XI

La nuit était tout à fait tombée, lorsque, parvenue au haut de la longue côte de Gesvres, elle aperçut les rares lumières du petit village. L’énorme masse de brume, maintenant immobile, que les derniers remous du soir avaient amassée dans la vallée ainsi qu’un fleuve invisible, les faisait paraître à une distance prodigieuse. Mais dès que Simone se fut engagée sur la pente boisée, pénétrant sans le savoir dans cet air saturé, l’illusion prit fin : elle se trouva brusquement beaucoup plus près qu’elle n’eût pensé de la lisière du parc, dont la futaie se détachait en noir sur le fond grisâtre du taillis où luisaient encore, par places, les immenses dalles polies par les eaux et qu’elle avait prises d’abord pour des flaques laissées par la pluie.

Elle s’aperçut alors qu’elle avait dépassé sans l’apercevoir le chemin pris la dernière fois et préféra ne pas perdre son temps à sa recherche. Ses yeux, habitués à l’obscurité, trouvaient aisément le passage à travers les jeunes sapins clairsemés : en continuant tout droit sa descente, elle devait nécessairement rejoindre la route de Dombasles, presque parallèle à celle qu’elle venait de quitter. Mais elle eut l’idée de faire un large crochet vers la droite pour éviter une maisonnette surgie inopinément et qu’elle avait prise de loin pour une de ces roches recouvertes d’un lichen livide. Adossée à un véritable mur de granit qui ne laissait qu’un étroit passage où elle dut s’engager, le cœur battant, cette masure semblait enfoncée à demi dans la terre, ainsi qu’un navire échoué. À travers la cloison de planches de l’étable, communiquant sans doute avec la salle – comme il est d’usage en pays montagnard – elle entendait distinctement une voix glapissante de vieille femme, gourmandant un roquet invisible qui de l’autre côté secouait furieusement sa chaîne, avec cet aboiement suraigu qui exprime l’impatience, le reproche presque humain du chien de garde impuissant à se faire comprendre d’un maître sourd aux avertissements de la nuit. Elle resta un moment, tapie dans un angle du mur, n’osant avancer ni reculer, puis elle fonça désespérément dans les ténèbres. Les aboiements redoublés de la bête durent couvrir le bruit des branches sèches et des pierres roulantes, jusqu’à ce qu’un repli de terrain lui dérobât la vue de cette maison mystérieuse dont elle chercha vainement le reflet dans la mare. Il lui était impossible de dire comment, à quel instant, l’aboiement du chien s’était tu. À une si faible distance et dans un air si pur que le bruit même de son propre souffle y éveillait comme une sorte d’écho sonore, par quel miracle n’entendait-elle plus rien, pas même le grincement des chaînes ? Ce silence inexplicable semblait la pénétrer jusqu’aux os. Elle se retint difficilement de le rompre, ne fût-ce que par un faible appel, un mot prononcé à voix basse. La route étroite luisait à ses pieds…

À ce moment, dégrisée par la peur, l’absurdité de son entreprise, la certitude de l’échec lui apparurent de nouveau avec une telle force d’évidence qu’elle ferma les yeux comme sous un choc en pleine poitrine, étouffa un gémissement. Le désespoir seul avait pu l’amener jusque-là – un désespoir dont elle n’avait jamais eu qu’à de rares minutes, une claire conscience – désespoir sans cause et sans objet précis, d’autant plus redoutable qu’il s’était lentement infiltré en elle, imprégnant ainsi qu’un autre poison plus subtil chaque fibre de sa chair, courant à travers ses veines avec son sang. Nulle parole n’eût pu l’exprimer, nulle image lui donner assez de réalité pour frapper son intelligence, tirer sa volonté de son engourdissement stupide. À peine se souvenait-elle de l’enchaînement des circonstances, liées entre elles par la logique délirante du rêve, qui l’avaient entraînée jusque-là, et pour quel dessein elle y était venue. Le seul sentiment qui subsistât dans cette horrible défaillance de l’âme était cette sorte de curiosité professionnelle apprise à l’école du vieux Ganse. Comme à ces tournants d’un livre où l’auteur ne se sent plus maître des personnages qu’il a vus lentement se former sous ses yeux, reste simple spectateur d’un drame dont le sens vient de lui échapper tout à coup, elle eût volontiers tiré à pile ou à face un dénouement, quel qu’il fût. L’angoisse qu’elle ne réussissait pas à dominer ne ressemblait d’ailleurs pas à celle de la crainte : c’était plutôt la hâte d’en finir coûte que coûte, une sorte d’impatience, si l’on peut donner ce nom à la fureur sombre, implacable, qui se fût aussi bien tournée en ce moment contre elle-même.

Ses mains tremblaient si fort qu’elle eut beaucoup de mal à soulever sa machine pour franchir le fossé peu profond qui sert de clôture au parc de Souville. Trompée par l’obscurité de la haute futaie, elle crut dissimuler assez la bicyclette en l’enfonçant de quelques pieds dans la broussaille, et commit encore l’imprudence de la laisser dressée contre le tronc d’un pin. Ne prenant même pas la peine d’éviter les pierres branlantes qu’elle entendait rouler bruyamment derrière elle sur la pente, elle atteignit l’allée principale où elle s’engagea aussitôt, sans autre souci que d’atteindre au plus vite la maison maintenant toute proche, absolument comme si elle eût été une visiteuse ordinaire. Et peut-être en ce moment était-elle cette visiteuse, en effet. Mais une rencontre inattendue allait décider de son destin.

Les mains étendues en avant pour éviter les branches basses qui secouaient sur ses épaules, au passage, une poussière d’eau, elle déboucha brusquement de la futaie, se dirigeant droit vers le perron, avec une sûreté de somnambule. Et déjà ses pieds s’enfonçaient jusqu’à la cheville dans l’herbe gluante de la pelouse, lorsqu’une voix la cloua sur place.

Comme par miracle, elle se retrouvait à la même heure, au même endroit d’où elle avait vu déjà, un soir de la dernière saison, descendre vers le village les deux ombres falotes qu’elle reconnut à l’instant – la silhouette ronde, un peu voûtée de Mme Louise, l’autre plus menue encore, sautillante, de la bonne qui, à quelque distance en arrière, se hâtait pour rejoindre la première. Simone laissa tomber son sac, pressa des deux mains sa poitrine, y enfonça cruellement ses dix griffes, et ce fut peut-être la douleur aiguë de cette sauvage caresse qui préserva, en cet instant, sa raison. Une seconde encore – une interminable seconde – elle attendit, ainsi qu’au plus creux du songe, le sursaut précurseur du réveil. Mais le spectacle qu’elle avait sous les yeux ne ressemblait en rien, hélas ! aux capricieux paysages du songe. Le crépuscule même, avec ses dernières lueurs louches, ne lui enlevait rien de l’équilibre, de la stabilité du réel. En vain, les voix s’étaient tues, les deux silhouettes fondues dans la nuit, elle ne réussissait pas à douter de leur existence. Elle restait là, une main sur les lèvres, luttant contre une espèce de nausée, moins effrayée qu’écœurée par ce sinistre caprice du hasard.

Elle marcha lentement jusqu’au perron, poussa des doigts la porte qui, après avoir obéi un moment à la pression, parut heurter contre un obstacle, revint brutalement frapper contre le chambranle. Glissant sa main dans l’ouverture, elle s’aperçut qu’une chaîne attachait la poignée de cuivre à un simple crochet fixé au mur. Elle la détacha facilement et avec si peu de précautions que les lourds maillons d’acier retombèrent avec bruit contre le panneau sonore.

Les semelles glissaient sur le carreau du vestibule, et dans la tiédeur de cette maison toujours close où se retrouvait au cœur de l’extrême automne quelque chose de l’âcre odeur de l’été, elle frissonna, claqua des dents, s’aperçut qu’elle était trempée jusqu’aux os. Sa robe collait à ses jambes, à ses cuisses, et à chaque mouvement des épaules un filet glacé coulait le long de ses reins. À la clarté d’une ridicule petite lampe, coiffée d’un abat-jour rose et placée très haut sur une étagère, un miroir lui renvoya l’image d’une sorte de mendiante hagarde, avec ses mèches pendantes, ses yeux fous, et dans tout son corps, à peine visible dans l’ombre, elle ne savait quoi de féroce et de sournois, l’attitude ramassée d’un animal prêt à l’esquive, à la fuite ou au bond. L’image même du crime.

D’un geste devenu aussi instinctif qu’un geste d’attaque ou de défense, elle porta la main à la poche doublée de peau. Tel était l’appel impérieux du monstre tapi en elle, soudain réveillé par l’angoisse, que l’idée ne lui vint même pas de quitter cette place dangereuse : c’était là-même, à l’instant, qu’il fallait tenter la dernière chance, imposer silence à la bête affolée. Du bout des dents, elle fit sauter une extrémité, puis l’autre, de l’ampoule de verre, et commença d’en verser le contenu, mais elle sentit soudain, avec un soupir de terreur, la seringue brisée sous ses doigts, tandis que le précieux liquide inondait ses mains. Rageusement, elle jeta les débris pardessus les marches du perron.

Quoi qu’il arrivât désormais, elle se sentait hors d’état d’affronter la présence de la vieille dame, et d’ailleurs, si incapable qu’elle fût en ce moment de prêter attention à autre chose qu’aux images de son sauvage délire, si longtemps liées entre elles, emportées maintenant pêle-mêle ainsi que des épaves poussées par le flot, la folie d’une telle entrevue lui apparaissait plus nettement que le matin. Mais cette conscience même, encore vague et confuse, achevait d’ébranler ses nerfs, lui enlevait toute énergie, toute pensée, tout espoir d’échapper au déroulement inexorable du cauchemar où elle était entrée par défi, d’où elle ne s’évaderait plus. Si elle eût cru avoir quelque chance d’être entendue par la vieille femme sourde, séparée d’elle par l’épaisseur des murs, elle l’eût appelée tout de suite, pour en finir. Car entre tant d’hypothèses absurdes, la fuite lui semblait à présent la plus absurde de toutes. À une certaine limite de l’exaltation nerveuse, lorsque l’épouvante même a comme trouvé son point d’équilibre – une effrayante immobilité – le plus puissant instinct de l’être vivant, celui de sa propre défense, semble aboli en effet. Il ne s’agit plus alors, pour le misérable, d’échapper à sa douleur ou à son angoisse, mais de l’épuiser. Toute folie, à son paroxysme, finit par découvrir dans l’homme, ainsi que la dernière assise de l’âme, cette haine secrète de soi-même qui est au plus profond de sa vie – probablement de toute vie.

Elle restait debout, face à son image, aussi incapable d’avancer ou de reculer qu’une somnambule qui s’éveille au bord d’un toit. La glace usée ne laissait paraître qu’une sorte de nappe diffuse, rayée d’ombre, où elle croyait voir descendre et monter sa face livide, ainsi que du fond d’une eau trouble. Un instant même, elle la chercha en vain. Elle ne distinguait plus que ses deux mains pendantes, ouvertes, pareilles à deux pâles fleurs vénéneuses, où éclatait la tache rouge des ongles. Du visage, plus de trace. Elle recula légèrement, pencha la tête à droite et à gauche, absorbée dans sa recherche. À mesure qu’elle pivotait ainsi sur les talons, la perspective des dalles noires et blanches tournait sournoisement avec elle, l’escalier monta lentement dans le miroir avec sa pomme de cuivre, le halo rose de sa lampe, la haute muraille nue, et brusquement… Dieu !

La vieille dame semblait penchée sur une marche, ainsi qu’un funèbre oiseau. Son châle, ayant glissé d’une de ses épaules, traînait jusqu’à terre, l’autre pan, recouvrant la rampe, dissimulait sa main gauche, tandis que la droite, élevée à la hauteur de sa joue, restait inexplicablement suspendue, comme attachée à un fil invisible. Jamais Simone ne l’eût crue si petite. Son visage cerné par la nuit ne semblait pas plus gros qu’un poing d’homme, et ses yeux grands ouverts avaient l’éclat dur et froid de deux minuscules billes de jais.

Était-elle là depuis longtemps ? Non, sans doute. Mais l’immobilité de cette effrayante poupée, arrêtée net dans un geste de vaine, d’impuissante colère, était telle que Simone eut l’impression de l’avoir surprise à son gîte, à la place même d’où elle l’avait épiée dès le premier pas sur le seuil de la maison maudite. La certitude – d’ailleurs insensée – d’être dupe encore en ce moment de ce ridicule adversaire, la retint seule de fuir. Elle sentait monter de ses entrailles, avec un soulagement inexprimable, une rage grandissante, capable d’anéantir tout sentiment, toute pensée, de l’anéantir elle-même. Et dans l’attente de ce qui allait venir, de ce qui viendrait sûrement, elle examinait de bas en haut, avec une attention extraordinaire, le pâle petit visage ridé, aussi immobile qu’un masque de plâtre. Était-il plus pâle que de coutume ? À mesure que ses yeux s’habituaient à l’obscurité, elle en distinguait mieux chaque détail, et tout à coup elle s’aperçut que les mille rides qui le sillonnaient, aussi nombreuses que sur la peau craquelée d’un brugnon, étaient agitées d’un frisson presque imperceptible, d’une espèce de trémulation qui lui donnait quelque ressemblance avec la face indéchiffrable de certains insectes hérissés de cils et d’antennes. L’affaissement des mâchoires, en raison sans doute de l’absence du râtelier, ajoutait encore à cette effroyable illusion. Non, cette peau parcheminée ne pouvait plus rien trahir des mouvements de l’âme, elle avait déjà sa couleur d’éternité. Le rouge des pommettes y éclatait lugubrement.

Simone ne pouvait détacher son regard des deux taches de fard, que le reflet rose de l’abat-jour fonçait encore. C’était, dans cette face lugubre, comme une raillerie féroce, un rappel dérisoire de la santé, de la jeunesse. Mais elles l’attiraient aussi, elle eût voulu y porter la main, toucher de l’ongle l’enduit vernissé… Si long qu’en soit le récit, la scène n’avait duré qu’un instant. Le premier bond de Mme Alfieri venait de la porter à mi-chemin du palier, où l’attendait le fantôme toujours immobile et muet. Elle demeura là encore une seconde, branlant la tête par un mouvement machinal, puis elle s’élança. Mais la main gauche jetée en avant ne rencontrant que le vide ; elle tomba sur les genoux en gémissant, tandis que la lampe, roulant de marche en marche, allait s’écraser sur les dalles.

Avec une agilité surnaturelle, la dame de Souville lui tournait le dos et sans pousser un cri, sans un soupir, filait le long du mur comme un rat. Si vite que se fût relevée sa redoutable adversaire, elle lui eût échappé peut-être, car le regard de Simone passait sans l’apercevoir au-dessus de la naine courbée en deux. Par malheur une porte entrouverte dessinait sur le parquet un carré de lumière où la silhouette noire se détacha une seconde. Elles entrèrent en même temps dans la chambre.

Tout usée qu’elle était, l’extraordinaire petite vieille luttait encore pour sa vie. La surprise, l’effort énorme qu’elle venait d’imposer à ses poumons, à son cœur, à ses os l’avaient empêchée d’ouvrir la bouche – ou peut-être ménageait-elle, pour cette chance suprême, sa dernière réserve d’énergie. La brusque apparition de cette fille échevelée, hagarde, couverte de boue, sa robe trempée collée au corps, était d’ailleurs trop inattendue, inexplicable. Incapable de peur et plus encore de n’importe quelle crainte superstitieuse, son premier sentiment à la vue de l’intruse avait été une colère non moins aveugle que celle de son ennemie, non moins féroce, une de ces colères froides de vieillard qui, bien plus que la terreur de la mort ou l’instinct de conservation, avait galvanisé un moment ses faibles forces. Même quand elle sentit sur sa nuque le souffle de la forcenée, ce sang-froid qu’elle avait toujours gardé jadis, au temps de ses courses périlleuses à travers le monde, ne l’abandonna pas encore. En un éclair, Simone vit la main grise, menue comme celle d’un singe, avec ses ongles peints, lui passer sous le nez pour, d’une chiquenaude, écraser la flamme d’une de ces veilleuses, dites « Pigeon », dont le globe vola en éclats, et aussitôt elle entendit grincer la crémone de la fenêtre, tandis qu’une voix grelottante, irréelle, pareille au grincement d’une poulie d’horloge, essayait de monter peu à peu jusqu’au cri.

Elle ne pensa pas que personne n’était à portée d’entendre ce dérisoire appel. Qu’importe ! Elle ne voulait plus qu’échapper coûte que coûte à un cauchemar intolérable. Ainsi dans son enfance, elle ne pouvait voir une bête blessée sans l’achever aussitôt dans une sorte d’exaltation nerveuse, presque mystique, à laquelle les siens, attendris, donnaient volontiers le nom de pitié.

La chose se fit d’ailleurs avec la promptitude, la sûreté, l’inexorable précision des gestes de l’instinct, et dans un prodigieux silence. Le faible cri était à peine arrivé à ses oreilles, qu’elle se laissa comme tomber dessus, l’étouffa de tout son poids. L’élan les fit glisser toutes deux sur le carreau ciré chaque jour, poli comme une glace, et la main droite de Simone se posant par hasard sur un objet lourd et froid – elle sut plus tard que c’était l’un des chenets de bronze – elle frappa droit devant elle, posément, sauvagement. Le frêle corps qu’elle tenait serré entre ses jambes trembla deux fois. Tout se tut.

Elle se releva sur les genoux, dégrisée, avec un horrible soupir. Sa peau, glacée tout à l’heure, brûlait de fièvre et la même chaleur presque insupportable et qui lui parut pourtant délicieuse, circulait dans tous ses membres. Elle n’éprouvait absolument aucun remords. L’acte qu’elle venait de commettre lui était devenu brusquement comme étranger. Les prétextes qu’elle s’était donnés jadis, le péril couru par son amant, le salut d’Olivier, tout cela n’était que mensonge. Contre la ridicule victime étendue à ses pieds, elle n’avait jamais réellement senti aucune haine. La seule haine qu’elle eût vraiment connue, éprouvée, consommée jusqu’à la lie, c’était la haine de soi. Comme tout cela était clair ! Pourquoi s’en avisait-elle si tard ? Elle s’était haïe dès l’enfance, d’abord à son insu, puis avec une ambition sournoise, hypocrite, l’espèce de sollicitude effroyable dont une empoisonneuse peut entourer la victime qu’elle se propose d’immoler un jour. Sa révolte prétendue contre la société – qui avait trompé le vieux Ganse après tant d’autres – n’était encore qu’une des formes de cette haine. Elle ne s’était jamais pardonnée, elle ne se pardonnerait jamais d’avoir échoué là où réussissaient beaucoup de femmes qui ne la valaient pas, mais qui avaient su agir, tandis qu’elle n’avait que rêvé, sans parvenir à dominer ses rêves. Ils avaient envahi sa vie, étouffé son âme, sa volonté. Depuis le premier éveil de l’adolescence, ils pompaient ses forces, épuisaient sa sève. Même si la pauvreté ne l’avait pas enchaînée au destin du vieux Ganse, la liberté n’eût retardé que de peu l’écroulement de cette vie intérieure aussi fausse, aussi truquée que ces constructions élevées en quelques semaines par les entrepreneurs d’Expositions universelles. Encore ces bâtisses de plâtre ne sont-elles que posées sur un sol qui garde au-dessous d’elles sa solidité, sa force. Au lieu que les mensonges, volontaires ou non, étaient sortis de sa propre substance, étaient sa substance même, ainsi que les hideuses proliférations du cancer. Loin de la sauver, le travail n’avait fait que surexciter jusqu’au paroxysme la faculté maudite, le noir génie qui devait peu à peu dévorer son âme. L’expérience de l’invention littéraire, de son mécanisme en apparence mystérieux mais au fond sommaire, presque grossier, l’avait éclairée tout à fait – la suprême illusion s’était effacée, en même temps que le dernier espoir. Ce qu’elle appelait désormais sa vie méritait-il encore ce nom ? Pouvait-elle même se flatter d’avoir jamais vécu ? Que les autres crussent en elle, qu’importe ! Elle n’y croyait plus. Et voilà qu’elle s’avisait brusquement que l’idée du crime – on n’oserait dire sa tentation – lui était venue au moment précis où elle s’était vue elle-même jouant ses rôles, avait cessé d’être dupe – si peu que ce fût – de ses propres grimaces. Oui, elle s’était crue à peine distincte, à peine plus réelle – ou moins vivante peut-être – que les personnages qu’elle sentait grouiller comme des larves au fond de ses ruminations monotones, et que la puissante volonté de Ganse réussissait seule à tirer de ces limbes. De tous les moyens qu’elle avait imaginés pour sa délivrance, le crime restait le dernier à sa portée, à la mesure de sa révolte impuissante. La victime comptait peu. Le mobile moins encore. Il suffisait qu’il flattât son orgueil, car elle n’eût assurément pas tué pour voler. Même sanglant, le vol restait le vol. Au lieu qu’un meurtre prémédité, longuement mûri, froidement exécuté, assumé sans remords, consomme au plus juste prix cette rupture totale, définitive, avec la société des hommes, son ordre détesté. C’est une manière de suicide, moins la chute immédiate, le vertigineux glissement vers le néant. Du moins, laisse-t-il un répit, si court sait-il – ne durât-il que le temps de jouir un instant de cette solitude sacrée qui ressemble à celle du bonheur ou du génie.

Elle en jouissait maintenant. Et il ne lui déplaisait pas de penser que cette jouissance était précaire, que la société bafouée saurait bientôt venger son injure. La disproportion entre la gravité de l’acte qu’elle venait de commettre et sa pauvre joie mêlée de satiété, de dégoût – pareille à celles qui suivent toute forte dépense de l’être, malédiction sur l’homme, cercle infernal, dérision – commençait d’éveiller dans son cœur une rage sourde qu’elle tournait peu à peu contre elle-même. En cet instant, elle n’eût pas fait un geste pour fuir, et à la vérité, elle jugeait déjà toute fuite inutile. Son imagination n’était jamais allée au-delà du meurtre, et voici que, le meurtre accompli, elle découvrait – ainsi qu’au détour d’une route – une perspective nouvelle. Il fallait qu’elle achevât ce qu’elle avait commencé, car cette dernière scène donnerait seule au drame son sens. En un éclair, elle se vit debout devant ses juges, comme à présent devant sa chétive proie, immobile, muette, les yeux mi-clos, n’opposant à l’accusation que silence et mépris, un inflexible silence. L’idée de reprendre demain l’ancienne vie au point où elle l’avait laissée – dans le minuscule appartement détesté ou, pourquoi pas ? à la table du vieux Ganse – lui semblait trop ridicule pour qu’elle s’y arrêtât. Et tout à coup, rien ne lui parut plus facile, merveilleusement simple et facile, que d’attendre le retour de la gouvernante – avec au cœur, déjà, ce pincement de curiosité, d’impatience, qu’elle reconnaissait bien, qu’elle avait senti chaque fois aux heures décisives, et par exemple en face d’un autre cadavre, celui du bel amant à la tempe crevée, dans la chambre de palace, avec ce sang noir sur la carpette bleue, la fade odeur mêlée au parfum de l’ambre et du tabac anglais.

Elle ramassa la lampe tombée à terre, chercha vainement son sac, et pensant qu’il avait dû lui échapper dans l’escalier, sortit tranquillement de la chambre, tâta chaque marche une à une, ne le retrouva qu’au bas du perron, déjà trempé de rosée. Elle remonta du même pas, alluma son briquet sans même prendre la peine de fermer les volets, regarda froidement à ses pieds. La dame de Souville était étendue face contre terre. Son châle, arraché dans la lutte, laissait à découvert la nuque grise, absolument intacte. Le chenet de bronze l’avait atteinte beaucoup plus bas, presque entre les deux épaules où une large tache sombre aux bords luisants, s’étalait sur l’étoffe de serge noire. Le cou bizarrement dévié vers la gauche donnait à la tête une position si singulière qu’elle paraissait presque détachée du tronc.

Aussi naturellement qu’elle eût accompli une besogne indifférente, elle prit le léger cadavre entre ses bras, le porta machinalement jusqu’au lit. C’est alors que, glissant sa main par-dessous à la hauteur des épaules, elle sentit la vertèbre céder sous ses doigts.

Autour d’elle la chambre avait repris son aspect paisible, familier. Très vaste, elle semblait vide. Des bûches d’un bois vert achevaient de se consumer en sifflant et crachant au fond de la haute cheminée de briques avec son encadrement de pierre tendre, polie comme le marbre. À l’autre extrémité de la pièce, face au lit, un bureau Louis XVI, dépouillé de ses cuivres, était encore encombré de papiers dont le courant d’air avait éparpillé une partie sur le carreau. Par l’entrebâillement de la porte, Mme Alfieri vit qu’un certain nombre, plus légers avaient même dépassé le seuil, jonchaient les marches de l’escalier. Elle alla les ramasser, puis du même geste machinal, descendit fermer la porte d’entrée, remit la chaîne à son crochet. Elle semblait agir ainsi sans aucun dessein – du moins conscient – ou peut-être par un ressentiment confus.

Ces précautions prises, elle rentra dans la chambre, ferma la fenêtre, tira les rideaux de cretonne dont l’odeur vieillotte, un peu poivrée, remplit la pièce. Il lui semblait qu’elle n’avait plus désormais qu’à attendre le retour des deux femmes. Elle imaginait, non sans une secrète, une inavouable complaisance, leur effroi, leurs cris, leur fuite éperdue, l’arrivée des rustres, leurs questions auxquelles elle n’opposerait que ce dédaigneux silence. Et tout à coup un trait de lumière : Mainville.

Chose extraordinaire, incroyable, depuis des heures le souvenir de son amant s’était comme effacé de sa pensée. L’acte qu’elle venait de commettre paraissait même l’avoir aboli. Il surgissait maintenant de nouveau, mais ainsi qu’une pâle image, incapable d’éveiller en elle un autre sentiment qu’une pitié encore vague, confuse, et pourtant déjà déchirante. Non, ce n’était pas pour cet enfant sans cœur, la jolie bête féroce et caressante, qu’elle allait donner sa vie ! Mais le mensonge de son triste amour se dissipant peu à peu, elle comprit qu’elle avait chéri en celui-ci comme en l’autre, une sorte de faiblesse complice. Et une pitié, jamais ressentie, crevant son cœur, parut inonder sa poitrine d’un jet si brûlant qu’elle y porta les deux mains, avec un cri de douleur. Les larmes jaillirent de ses yeux.

Elle se laissa tomber en face du petit bureau, appuya dessus ses deux coudes, la tête entre les mains. Il fallait fuir maintenant, coûte que coûte, fuir à tout prix. C’est du moins ce qu’elle s’efforçait de répéter à voix basse, comme pour se familiariser de nouveau avec un dessein si différent de celui qu’elle avait formé un moment plus tôt. Le désordre de son esprit était si grand qu’elle ne réussissait même pas à se représenter, si vaguement que ce fût, la route parcourue à travers le parc. Le changement d’itinéraire, presque insignifiant pourtant, lui paraissait un obstacle insurmontable. Pour ne pas se perdre, elle n’imaginait rien d’autre que descendre à tout risque jusqu’au village, pour y reprendre la route déjà parcourue jadis et, contournant le parc, atteindre le chemin de Sommièvre, où elle avait laissé sa machine. Mais lui laisserait-on le loisir de cet énorme détour ? Et d’ailleurs elle ne se faisait aucune idée nette du temps écoulé depuis le crime. Elle se leva en titubant, les mains pressant ses tempes, le regard fixé sur la muraille grise. C’est alors qu’elle aperçut à la hauteur de son front un papier fixé au mur par une épingle. Elle le lut d’abord sans en comprendre le sens, puis se décidant tout à coup, alla jusqu’au seuil, jeta un dernier regard sur l’escalier, vit chaque chose en ordre, et ferma la porte derrière elle à double tour.

C’était tracé d’une écriture un peu tremblée, mais avec minutie – chaque paragraphe séparé par un large blanc – un compte rendu des courses faites à Souville sans doute au cours de la journée, suivi de ces quelques lignes, le tout évidemment des mains de la gouvernante :

« Je vais maintenant chez Sauvestre, je paierai aussi la note du charbon, puis nous irons probablement aider Philomène à mettre en ordre le presbytère. Si nous ne sommes pas rentrées à 6h30, veuillez fermer la porte, j’ai la clef. Je ferai le compte de Madeline, vous l’aurez demain matin avec le relevé des factures. Votre déjeuner ne sera pas prêt avant 8 heures à cause de la messe. N’oubliez pas votre potion à minuit. J’ai changé l’eau de la carafe. Je vous souhaite respectueusement une bonne nuit. »

L’affreuse ironie de ces derniers mots ne l’émut guère. Son cœur affolé battait violemment contre ses côtes et elle sentait dans la bouche cette même saveur salée, ce goût de larmes. Elle était libre jusqu’au matin ! La dame de Souville devait se coucher de bonne heure, ou du moins consigner sa porte. En son absence, peut-être, la gouvernante appelée au village avait pu laisser ce papier. Ou plus probablement en agissait-elle ainsi d’ordinaire avec sa vieille maîtresse sourde qui, en dépit d’une cataracte menaçante, voyait mieux qu’elle n’entendait. Quoi qu’il en fût, pour la première fois depuis le matin, le hasard venait de servir Simone et d’une manière merveilleuse. Comme à chaque heure capitale de sa terrible vie, elle sentait brusquement renaître en elle cette espèce de lucidité à peine humaine, une attention décuplée, la ruse et la force d’une bête.

Fouillant les tiroirs, elle en dispersa le contenu à travers la chambre, l’éparpilla du bout de sa bottine. La serrure de l’armoire lui donna plus de peine, mais elle réussit cependant à la forcer en s’aidant d’un coupe-papier de bronze. D’une pile de linge, un portefeuille s’échappa, roula sur les carreaux. Il était plein de billets de banque, en liasses soigneusement ficelées, qu’elle glissa dans son corsage. Et comme son regard faisait une dernière fois le tour de la chambre l’idée lui vint que la présence du cadavre sur le lit s’accorderait peu avec l’hypothèse du vol suivi de crime commis par quelque rôdeur. Sans répugnance, elle reprit la morte entre ses bras, l’étendit à la place où elle était tombée. L’oreiller n’avait pas une goutte de sang.

Juste à ce moment la chaîne de la porte d’entrée claqua bruyamment contre le mur.

Elle dut attendre deux heures, deux mortelles heures, tapie au fond du cabinet de toilette, dont elle avait entrouvert la fenêtre. Sa dernière chance eût été de tenter ce saut, d’échapper à travers le parc, dans la nuit. Mais l’arrivée des deux femmes, leurs pas assourdis, le chuchotement de leurs voix inégales, avaient seuls troublé un moment le silence de la maison grise. Longtemps après elle crut entendre de nouveau le léger grincement des semelles sur les dalles du vestibule, puis très loin d’elle, à l’étage supérieur sans doute, le claquement d’un volet. Tout se tut.

Elle se retrouva dans le parc, tremblante, non de peur mais de soulagement, d’impatience, d’audace, d’une espèce de joie terrible. Et cette ivresse, loin de l’étourdir, décuplait ses forces, semblait donner à tous ses sens une finesse, une puissance presque surnaturelle. Bien que l’obscurité fût profonde – la lune à son dernier quartier n’apparaissait que rarement et pour peu de temps aux rares brèches creusées entre d’énormes nuages aux franges livides – elle retrouva aisément le sentier. Mais la crainte de s’engager trop avant dans le taillis sur les roches glissantes, la fit obliquer vers la gauche, et débouchant brusquement à l’entrée de la route, elle calcula qu’elle devait se trouver beaucoup plus loin qu’elle n’avait prévu de la cachette où elle avait dissimulé sa machine. D’ailleurs, l’obscurité s’était faite tout à coup plus profonde, à peine distinguait-elle à ses pieds le sol plus clair. Et soudain…

Jamais elle ne s’expliqua comment il avait pu venir ainsi sur elle, sans bruit, par un chemin pierreux. La vérité est qu’un second hasard, plus imprévisible encore que le premier, les mettait de nouveau en présence et dans des conjonctures si rigoureusement semblables qu’elle pouvait se croire le jouet d’un rêve.

Le prêtre était descendu un moment plus tôt de la carriole qui l’avait amené et, parvenu à quelques pas du sentier qui mène au presbytère, il s’était arrêté pour réparer sa lampe de poche – un cadeau de ses élèves. Embarrassé par sa valise, il se reprochait de ne pas l’avoir laissée dans la voiture, avec la malle qui devait lui être apportée le lendemain matin. Depuis son départ de Grenoble, il semblait qu’une malchance ridicule s’acharnât sur lui, et chaque effort pour y échapper n’aboutissait qu’à l’asservir davantage à on ne sait quel persécuteur facétieux. Mille fois fou, le coche manqué, de n’avoir pas décidé de coucher tranquillement à Bragelonne. Mais plus fou encore d’avoir prétendu évaluer avec exactitude la durée d’un voyage à travers des pays sauvages où, le soleil couché, on ne rencontre plus une âme.

Après avoir inutilement tourné et retourné la lampe entre ses doigts gelés par la bise, il essaya de revisser, à tout hasard, la minuscule ampoule. Elle s’alluma tout à coup, et au même instant…

La gerbe de lumière venait d’atteindre Simone comme une balle, en plein visage, et elle crut en sentir le choc. L’expression de ce visage devait être terrible, car le malheureux prêtre faillit laisser échapper la lampe, et elle se mit à trembler si fort entre ses mains que le mince faisceau, frappant çà et là, enveloppa toute la scène et lui-même d’un halo livide.

– Vous… dit-il. Vous…

Avant même que sa silhouette fût sortie de l’ombre, elle avait reconnu sa voit – cette inoubliable voix qui avait saisi son âme, quelques heures plus tôt, d’un présage sinistre – et elle cherchait son regard dans la nuit avec épouvante. Nul mensonge ne lui vint aux lèvres, et d’ailleurs, elle eût jugé vain n’importe quel mensonge. Ce prêtre fantastique, surgi deux fois des ténèbres, savait tout. Une seule chance lui restait peut-être, reconnaître sa funèbre puissance, s’avouer vaincue…

Share on Twitter Share on Facebook