V Au Callyx-Bar

Le Callyx-Bar, situé dans une rue toute proche de la place de la Madeleine, est un de ces établissements au luxe criard et à l’aménagement ultra-moderne tels que, depuis plusieurs années, il s’en est fondé dans les quartiers de Paris où l’on s’amuse. Dirigé par une tenancière sans scrupule et fréquenté par une clientèle interlope, il est l’un des endroits où se retrouvent de préférence les rastas chics et les métèques inquiétants à l’affût de fructueuses aventures.

On y rencontre aussi quelques fêtards qui, par snobisme inconscient, se plaisent en ces compagnies regrettables, en ces promiscuités dangereuses, et trouvent « bien parisien » de s’entretenir dans le plus hideux argot avec les demoiselles aux mœurs faciles qui, juchées sur de hauts tabourets, semblent rechercher l’oubli de leur misère morale dans la dégustation de boissons fortement alcoolisées.

Ce jour-là, vers trois heures, le Callyx-Bar était presque vide… Dans un coin, à l’écart, un homme de vingt-huit à trente ans, assez joli garçon, vêtu avec une élégance d’un goût douteux, les doigts chargés de bagues clinquantes, et la cravate ornée d’une perle trop grosse pour être vraie, était attablé auprès d’une jeune femme brune d’une rare beauté, et qui… immobile… le regard sombre et le visage anxieux, semblait plongée dans une profonde rêverie que son voisin, visiblement préoccupé lui-même, semblait décidé à respecter.

Machinalement, celui-ci s’était emparé d’un journal qui traînait sur la banquette et s’était mis à le parcourir d’un air détaché, distrait, indifférent… Mais bientôt, son attention parut s’éveiller… Ses sourcils se froncèrent, sa bouche prit une expression d’amertume encore plus grande ; et, passant la feuille à sa compagne, il fit, tout en lui désignant un écho de première page :

– Lis… c’est très intéressant.

Avec un geste nerveux, la jeune femme s’empara du journal… Presque aussitôt ses traits reflétèrent une expression d’émotion farouche, haineuse… tandis que ses lèvres remuaient automatiquement, répétant chaque mot de l’entrefilet :

La mort du banquier F… a eu un mystérieux épilogue… Rompant ses fiançailles avec M. de la R…, la fille du regretté financier a disparu après avoir donné toute sa fortune aux pauvres… Les uns la disent entrée dans un couvent… les autres partie en Amérique. Mystère !…

– Tout cela, fit la belle créature en haussant les épaules, ne ressuscitera pas Favraux et ne nous rendra pas ses millions.

– En attendant, je me demande ce que nous allons devenir, scandait l’homme, visiblement désemparé.

– Dire que notre plan a failli réussir, reprenait Marie Verdier… L’avais-je assez affolé, ce cher Favraux ! Il allait m’épouser, moi, l’institutrice de son petit-fils… Je me faisais assurer par contrat les deux millions qu’il m’avait offerts de lui-même ! Six mois après, j’étais veuve !…

Puis, enveloppant son amant d’un regard qui était tout le crime, elle soupira :

– On peut le dire : nous avons passé à côté du bonheur !

Mais, redevenant soudain ce qu’elle était encore un an auparavant, c’est-à-dire, la belle, l’impérieuse Diana Monti, l’habituée des tripots cosmopolites et la soupeuse des casinos méditerranéens, elle fit :

– Il ne s’agit pas de se laisser abattre. Dès à présent, il faut songer à l’avenir. Tu viens de me dire que tu avais rendez-vous ici avec le marquis César de Birargues ?

– Je l’attends.

– Qu’est-ce que ce marquis ?

– Un jeune snob que j’ai connu il y a quelque temps au cercle mixte de la rue Washington, une nuit qu’il perdait gros… J’étais en fonds ; je lui ai prêté cinquante louis qu’il m’a rendus le lendemain… Nous sommes devenus une paire d’amis… Il me prend pour le baron Moralès et ne m’a jamais demandé ni mon extrait de naissance ni mon casier judiciaire. C’est un très gentil garçon… pas fier… fêtard en diable… bien fils à papa… colossalement riche et suffisamment poire pour qu’en s’y prenant adroitement, nous en tirions la forte somme.

– Parfait ! Parfait ! scandait la Monti, fort intriguée.

Moralès poursuivait :

– Il m’a confié l’autre soir qu’il était fort épris d’une jeune et « honneste » dame qui affiche une inattaquable vertu.

Il n’acheva pas…

César de Birargues s’avançait vers lui, daignant atténuer l’expression volontairement impertinente de son visage, par un sourire quelque peu familier.

Moralès se levant fit avec effusion :

– Cher marquis… voulez-vous me permettre de vous présenter mon amie… Mademoiselle Diana Monti… l’artiste lyrique dont je vous ai déjà parlé ?

– Mademoiselle… tous mes compliments, ravi… enchanté…, affirma le « roi du cotillon » en dévisageant Diana derrière son monocle, d’un air connaisseur et satisfait.

– Veuillez vous asseoir… marquis…, invitait gracieusement la Monti.

Tandis que César s’installait en face d’elle, Moralès attaquait sur un ton d’égalité parfaitement familière :

– Et ces amours ?

– Eh bien, justement, ça ne va pas, répliquait le « roi du cotillon » dont la naïveté égalait parfois l’orgueil.

Fort habilement, l’aventurière déclarait :

– Messieurs, si vous avez à parler de choses intimes, permettez-moi de me retirer.

Mais César, galamment, protestait :

– Du moment que vous êtes l’amie du baron Moralès, je ne dois pas avoir plus de secrets pour vous que je n’en ai pour lui.

Encouragé par un rapide coup d’œil de sa maîtresse, le rasta insinua aussitôt :

– Vous avez raison cher ami, car Diana peut nous être d’un excellent conseil.

– J’en suis persuadé, acquiesçait César qui, poussant l’inconscience jusqu’à son extrême limite, fit à Diana et à Moralès le récit de sa rencontre avec Jeanne Bertin, terminant par cette déclaration emphatique : Vous me direz que je suis complètement idiot… c’est fort possible… Mais je suis amoureux comme un collégien… et je sens très bien que si cette femme me repousse, la vie me deviendra absolument insupportable.

– Vous dites que cette personne est professeur de piano de Mademoiselle votre sœur ? interrogeait Diana.

– Parfaitement.

– Par qui lui a-t-elle été présentée ?

– Par l’intermédiaire de l’abbé Villetot, vicaire de Saint-Philippe-du-Roule. J’ai su également qu’elle avait fait passer quelques annonces dans les journaux…

– Et elle demeure ?

– 10, impasse Saint-Ferdinand, à Neuilly.

Avec un aplomb inouï, Diana formula :

– Si vous voulez m’écouter, marquis, avant quarante-huit heures, cette femme vous appartiendra.

– Est-ce possible ? sursauta César.

– Vous pouvez avoir confiance en Diana, insinuait Moralès, c’est une femme extraordinaire.

Le « roi du cotillon » reprenait :

– J’en suis persuadé… Cependant, je suis curieux de savoir comment mademoiselle va s’y prendre.

– Cela vous coûtera dix mille francs, posa cyniquement la Monti.

Et, considérant avec une expression d’ironie discrète César de Birargues qui semblait complètement ahuri, elle poursuivit :

– Vous allez voir combien c’est simple… Nous faisons enlever la belle… Laissez-moi vous expliquer… Nous faisons enlever la belle… tout doucement… tout gentiment… par des gens qui s’y connaissent… Je réponds de leur tact et de leur discrétion… Je vous préviens… Vous arrivez… Vous la sauvez… La reconnaissance la jette dans vos bras… et le tour est joué.

– Vous voyez ! faisait constater Moralès, ce n’est pas bien difficile…

César, devenu songeur, gardait un silence hésitant, partagé entre la crainte des responsabilités et l’acuité de son désir.

– Peut-être, observa Moralès, trouvez-vous que dix mille francs c’est trop cher ?

Piqué au vif dans sa vanité, César regimba.

– Pas du tout… Il n’y a pas de question d’argent pour moi… Mais… un enlèvement, c’est grave !

– Premièrement, la personne est majeure, rassurait Diana… Secondement, je puis vous affirmer que tout sera si bien réglé et si bien mis en scène, que nul ne soupçonnera que vous êtes l’instigateur du complot. D’ailleurs, je ne vois que ce moyen. Il est classique… Neuf fois sur dix, il réussit, vous auriez bien tort de refuser.

– Je verrai.

– Ces choses-là demandent à être exécutées promptement…, pressait la Monti. Et il ne tient qu’à vous que, dès demain, tout soit terminé.

– Dès demain ?

– Si vous acceptez, nous vous téléphonerons l’endroit où nous aurons emmené la belle.

– J’ai besoin de réfléchir.

– Soit, acquiesça l’ancienne institutrice qui comprenait que mieux valait ne pas brusquer les choses.

Et, tendant la main à César, elle ajouta :

– Vous pouvez, marquis, compter sur nous comme sur vous-même.

… Le soir, vers dix heures… dans sa garçonnière de l’avenue de Villiers, où Diana Monti était venue se réfugier après son départ des Sablons, Moralès recevait le billet suivant :

Mon cher baron,

Comme convenu, je vous envoie ci-joint un chèque de cinq mille francs pour l’exécution de mes projets. Je vous remettrai pareille somme… à la livraison.

Très cordialement vôtre.

CÉSAR DE BIRARGUES.

– Et maintenant, fit Diana, à l’ouvrage !

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