir. Loin de lui causer la moindre gêne, le regard un peu soupçonneux de la patronne, où elle plongeait hardiment le sien, l’ébranlait jusqu’au fond de l’âme, semblait faire jaillir d’elle une source intarissable d’images et de paroles. Ainsi, la seiche poursuivie s’efface dans le nuage d’encre sorti de ses flancs.
– Madame, dit-elle, voulez-vous avoir la bonté de me donner l’annuaire de la ville ?…
Elle fit mine de consulter le petit livre, le feuilleta d’un doigt discret, l’autre main à son front. La patronne restait debout, s’appuyant du ventre à la table et ne la quittant pas des yeux.
– Madame voyage sans doute ? interrogea-t-elle enfin. Les affaires vont mal. Et puis la saison est passée.
– Oh ! nous préparons déjà la prochaine. Nous devons commencer de bonne heure à cause de la concurrence. Ma maison n’est d’ailleurs pas encore connue ici. Nous n’avons jamais dépassé Saint-Étienne.
– Quel article ?
– Bonneterie, lainages. Nous voudrions surtout trouver quelques collaboratrices débrouillardes. Il y a sûrement beaucoup à faire ici en été.
– Je pourrais peut-être vous indiquer…
– Oh ! l’organisation proprement dite n’est pas mon affaire. L’inspectrice générale s’en occupe. Pour commencer, nous ne travaillerons que les vallées de Valmajour et de Griendas. C’est moi qui ai eu l’idée de pousser jusqu’ici, à tout hasard. Vous voyez beaucoup de monde en août, me dit-on ?
– Oui, pas mal. Mais si je comprends bien, madame…
– Mademoiselle… rectifia-t-elle avec un sourire triste.
– Mademoiselle ne visite pas la clientèle ?
– Très peu. Il s’agit d’une entreprise toute nouvelle et qui a donné dans les Pyrénées des résultats extraordinaires. Nous organisons de grandes tournées de vente, en auto. C’est la vieille méthode des marchands ambulants, mais remise au point, rajeunie, avec des moyens exceptionnels. Nos voitures emportent toute une installation démontable qui permet de construire presque instantanément de jolies petites boutiques, charmantes, adorables, de vrais bijoux. Notez que nous vendons à des prix spéciaux, publicitaires. Le personnel est recruté sur place, au dernier moment, par la première vendeuse. Nous envisageons d’atteindre une clientèle bien plus régulière et plus étendue que celle des estivants. Notre organisation est calquée sur les entreprises similaires américaines. Son but est d’assurer à la femme, habitât-elle le plus humble village, les mêmes facilités qu’aux élégantes citadines, avec cet avantage que nous faisons nous-mêmes l’effort de choix et de discernement que rendent si difficile le désordre et la cohue des grands magasins de Lyon ou de Paris. Nous serons bientôt en mesure de fournir tout ce qui, de près ou de loin, ressortit à l’élégance féminine. Sur demande, grâce à nos procédés de mesure, nous nous chargeons de couper le vêtement sur le tissu choisi dans nos catalogues. Chacune de nos abonnées aura ainsi ses fiches, tenues à jour, depuis les bottines jusqu’au chapeau, son mannequin au complet, quoi ! À chaque saison, une tournée de nos vendeuses leur permettra de fixer leur choix, et d’après des modèles encore inédits. La haute couture à la portée de toutes, voilà le but.
Le regard de la grosse dame, exagérément attentif, exprimait toujours la même curiosité mêlée de méfiance, tandis que son interlocutrice, incapable d’arrêter le fil de son étrange histoire, s’écoutait elle-même avec une impatience nerveuse qui lui mettait les larmes aux yeux derrière ses lunettes. Alors que son premier dessein était de passer partout inaperçue, coûte que coûte, pourquoi s’engager à fond dans cette fable stupide ? Mais la tentation était trop forte, elle avait besoin de remuer des mensonges, n’importe lesquels, de dresser cette frêle défense entre elle et le danger inconnu, indéfini. Mais il semblait d’ailleurs que ses paroles se perdissent en une sorte de vain murmure, sans aucun écho.
– C’est une affaire considérable, remarqua la patronne ; et en même temps son insupportable regard, entre les rares cils, alla des souliers mouchetés de boue au béret de laine.
– Oh ! considérable pour d’autres que moi, dit Mme Alfieri. Je commence à peine, et les commencements sont très durs. Mais dans un an ou deux, je puis être nommée sous-inspectrice, toucher un pourcentage sur les affaires, me débrouiller, quoi !
– Ma fille… commença la grosse dame.
– Votre fille ? Est-elle aussi dans la partie ?
– Justement. Oh ! c’est une artiste, elle a suivi des cours à Gap, travaillé dans une maison d’Avignon. Malheureusement, depuis la mort de son père, pauvre gosse ! elle n’a pu continuer dans son métier, rapport qu’il y a trop de morte-saison. Elle est dactylo chez Sauret, la grosse savonnerie de Marseille. Si des fois…
– Nous en reparlerons…
– Bien sûr… Et à propos, j’ai des chambres pas cher et des prix spéciaux pour les voyageurs de commerce : vingt francs par jour. L’hôtel ne paie pas de mine, mais la cuisine est à se lécher les doigts – toute au beurre. Pas la peine que vous alliez recevoir le coup de fusil au Moderne ou à Terminus. Resterez-vous longtemps ?
– Un jour ou deux cette fois, pas plus. À moins que… J’ai rendez-vous avec une correspondante à Soltéroz.
– Quand ça ?
– Ce matin, dit-elle, avant midi.
– Avant midi ! Mais, voyons, depuis octobre il n’y a plus qu’un service d’autobus, matin et soir.
– Tant pis. J’irai à bicyclette, voilà le ciel qui se nettoie. Je trouverai bien à louer une machine…
– Oui, au Garage du Centre, probable. Mais…
– Voyez-vous, reprit paisiblement Mme Alfieri, nous sommes gens de revue, vous et moi, j’aime autant vous parler franchement. À l’heure qu’il est, je ne peux pas négliger les petits profits, vous comprenez ? Je fais le plus de route que je peux à bicyclette et la société me rembourse une voiture, ça ne fait tort à personne. Alors, entre nous, lorsque je reviendrai accompagnée de l’inspectrice…
– Bon. Inutile même de demander au garage ; j’ai ici la bicyclette de ma fille, une vieille bicyclette, pas brillante mais solide. Elle lui a servi encore il n’y a pas trois semaines, ainsi…
– Écoutez, madame… Madame ?
– Madame Hautemulle…
– Écoutez, madame Hautemulle, la chose m’arrange très bien. Il s’agira simplement de nous mettre d’accord vous et moi, à cause de mon administration, pas vrai ? À mon départ, vous mettrez les frais d’auto sur ma note, c’est vous qui me l’aurez procurée, nous n’y perdrons ni l’une ni l’autre. L’inspectrice, d’ailleurs, n’en demandera pas plus long, c’est une bonne femme. Et pour la location de la bicyclette, je vais toujours vous faire un dépôt, les affaires sont les affaires.
– Pensez-vous, mademoiselle… Mademoiselle ?
– Mademoiselle Irène.
– Hé bien ! mademoiselle Irène, gardez vos billets. Vous trouverez la machine toute graissée sous le hangar. Partez quand vous voudrez. Moi, faut maintenant que je finisse les chambres, mon garçon est en congé. La fiche est sur le comptoir, vous la remplirez sans faute, hein ? la police est si tracassière, une vraie plaie.
Elle resta seule, le front entre les mains, tout étourdie de l’effort qu’elle avait fait, non pour imaginer, mais pour arrêter au contraire le flot des mensonges qu’elle sentait prêts à jaillir d’on ne sait quelle plaie horrible de l’âme que sa récente angoisse venait de rouvrir sans doute. La pluie battait de nouveau les vitres, le sifflet d’une locomotive en manœuvre déchirait l’air de son appel funèbre, parfois prolongé comme une plainte, parfois bref, impérieux, désespéré, pareil au cri d’un être conscient, frappé de mort. Elle pressait ses tempes de ses doigts glacés pour réussir à mettre en ordre les images qui se succédaient avec une rapidité extraordinaire dans sa cervelle, mêlées à des chiffres, toujours les mêmes. De Léniers à Durançon, douze kilomètres, de Durançon à Ternier, vingt-cinq. Le col de Sermoise, sept. Total : quarante-quatre. Trois heures, quatre peut-être à cause des côtes…
L’arrivée de la patronne la tira brutalement de cette espèce de cauchemar.
Mme Hautemulle descendait à reculons l’étroit escalier tournant, dont la rampe grinçait sous son poids. Parvenue à mi-chemin, elle dit d’un ton cordial :
– Décidément, mademoiselle Irène, je vous prépare la chambre 5, elle est plus chaude. S’il vient du monde, vous n’aurez qu’à donner un coup sur le timbre qui est là, près du perco, à deux pas.
Elle regrimpa pesamment, et Mme Alfieri se retrouva seule avec un soulagement immense. Elle tâta fébrilement son corsage, atteignit la pochette doublée de chamois, ajusta la seringue, l’emplit à tâtons sous la table. Ses mains tremblaient d’impatience, et le besoin, à l’instant d’être satisfait, redoublait de force, abolissait toute autre pensée. La chose faite, elle attendit, perdue dans le sentiment familier et pourtant toujours attendu, toujours nouveau, d’une déception vague, indécise, qui se fondrait tout à coup dans une impression de béatitude absolue, de facilité surhumaine, d’ailleurs, hélas ! trop vite évanouie.
Une à une, comme obéissant à on ne sait quel appel, quelle inspiration intérieure, les images un moment dispersées revenaient prendre leur place et leur rang, mais elle les reconnaissait à peine. Du moins paraissaient-elles avoir perdu tout contact avec cette part du cerveau qui conçoit, juge, raisonne, et vivre d’une vie propre, s’accordant entre elles selon les lois d’une logique particulière, sans rapport avec l’autre, analogue à celle des couleurs et des sons. Et lorsque enfin la faculté supérieure, encore obscure, reprit son travail, la pensée parut se conformer docilement à ce rythme étrange, baigner dans la même lumière douce où toute contradiction semblait se fondre. De nouveau, comme à Paris, au cours des longues nuits, si délicieuses qu’elles faisaient de l’insomnie un repos supérieur au sommeil – que le sommeil y eût paru comme la forme la plus grossière, presque inconcevable, du repos – elle sentit renaître en elle cette impatience passionnée de l’acte à accomplir, le sentiment d’une nécessité supérieure qui rendait l’idée même d’un échec absurde, l’impression physique du succès déjà obtenu, de l’entreprise réalisée.
Un seul scrupule – comme un minuscule point d’ombre : l’inutilité du mensonge qu’elle venait de commettre. La nécessité d’accorder ce détail, insignifiant sans doute, mais irréductible, au plan si simple qu’elle avait formé, tellement simple qu’il lui semblait devoir déconcerter toute l’enquête en réduisant à l’extrême ce petit nombre de faits précis auxquels peut s’accrocher ordinairement la pesante chaîne des déductions policières. L’idée de ce plan lui était venue dès son premier voyage secret à Souville quelques mois auparavant – si l’on peut donner le nom de plan à une succession d’images presque hallucinatoires, si étroitement liées qu’elles s’étaient présentées depuis, toujours dans le même ordre, avec une précision sans cesse accrue. Et certes la volonté du meurtre n’était point tout à fait formée en elle à ce qu’elle croyait du moins. Mais la pensée de la vieille octogénaire, déjà presque hors du monde, retenue par un lambeau de vie que le moindre effort devait suffire à rompre, lui devenait chaque jour plus insupportable, tandis que se multipliaient les scènes affreuses et puériles au terme desquelles le spectacle de son faible amant, effondré dans un sommeil d’enfant, la remplissait tout ensemble de honte, de dégoût, d’une pitié plus insupportable encore. « Rien ne peut se découvrir avant six mois au moins », affirmait Mainville entre deux sanglots. Et lorsque l’épuisement de ses nerfs, à défaut de la drogue, lui donnait quelques heures de trompeuse rémission, elle voyait se lever dans les yeux hagards une sécurité si lâche qu’elle eût souhaité mourir. Par quelle diabolique contradiction intérieure n’avait-elle jamais pu connaître et posséder réellement le plaisir que dans l’arrachement, la torture de son orgueil crucifié ? Non, la volonté du meurtre n’était pas alors née en elle, mais elle trouvait dans la vieille dame inconnue tout ce qui dans la personne même d’Olivier lui inspirait de la terreur ou du mépris, comme si la châtelaine de Souville eût été responsable vis-à-vis d’elle de l’humiliation dont elle tirait sa force et sa torture. Et cette illusion était devenue peu à peu si forte, l’obsession si tyrannique, que rien au monde ne l’eût détournée de son dessein, sitôt formé, d’aller voir de ses yeux, observer à loisir cette femme extraordinaire, qui ignorait alors jusqu’à son nom, et dont elle savait tant de choses, jusqu’à d’insignifiantes manies, jusqu’aux moindres épisodes, toujours les mêmes, de la monotone vie quotidienne.
Bien qu’elle n’eût rien décidé avant son départ, résolue seulement à s’en remettre au hasard, elle aurait volontiers couru le risque d’un entretien, d’une de ces discussions, tour à tour tendres ou cyniques, qu’elle savait nuancer à merveille selon l’interlocuteur ou les conjonctures, et qui l’avaient servie tant de fois. Mais un concours de circonstances, d’ailleurs assez singulières, l’en détourna. L’autocar dont le service n’est assuré que du printemps à l’automne, l’avait laissée vers midi au petit bourg de Dombasles, à cinq kilomètres de Souville. Abandonnant la route, sur les conseils d’un passant, elle s’égara dans les sentiers qui, piétinés par les troupeaux à chaque saison depuis des siècles, font parfois figure de voies carrossables, pour s’effacer bientôt sur le sol dur où rien ne les distingue plus du roc que la trace, à demi effacée par la pluie, des fientes de la dernière saison. Une dernière confusion, que le crépuscule tombant rendait presque inévitable, lui fit commettre une erreur : au lieu d’aboutir à la place du village, elle se retrouva tout à coup à mi-côte, parmi les ajoncs et les bruyères. Les premières fenêtres s’allumaient au-dessous d’elle, et le bourg était là, si pareil à celui que les photographies rapportées par Olivier lui avaient montré si souvent, à toutes les heures du jour et de l’année, qu’elle eut cette sensation bizarre de moins le découvrir que le retrouver. Le clocher de l’église se dressait sur sa droite, et au même instant la vieille horloge laissa tomber, sur la vallée déjà sombre, ses coups pesants qu’elle ne songea pas à compter. La solitude était profonde, le silence extraordinaire. Se retournant peu à peu, comme si elle eût eu conscience d’une présence invisible, elle aperçut à travers les taillis les deux montants de briques et la grille du parc où elle s’engagea, lentement d’abord puis plus vite, incertaine encore du parti qu’elle allait prendre.
Un bruit de pas, puis de voix, la fit se ranger sur la gauche derrière un massif de lauriers-roses. Elle s’y dissimulait à peine, toute prête à sortir de sa cachette si les nouveaux arrivants s’engageaient dans l’allée qu’elle venait de quitter. Ils n’en firent rien, prirent à travers la pelouse, passant à quelques pas, disparurent.
Elle les vit descendre la route en lacets vers le village et n’eut pas de peine à reconnaître la gouvernante accompagnée de Philomène. Un long moment la voix aiguë de la servante vint jusqu’à elle, portée par l’air sonore, puis s’affaiblissant par degrés, s’éteignit. Le silence ne fut plus troublé que parle balancement monotone des hautes branches invisibles et parfois le lourd envol d’une corneille déjà perchée pour la nuit et dont l’ombre, démesurément agrandie, glissait un moment sur la pelouse.
Elle s’était approchée peu à peu, sans autre précaution que de longer la ligne noire des arbustes. Au craquement des feuilles mortes sous ses talons hauts, au grincement du gravier, elle croyait voir à chaque seconde une fenêtre s’ouvrir, entendre un appel. Rien ne bougeait pourtant dans la haute maison grise, à présent si près d’elle qu’elle eût pu d’un saut gagner les marches du perron. La certitude que la vieille dame était seule en ce moment, bien seule entre ces hauts murs gris que la lumière du soir, encore visible, teintait de rose sale et funèbre, l’emplissait d’une mélancolie farouche. Où était-elle, à cette minute, l’étrange petite vieille, avec son sourire éteint, son regard ironique et glacé, telle qu’Olivier la lui avait tant de fois dépeinte, derrière laquelle de ces persiennes closes ? Et tout à coup le souvenir lui revint qu’elle était sourde, si sourde, disait Olivier, que depuis des années, à l’insu de tous, elle écoutait avec ses yeux. Mais elle était si rusée qu’on ne s’en avisa que le jour où la vue commença de la trahir aussi. Sourde et presque aveugle, dans un coin de cette maison solitaire.
Elle était restée longtemps ainsi, debout, le cœur battant, ne s’apercevant même pas que la fraîcheur du soir glaçait ses jambes sous la robe légère. Puis elle était repartie comme elle était venue, mais par l’autre extrémité du parc. La descente sur les roches glissantes que l’obscurité grandissante rendait dangereuse, l’avait lassée, moins sans doute que l’atroce dessein qui se formait en elle, accaparait toutes les forces de son être, ainsi qu’un fruit monstrueux de ses entrailles. Elle s’assit sur une grande dalle lisse, au bord du chemin des Gardes, à la place même où quelques mois plus tard… Deux heures après elle reprenait l’autocar à Dombasles, sans avoir tout au long de la route, d’ailleurs peu fréquentée, fait d’autre rencontre qu’un petit chevrier qu’elle entendit longtemps, sans le voir, siffler au milieu des ajoncs.
Depuis, cette pensée ne l’avait pas quittée qu’il eût suffi… Quoi de plus facile que de monter le perron, pousser la porte entrouverte et… Après ce premier pas décisif le choix eût été laissé, soit de fuir tout de suite, par un coup d’audace, – et si invraisemblable que cela parût, elle aurait réussi sans doute à regagner cette nuit le parc sans avoir attiré l’attention de qui que ce fût, avec la certitude absolue de l’impunité, – soit de se dissimuler jusqu’à la nuit dans quelque recoin de cette immense maison. La servante couchait là-haut sous les combles. L’appartement de la gouvernante était séparé de celui de sa maîtresse par toute l’étendue de la galerie du premier étage. Rien n’eût été plus aisé sans doute que de sortir, la besogne faite, car les clefs de la porte principale devaient rester sur la serrure. Au besoin elle aurait ouvert une des fenêtres du rez-de-chaussée. L’important était d’aller vite. Et en cela elle voyait juste. Louis d’Olbreuse écrit quelque part dans ses Mémoires que la première, l’indispensable condition de sécurité pour un criminel est d’agir seul. Et la réussite est presque certaine, s’il garde assez de tête et de cœur, pour, ayant mûrement réglé tous les détails de l’acte, l’accomplir comme s’il n’eût pas été prémédité, ainsi les fous et les ivrognes que la police ne découvre jamais que grâce à des imprudences ultérieures. Dans le crime, comme au feu, ajoute-t-il, la combinaison compte pour peu, si l’on ne se résout pas, le moment venu, à forcer la chance. La règle vaut pour tous les crimes, l’empoisonnement excepté.
Ainsi s’était-elle, avant de quitter Paris, résolument juré d’agir aussi simplement qu’à son premier voyage à Souville, se réservant de rompre le contact au dernier moment. Jusque-là, elle serait une voyageuse inoffensive qui se prépare à une entrevue décisive, sans savoir quel sera le résultat de celle-ci, ou même si elle aura jamais lieu. Jusqu’au dernier moment, jusqu’au seuil de la haute porte, dont fermant les yeux elle croyait voir le battant gris entrouvert, elle ne serait qu’une maîtresse désespérée, qui vient supplier la tante de son amant, une parente riche et ladre – situation touchante et comique. Et la voici sur le seuil redouté, elle qui n’avait jamais songé à s’accuser d’autre chose que d’une indiscrétion grossière à vrai dire, mais vénielle. Jusqu’au dernier moment le crime resterait en elle, rien qu’en elle, le plus sûr, le plus profond, le plus inviolable secret. À moins que…
Elle ne regrettait pas sa suprême démarche auprès de Ganse, bien qu’elle ne l’eût point non plus préméditée. Elle devait tenter cette chance, et elle se serait plutôt reprochée de ne pas l’avoir tentée à fond ou d’avoir gâché trop tôt la proie qu’elle avait senti frémir dans ses bras. Mais, tel quel, ce demi-aveu faisait du vieil homme une sorte de complice, en supposant que l’assassinat de la dame de Souville attirât son attention et qu’il rapprochât ce simple fait divers du demi-aveu de sa secrétaire. Et en ce cas elle connaissait assez la lâcheté de l’auteur de l’Impure pour être assurée de son silence. Bien plus : il lui coûterait alors peu de mentir pourvu qu’on le laissât dans l’ignorance des tracas et des poursuites, car la peur du scandale avait pris chez lui ce caractère un peu niais, enfantin, qu’il a chez les êtres très purs, très neufs, ou chez les vieux débauchés. L’espèce de confidence reçue malgré lui devait rester dans sa mémoire ainsi qu’un de ces mauvais signes, de ces craintes sans objet précis, qui tournent vite à l’obsession. Quoi qu’il arrivât, l’imprudence qu’elle avait commise, si toutefois c’en était une, ne pouvait désormais que la servir.
La disparition d’Olivier, sans l’inquiéter beaucoup, car elle le savait sujet à ces sortes de fugues, n’en posait pas moins un problème, et la solution de ce problème, heureusement ou non, ne dépendait plus que du hasard. Certes elle se félicitait qu’il eût si longtemps tardé à écrire la lettre dont elle ne lui avait fourni d’abord que le thème, puis le texte à peu de choses près. Le nom de Mme Alfieri devait être encore inconnu de la dame de Souville. Mais si le faible garçon, à présent hors de son pouvoir, en avait écrit une autre ? Il était possible que la police n’y prêtât que peu d’attention, car rien ne semblait plus facile que de l’orienter, le meurtre accompli, sur l’assassinat classique, suivi de vol, le crime crapuleux, que l’entier isolement de la maison, connu de tous, rendait le plus vraisemblable. Mais il arrive aussi qu’une enquête méfiante retienne un nom, une lettre, et à la première question dangereuse ou seulement embarrassante, Olivier parlerait, parlerait. Car la peur le rendait querelleur et bavard comme une pie.
– Hé bien quoi ! fit la grosse dame, d’une voix qui lui parut coller à ses oreilles, vous dormez, mon petit. Au lieu de courir les routes à bicyclette, vous feriez mieux d’aller vous étendre un peu.
Elle ouvrit les yeux, et aussitôt se sentit pâlir. Sa jupe relevée encore au-dessus des genoux découvrait sa cuisse et c’était miracle qu’elle n’eût pas laissé échapper dans son demi-sommeil la seringue Pravaz qu’elle serrait inconsciemment dans ses doigts. Mais un regard jeté sur la patronne la rassura.
– Ai-je dormi vraiment ? dit-elle.
– Plutôt ! Même vous avez ronflé un moment. Oh ! pas grand-chose. C’est la fatigue qui veut ça.
– Longtemps ?
– Dame, une petite heure.
– Mon Dieu !
Elle n’avait pas besoin de simuler la terreur, elle l’éprouvait réellement. En même temps que les premières caresses souveraines du poison, s’était évanouie toute sécurité, toute confiance, tandis que de nouveau cette impression de solitude, ce cercle autour d’elle encore élargi, ce vide…
– Ma bonne dame, dit-elle (et sa langue tournait avec peine dans sa bouche, comme après une longue nuit d’ivresse), je vais partir sur-le-champ.
Elle sentait la chaleur revenir lentement à ses joues. D’un geste adroit, elle laissa glisser la seringue dans l’ouverture de son sac qu’elle referma sans bruit.
– Bon, répliqua la patronne sans plus insister. Faites à votre mode. Je vas monter vos bagages.
– C’est que…
Elle n’avait pas d’autre bagage que son minuscule sac de cuir et son premier mensonge l’obligea à un second. La nécessité de ruser avec cette femme imbécile l’humiliait si douloureusement que des larmes de rage lui vinrent aux yeux.
– Je les ai laissés à la consigne. Oh ! une simple valise d’échantillons, presque rien.
Son parti était pris : puisqu’elle ne pouvait, hélas ! revenir sur cette fable stupide, du moins saurait-elle l’exploiter jusqu’au bout et à fond. Mais que de risques !
– Je vais tâcher d’avoir l’inspectrice au téléphone, dit-elle. Et comme la patronne esquissait un geste :
– Demandez-moi le 16-22 à Grenoble.
C’était le numéro, retenu par hasard, d’un hôtel où elle avait déjeuné au cours de son premier voyage à Souville. Sitôt que la réponse parvint à ses oreilles, elle glissa la main devant son coude, et, la communication une fois coupée, elle commença avec son interlocutrice imaginaire une conversation que la patronne feignit de ne pas entendre, mais dont elle ne perdit sûrement pas un mot, puisqu’elle remarqua tout à coup étourdiment :
– À l’heure que vous dites, vous ne serez jamais revenue de Soltéroz.
Sans l’interrompre, Mme Alfieri mit un doigt sur sa bouche et reposant enfin l’écouteur :
– J’ai mes raisons, fit-elle. N’oubliez pas que, pour l’inspectrice, je suis censée faire la tournée en auto. Au cas où elle me demanderait cet après-midi, vous répondrez que la voiture est vieille, qu’elle a pu avoir une panne, enfin n’importe quoi. Elle reprendra sûrement le train de 6 h. 10, car on l’attend demain à Lyon. J’aurai ainsi gagné trois ou quatre jours, une semaine peut-être. Pas moyen de contrôler mon travail dans la région, puisque la maison m’y envoie pour la première fois, et j’ai tellement besoin de me reposer un peu, madame Hautemulle.
Au mot de semaine, la patronne avait rougi de plaisir.
– Comptez sur moi, mademoiselle Irène. Ce n’est pas le pape votre inspectrice, après tout. Je vais vous montrer la machine. Voulez-vous me donner votre bulletin de consigne ? J’enverrai le garçon chercher vas bagages. Il n’arrive qu’à une heure de l’après-midi, rapport qu’il est sellier aussi.
Mais elle ne renouvela pas cette offre obligeante à laquelle Mme Alfieri n’avait répondu que par un bredouillement confus, absorbée en apparence par l’examen de la bicyclette, et la voyageuse était bien loin avant que la patronne s’avisât de son oubli.
– Bah ! dit-elle, il sera temps ce soir.
Mme Alfieri sortit de Bragelonne par l’autre route de Mornaz, tournant le dos à son but. Un kilomètre plus loin il lui eût été facile de rejoindre la route par un raccourci choisi sur la carte, mais ce chemin vicinal soigneusement entretenu et qui traversait un gros bourg lui parut trop dangereux. Elle préféra s’engager un peu au hasard dans un étroit sentier pierreux, longeant les bois de Seugny, et son intuition se trouva justifiée, car après plusieurs passages difficiles qui faillirent la faire renoncer à son dessein, elle se vit à sa grande surprise déboucher bien au-delà, juste à la sortie du village de Trentin, ayant ainsi déjà le bourg à sa gauche. Une demi-heure encore elle suivit une route parallèle à la ligne de chemin de fer et, le passage à niveau franchi, lut à la première borne, non sans une soudaine bouffée de chaleur, le nom de Marzy-Souvignon, à dix-huit kilomètres de Souville. Marzy, la dernière étape d’où elle s’élancerait vers son destin. Mais le destin l’attendait là.
Elle y parvint beaucoup plus tard qu’elle n’avait espéré, après avoir poussé sa bicyclette à la main au long d’interminables côtes. Décidée à ne laisser aucune trace, aucun souvenir de son passage, elle entra dans un petit bois de sapins, s’étendit sur un épais lit d’aiguilles qu’une roche surplombante avait protégé contre la pluie. L’effet de la piqûre faite cinq heures plus tôt l’empêchait de sentir la faim et elle s’efforça en vain d’achever le dernier sandwich qui lui restait des provisions faites à Paris. Puis elle feignit, pour elle-même, de s’absorber dans la lecture d’un insipide roman policier. Soit que la fatigue la préservât de penser, soit que son imagination, saturée d’images funèbres, ne fût capable désormais d’en produire que de riantes, les heures qui suivirent passèrent comme un rêve dans une sorte de paix extraordinaire, et elle devait se souvenir d’elles, aux moments terribles si proches, comme des meilleures de sa vie.
Sortant de sa cachette, elle vit le ciel pâle vers l’orient, tandis que vers l’occident les nuages gris, chassés par le vent, se teintaient de cette couleur violâtre indéfinissable, écœurante, évoquant à la pensée on ne sait quelle inavouable nostalgie. Craignant la traversée du village, elle s’engagea une fois de plus dans une rue étroite, bordée de hangars et de terrains vagues, et elle lut tout à coup le mot Poste sur une masure désolée, entourée par la fantaisie de quelque entrepreneur officiel d’une manière de péristyle de pierres branlantes. Elle crut habile de confirmer son mensonge du matin, demanda l’hôtel de la Gare à Bragelonne, et presque aussitôt reconnut la voix de la grosse dame qui demanda, lui facilitant son mensonge :
– C’est vous, mademoiselle Irène ? Vous téléphonez de Soltéroz ?
– Oui, madame. Je suis à Soltéroz.
– Hein ? Elle est à Soltéroz. (Elle crut entendre la vieille dame échanger ces mots avec un interlocuteur mystérieux et elle redouta le temps d’un éclair qu’une parole imprudente de l’employé n’eût rendu flagrant son mensonge. La fin de la phrase la rassura.)
– Pardon, j’avais compris Zulma. Bon. À quelle heure rentrerez-vous ?
– Je ne sais pas encore. Peut-être ne rentrerai-je pas du tout. J’aimerais autant couper à la visite de…, de qui vous savez… Il n’y a personne près de vous ?
La réponse lui assena comme un coup de massue.
– Si. Un collègue. Un voyageur de la maison Fremiquet de Lyon, qui est arrivé de Grenoble, en auto, dix minutes après votre départ, et qui fait à peu près la même tournée que vous.
Les deux voix reprirent à quelque distance de l’appareil, puis celle de l’inconnu commença sur un ton enjoué, mais d’une assurance positive.
– Allô, je regrette de vous avoir manquée ce matin, mademoiselle. Si ma voiture peut vous être utile…
D’un doigt Mme Alfieri avait abaissé le crochet, puis elle rétablit la communication juste le temps de prononcer quelques « Allô, allô, monsieur. » Trois fois elle feignit ainsi d’être coupée par une employée étourdie, ne laissant parvenir aux oreilles de son interlocuteur que des lambeaux de phrases impossibles à interpréter dans un sens ou dans l’autre, puis, sur une dernière injure du jeune homme à la préposée négligente et un appel désespéré à une surveillante problématique, elle coupa définitivement. La sueur ruisselait de son front et elle surprit avec une terreur mêlée de colère le clignement d’yeux de l’unique préposée. Avait-elle surpris sa ruse, ou s’étonnait-elle seulement de son visage bouleversé ?
Elle renfourcha rageusement sa bicyclette, contourna le village par un chemin si pierreux qu’elle finit par s’arrêter haletante et, pour rejoindre la route qu’elle apercevait en contre-bas, traversa un champ non labouré encore, dont les éteules aiguës blessèrent cruellement ses pieds. À la réflexion, le dernier accident qui l’avait tant émue apparaissait insignifiant, négligeable, du moins jusqu’à son retour chez Mme Hautemulle, qu’elle était d’ailleurs libre de différer jusqu’au départ de l’importun. Nul doute que ce voyageur ne retournât samedi soir à Saint-Étienne, plus tôt peut-être ? En somme, si la chance depuis quelques heures avait paru plusieurs fois lui manquer, elle n’avait, par un hasard extraordinaire, fait aucune rencontre fâcheuse ou seulement suspecte. Le chemin qui lui restait à parcourir jusqu’au col de Maupeou et dont chaque détour était gravé dans sa mémoire, car elle l’avait fait deux fois, devait être vraisemblablement plus solitaire encore. Mieux valait, d’ailleurs, qu’elle attendît sur place, ici même, les premières heures du crépuscule. En calculant au plus juste, elle arriverait sûrement au col à la tombée de la nuit. Peut-être abandonnerait-elle là sa machine pour entrer dans le parc du côté le moins accessible ? De toute manière, elle était résolue maintenant à tenter le hasard d’une entrevue dont l’issue dépendrait des circonstances et de son courage. Dans l’ivresse de la fatigue, car elle ne sentait pas encore le froid sous l’épais gilet de laine, il lui semblait qu’il eût suffi d’un effort presque imperceptible pour que la scène qu’elle allait vivre se dessinât tout à coup à ses yeux comme sur un écran magique. Que lui manquait-il donc ? Elle fit encore quelques pas, découvrit sur sa droite un hangar abandonné à l’abri duquel elle alla s’asseoir, sa machine appuyée contre le mur. Déjà elle n’était plus maîtresse de résister longtemps au monstre dont la faim, jamais tout à fait assouvie, venait de s’éveiller presque à son insu. Les doigts se refermèrent d’eux-mêmes, en frémissant, sur la seringue et sitôt qu’elle l’eut retirée de l’étui, ils se mirent à trembler tout à fait… Ils tremblèrent encore longtemps, jusqu’à ce que les millions de cellules avides fussent de nouveau imprégnées, imbibées du délectable poison. À ce moment, elle n’eut pas besoin de fermer les yeux, elle crut sentir comme d’habitude son regard se retourner lentement vers cet univers intérieur chaque fois exploré, conquis, et chaque fois toujours aussi mystérieux, toujours nouveau. Il semblait alors que le monde réel ne parvînt à sa conscience qu’au travers d’une fente étroite, semblable à celles qui laissent passer une seule raie de lumière par une persienne close. L’image de gros nuages livides roulant dans le ciel, et la plainte de plus en plus aiguë du vent continuaient d’accompagner son rêve.
À cinq heures, disait Mainville, quelque temps qu’il fasse, Mme Louise descend au village avec la bonne. Elle va lire à l’église son office de la Vierge, selon une des règles de son ordre dont la sécularisation ne la dispense pas. Cette oraison quotidienne ne dure jamais moins d’une heure, souvent plus. Pendant ce temps, la domestique va porter le courrier à la poste et fait quelques courses insignifiantes, car Mme Louise se réserve de passer elle-même les commandes que le fils de l’épicier livrera le lendemain au château, corvée pour laquelle il reçoit dix sous. Chaque jour la dame de Souville reste ainsi seule et, dit encore Mainville, elle emploie ce moment de liberté au classement de sa correspondance, loin du regard curieux de sa terrible favorite…
Deux heures. Il n’en faudrait pas tant pour… car elle ne perdrait pas une minute. La vieille dame la regarderait avec méfiance par-dessus ses lunettes. « Madame… » commencerait-elle. Mais elle sait bien d’avance que cet entretien imaginaire n’aura pas lieu. L’image féroce repoussée aux moments lucides, délivrée par le poison, apparaît brusquement. Seulement elle ne la reconnaît plus. La scène tant de fois vécue par la pensée, n’est plus qu’une sorte de mêlée confuse où elle ne parvient pas à distinguer, à surprendre le geste fatal. Au prix d’un effort d’attention immense, elle reconnaît le gravier de l’allée, les dalles de pierre qui font une chaussée, par les jours de pluie, à la maison grise, permettant d’en faire le tour à sec… Mais ce qui s’est passé derrière ces murs, elle ne s’en souvient plus. Il lui semble que la maison grise recule à une vitesse vertigineuse, s’enfonce. Dieu ! est-il vrai que la chose est faite, accomplie, oubliée ?… Comme la nuit est noire, noire et douce !… Par une portière ouverte elle croit voir fuir dans le ciel ténébreux la colonne de fumée que tord le vent de la course et qui s’éparpille en flocons d’écume au-dessus de la campagne endormie. Le puissant bercement du rapide, le grondement sourd des essieux bien graissés, l’air qui siffle contre les flancs d’acier aussi lisses que les parois d’un navire, le grésillement monotone des ampoules électriques, le ronron de la vapeur surtendue à travers les tubes invisibles la bercent sans l’endormir. Retrouvera-t-elle bientôt, dans quelques heures, le gracieux amant, jamais sûr, ses yeux puérils, ses longues mains perfides, son jeune corps plus frais que celui d’une femme ?… N’importe. Il suffit que l’obsession ait pris fin de cette chose depuis tant de mois inévitable, nécessaire. Elle n’en éprouverait d’ailleurs nul remords : c’était contre elle-même et non contre la ridicule petite vieille qu’elle avait commis ce crime, elle en était la véritable victime. La sourde révolte de sa vie manquée, la haine lentement mûrie au cours de ces dix années de pauvreté, d’humiliation, de doute de soi, le terrible travail d’une imagination embrasée par le poison favori et que le sombre génie de Ganse savait exaspérer jusqu’à l’hallucination, jusqu’au délire, tout cela devait aboutir au crime, tout cela était déjà ce crime même. Et maintenant…
L’illusion n’avait jamais été si forte qu’elle n’en gardât une vague conscience. Quoi ! la chose n’était pas encore accomplie : elle allait l’être. Se relevant d’un bond, elle saisit sa machine et franchit le talus si brusquement, tête basse, qu’elle faillit pousser un cri de terreur en voyant tout à coup à ses pieds en travers de la route une ombre noire, immobile. C’était celle d’un prêtre debout contre un tronc d’arbre. Il paraissait d’ailleurs aussi surpris qu’elle et dans un geste de défense ou de politesse porta la main à la hauteur de son front.
– Je vous demande pardon, dit-il.
L’élan l’avait portée si près de lui que le sang-froid lui manqua de se dérober sans répondre.
– Je réparais un de mes pneus, dit-elle sans réfléchir, comme si elle eût cru nécessaire de justifier sa présence. Et croyant en finir plus tôt avec ce fâcheux compagnon, elle ajouta étourdiment :
– D’ailleurs me voici arrivée.
Une fois de plus la réponse fut bien différente de ce qu’elle attendait.
– Je rentre aussi, dit-il.
La fable du pneu crevé rendait toute fuite impossible ou du moins suspecte. Elle préféra le suivre jusqu’au village, la rage au cœur.
– Madame habite sans doute Fillières, reprit-il après un silence.
Elle n’osa mentir.
– Non, monsieur l’abbé, dit-elle. Je m’en vais seulement passer la journée de demain avec une parente. Et vous ?
– Oh ! moi non plus. Je viens d’assez loin même, de Grenoble. Un stupide contretemps m’a retenu ici depuis ce matin.
Le visage qu’il venait de tourner franchement vers elle n’était certes pas indifférent. C’était celui d’un jeune prêtre à l’expression encore enfantine et pourtant marquée d’une tristesse indéfinissable. Le regard surtout, qu’il appuya sur le sien, la fit pâlir.
– Il m’arrive une aventure bien fâcheuse, continua-t-il de sa voix calme, un peu chantante. Je devais rejoindre cet après-midi mon nouveau poste et j’ai eu l’étourderie de manquer le départ de l’autobus, la patache comme ils disent ici. Par bonheur, un monsieur très aimable, descendu au même hôtel que moi, m’a proposé de m’y conduire dans sa voiture. Seulement, je dois l’attendre une heure ou deux, j’arriverai sans doute très tard.
Il eut cette petite toux qui chez les timides annonce et prépare les confidences. Mais Simone l’écoutait à peine, les yeux fixés sur les premières maisons du village au bout de ce long ruban de route qu’elle avait parcouru si vite et qui lui semblait maintenant interminable. Entendit-il le soupir d’impatience qu’elle ne réprima que trop tard ? Il ralentit le pas et dit sur le ton d’un écolier pris en faute :
– Peut-être suis-je indiscret de…
– Pas du tout, répliqua-t-elle en s’efforçant de sourire. Vous voyez que je dois traîner ma machine et vous ne me retardez nullement.
Il fit encore quelques pas, visiblement préoccupé de revenir au sujet qui l’absorbait.
– C’est une aventure regrettable, ridicule même. Mais comment croire qu’à une si petite distance des villes une contrée puisse être aussi mal desservie ? Et ma malchance veut encore que mon confrère de Fillières soit absent, appelé près de sa mère malade. Le connaissez-vous ?
– Oui, répondit-elle au hasard, c’est-à-dire peut-être un peu…
Elle sentait son regard fixé sur elle, ce même regard qui un moment plus tôt l’avait troublée d’une manière inexplicable. Pour éviter une nouvelle question embarrassante que son mensonge risquait de provoquer, elle ajouta en hâte :
– Le ministère paroissial doit être par ici très ingrat, très dur ?
– Comme partout, madame, répliqua-t-il avec effusion. Évidemment il y a de bonnes âmes, mais notre solitude est pénible.
– Elle a ses consolations aussi, dit-elle sur ce ton que certaines habitudes de sa vie lui avaient rendu familier et qu’elle retrouvait d’instinct en face d’un prêtre, quel qu’il fût.
– Des consolations… oui, sans doute, approuva-t-il en hochant la tête, avec un accent si pareil au sien qu’en dépit de son impatience elle faillit éclater de rire. Oh ! la persécution n’est pas à craindre, l’indifférence plutôt… L’indifférence est la plaie de nos campagnes. Vous connaissez ce pays ?
– Un peu…
Elle ne pouvait réussir à lui faire hâter le pas. Mais il continuait de sa voix tranquille et dès qu’elle détournait la tête, elle croyait littéralement sentir le poids de son regard sur son front, sur ses lèvres. Pourquoi cette crainte ? Elle la jugeait d’ailleurs injustifiée, la mettait au compte de ses nerfs malades, mais ce qui lui sembla plus inexplicable encore, c’était l’étrange pitié ou au moins ce qu’elle appelait de ce nom, bien qu’elle y découvrît aussi une sorte de répulsion involontaire, pareille à celle qui vous écarte d’un être mort – jadis aimé – l’absurde compassion qui lui serra le cœur tandis qu’il continuait sur le même ton de confidence naïve :
– Le professorat est une mauvaise école pour un futur curé. Voyez plutôt : dès le premier pas dans ma nouvelle carrière, je commets une faute impardonnable, je donne à rire à toute ma paroisse… Notre vie là-bas était si réglée, si douce… La solitude…
– Bah ! Vous parlez toujours de solitude. Votre paroisse a peut-être des ressources que vous ignorez. Allez, allez, monsieur le curé, lorsqu’on a connu certaines nécessités très dures, on rêverait plutôt à ces paisibles presbytères…
– Si je ne suis pas indiscret, je…
– Je suis de Léniers, dit-elle en donnant le premier nom venu parmi ceux qu’elle se souvenait d’avoir lus sur la carte.
– De Léniers ! s’écria-t-il.
– C’est-à-dire que j’y suis née, mais… mais j’y reviens de temps en temps, concéda-t-elle, au comble de l’énervement.
– De Léniers, quelle rencontre extraordinaire ! Le poste est aussi vacant… Vous y verrez bientôt un ami à moi, un camarade du séminaire de Montgeron. Car, je dois vous l’avouer, je n’appartiens pas à ce diocèse où la bonté de Son Excellence m’a appelé. J’ai dû quitter le mien pour des raisons personnelles, un malentendu, bref une de ces petites contrariétés qui dans notre vie prennent trop souvent une importance excessive. Et je ne m’en repens pas, puisque mes supérieurs me confient aujourd’hui une paroisse intéressante, une très bonne paroisse, m’affirme-t-on. Si je connais Léniers ! L’ancien curé passait pour un homme très remarquable.
– Très remarquable, fit-elle sèchement.
– J’en ai rêvé aussi parfois, dit-il avec un rire d’enfant. J’ai même la photographie de mon presbytère dans ma poche, sur une carte postale et s’il faisait un peu moins sombre… Je sais même le nom de la vieille bonne, figurez-vous. Une femme très bonne, très méritante, qui s’appelle, attendez, oui, c’est cela : Céleste. Mme Céleste… J’espère que nous nous entendrons bien.
Elle sentait toujours le regard du jeune prêtre fixé sur elle tandis qu’il continuait son innocent bavardage et elle ne cherchait même plus un nom à l’émotion douce et poignante qui lui faisait monter les larmes aux yeux. « Où l’ai-je vu ? » se demandait-elle sans conviction, mais avec le vague espoir que sa mémoire finirait par répondre à l’appel, fournirait une explication plausible, non à cette rencontre bizarre mais au trouble qui l’agitait. À ce moment, il ralentit encore le pas et elle se trouva tout à coup, au détour d’une ruelle sombre, sur le seuil de l’hôtel en pleine lumière.
– À Dieu, monsieur l’abbé, balbutia-t-elle stupidement. Bon voyage.
Pour ne pas lui tourner le dos, échapper d’un bond à l’aveuglante clarté qui au travers des hautes glaces illuminait toute la largeur de la rue, elle dut faire un effort immense. Il lui sembla que la réponse ne viendrait jamais.
– À Dieu, madame, fit-il enfin.
Sa voix tremblait, un peu comme celle d’un homme qui hésite à poser une question indiscrète. Le brusque congé de son interlocutrice l’avait visiblement frappé de stupeur. Il avança maladroitement sa main gantée de filoselle noire.
– Je vous présente mes respects, dit-il.
Elle n’osa pas quitter la place avant d’entendre se refermer la porte, mais elle feignit d’examiner sa machine, tournant le dos à la vitre éclatante. Puis elle se perdit dans la première rue venue, marcha longtemps. N’eût été l’excitation de la piqûre, elle n’aurait pas à ce moment trouvé le courage de continuer sa route et le souvenir de cette hésitation suprême, à la minute décisive, devait la torturer jusqu’à la fin.
Ganse n’avait pas menti : sa curiosité du prêtre est toujours aussi vive qu’à douze ans, lorsque tyrannisée par son oncle de Saumur, tailleur pour ecclésiastiques et marguillier de sa paroisse, elle se croyait amoureuse du beau vicaire, et pensait défaillir chaque dimanche lorsque, tapie le plus près possible de la chaire, elle voyait sur l’appui de velours grenat aller et venir les belles mains, tandis que la voix pathétique s’enflait pour écraser de hautaine ironie un contradicteur imaginaire, et savait si savamment décroître et mourir sur la dernière syllabe du mot amour. « Et ce n’est pas un homme comme nous », aimait à répéter l’oncle, qui peu scrupuleux sur la messe et les sacrements, tenait à sa clientèle. Non. Ce n’était pas des hommes comme les autres. Personne n’eût su comme le vieil archiprêtre passer doucement la main sur ses joues en la perçant d’un regard à la fois sévère et tendre, ce regard qui la hantait encore aujourd’hui à son insu. Qui sait ? Bien qu’elle ne se sentît alors aucun goût réel pour la piété, du moins telle que l’entendent la plupart des femmes, elle a d’ailleurs toujours éprouvé pour les religieux un souverain mépris et comme une répulsion physique, peut-être eût-il suffi qu’un de ces demi-dieux… Mais ils ne lui dispensaient que la théologie du catéchisme, à laquelle elle s’est fermée une fois pour toutes, car elle la confond avec celle du manuel civique, et toute loi lui a fait horreur bien avant qu’elle en comprît le sens. Et c’est justement parce que son instinct l’a déjà convaincue qu’elle est née hors la loi, hors de toutes les lois, qu’elle souhaitait confusément rester dans ce monde mystérieux où il n’est d’autre règle que le bon vouloir de Dieu, ses préférences mystérieuses, l’adorable iniquité d’une toute-puissance qui se fait miséricorde, pardon, pauvreté. Mais c’eût été trop demander à la sagesse du vieux doyen saumurois, qu’inquiétait plutôt le regard trop pensif, dont l’expression semblait parfois stupide, car elle ne traduisait qu’avec une extraordinaire lenteur les mouvements de l’âme, – toujours en retard sur la pensée. Un seul de ses vicaires, Breton de Nantes égaré dans ce diocèse angevin – moins par clairvoyance que par ce naïf enthousiasme des perspicacités sacerdotales qui va parfois si loin dans le secret des âmes et que développe avec tant de soin la tradition cléricale qui a fait longtemps la force et la faiblesse de l’Église gallicane – avait failli ouvrir cette petite âme, tour à tour et parfois tout ensemble avide et méfiante. Mais l’entreprise apparut vite dangereuse à ses supérieurs, et peut-être l’était-elle en effet. De ces longs entretiens interrompus par de plus longs silences, au fond de la petite sacristie provinciale qui sent la cire, l’encens, l’eau croupie, elle avait gardé, à défaut de la foi perdue, avec une singulière expérience de cette conversation réservée, la nostalgie de la confession. Ce mensonge fondamental dont elle n’avait jamais eu sans doute une claire conscience, chaque année le scellait en elle si profondément qu’elle n’eût réussi seule à l’atteindre. Car la confidence, hélas ! n’ajoute le plus souvent qu’un mensonge à d’autres mensonges, et qu’attendre d’une sincérité désespérée, empoisonnée par la honte ? Une certaine sorte d’humilité sacramentelle peut seule empêcher de pourrir la plaie creusée au cœur par l’arrachement de l’aveu.
Mais une telle humilité ne va pas sans un total refus de soi-même, sinon sa vaine recherche risque de donner à une vie déjà médiocre un caractère particulier d’avilissement. De toutes les vertus, l’humilité est celle qui se corrompt le plus vite et l’orgueilleux qui a goûté une fois de ce fruit décomposé connaît ce goût du malheur et de la honte que rien ne saurait rassasier ici-bas, que tout le feu de l’abîme ne consuma pas au cœur féroce de Satan. Contre cette monstrueuse dépravation de l’amour de soi, Simone avait dû longtemps se défendre, et plus d’un de ces prêtres errants qui poursuivent à travers le monde, de dîner en dîner, au prix d’une fatale dyspepsie, de problématiques miracles, qui faute de mieux se bourrent de curaçao et de petits fours, grandement édifiés par sa docilité, sa déférence, sa parfaite connaissance des mystiques à la mode que tant de jolies bouches se vantent d’avoir lus sans les avoir d’ailleurs jamais ouverts, virent en elle une proie facile. Mais si grande que soit la naïveté de tels pêcheurs d’âmes, elle les avait éloignés peu à peu, les uns et les autres, par on ne sait quoi de dur que sa duplicité naturelle ne pouvait longtemps celer, et qui effrayait ces pusillanimes, habitués à tirer dans leurs filets un inoffensif fretin. La retentissante apostasie de l’abbé Connétable devait d’ailleurs la compromettre irrémédiablement, car on la savait son amie, ou peut-être quelque chose de plus. Comme il arrive à ceux que la curiosité mène au seuil de la foi et qui prétendent jouer impunément des seuls sentiments plus terribles, en dépit des apparences, que ceux des démons de l’âme, elle avait pris le goût des prêtres suspects, et ne s’en cachait pas. Elle les préférait aux autres parce qu’elle reconnaissait en eux, bien qu’approfondie par un remords dont elle ne pouvait imaginer la virulence, la même tristesse stérile, le même ennui vague et indéterminé, caressant. Car il est peu de mauvais prêtres qui répondent à l’image qu’en donnent volontiers les écrivains bien-pensants, intéressés à les peindre coutumiers du parjure, du vice et de l’impiété. Plus d’un, au contraire, a trouvé dans la rupture définitive avec le passé et dans l’expérience des sens une paix terrible.
« J’aurais dû ne pas le quitter si brusquement », se disait-elle tout en roulant péniblement sur la route en lacets qui, par six kilomètres de pente douce mais continue, monte jusqu’au col de Sabire.
Elle avait beau fouiller sa mémoire, elle ne pouvait se souvenir d’avoir jamais vu ce jeune prêtre, d’ailleurs vraisemblablement sorti depuis peu du séminaire. Et l’avoir rencontré par hasard, cette circonstance n’eût pas justifié encore l’impression extraordinaire causée par ce visage enfantin, ce regard, cette voix. « Il n’a rien dit et d’ailleurs moi non plus », se répétait-elle. Cette vaine assurance n’apaisait pas son angoisse. Le danger obscur qu’elle sentait proche, n’était pas dans le passé, mais dans le présent. Mais alors ? Au haut de la côte de Frangy, où l’on découvre une dernière fois le petit village dont elle commençait de voir briller les lumières dans le crépuscule, elle sauta de sa machine, la tourna comme malgré elle, resta un moment le cœur battant, comme poussée dans le dos par une force irrésistible. Une seconde de plus, et elle dévalait la pente, retournant là-bas, jusqu’à cette salle éclatante, à peine entrevue, où il devait l’attendre. Car n’avait-elle pas cru voir dans ses yeux la même pensée, la même interrogation muette, elle ne savait quoi de suppliant, appel ou reproche ? Ne lui eût-il parlé qu’un instant, cela eût suffi sans doute à la sauver, à rompre le charme. Il était rare qu’elle ne cédât point à ces sortes de terreurs superstitieuses que l’abus de la morphine rendait chaque jour plus tyranniques. Mais cette fois elle y vit le prétexte d’une lâcheté qui réveilla brusquement son orgueil. Elle retourna de nouveau le guidon de sa bicyclette.