I À bord de l’Aiglon

Lorsque Judex mit le pied sur le brick-goélette l’Aiglon, il n’avait rien perdu de son calme admirable… On eût dit qu’il n’éprouvait aucune espèce d’inquiétude de s’être livré ainsi sans défense à ses ennemis…

Persuadé que, grâce à son argumentation aussi logique que sensée, il avait convaincu Diana Monti de la nécessité pour elle de lui rendre Favraut et ne doutant pas un seul instant qu’il viendrait facilement à bout du banquier dont il ignorait d’ailleurs le prompt retour à la raison, Jacques de Trémeuse n’éprouvait donc aucune crainte non seulement au sujet de sa propre sécurité, mais encore sur le résultat du plan qu’il avait si audacieusement conçu et si énergiquement exécuté.

Et puis, n’était-il pas soutenu par la pensée de Jacqueline… par l’amour profond, immense, que l’adorable créature lui avait inspiré et que, désormais, il savait partagé ?

Cet amour avait déjà accompli un miracle que longtemps il avait cru lui-même impossible.

Il avait attendri un cœur que l’on aurait pu croire à jamais fermé à tout autre sentiment qu’à celui de la vengeance.

Il avait désarmé Mme de Trémeuse au point de ressusciter en elle des sentiments de tendresse humaine et de charité chrétienne que la haine semblait avoir pour toujours étouffés…

Et Judex… dans l’ardeur d’une passion qui empruntait à son caractère façonné par une éducation spéciale une sorte de mysticisme d’un autre temps… et de chevalerie d’un autre âge, avait l’impression très nette qu’une puissance invisible et tutélaire accompagnait ses pas, veillait à tout instant sur lui et était prête à le protéger contre les atteintes de ses ennemis.

En ce moment, il n’était plus le justicier patient et secret qui s’entoure de toutes les précautions, a recours à toutes les ruses, et s’enveloppe de tous les voiles indispensables pour dissimuler son identité et favoriser son action… Il n’y avait plus qu’un apôtre de l’amour… qui ne veut devoir qu’à l’amour le triomphe de sa volonté… et le bonheur de sa vie.

Dès qu’il fut sur le pont, Diana Monti, tout en affectant une courtoise déférence qui prenait même par instants les allures d’un craintif respect, s’approcha de Judex et fit, en lui désignant l’amorce d’un escalier qui conduisait à l’intérieur du navire :

– Veuillez descendre dans cette cabine… et m’attendre un instant… Il est indispensable que je prépare Favraut à se trouver en votre présence et surtout que je le décide à vous accompagner. Cela sera difficile, très difficile même… Mais vous pouvez compter sur moi. Je tiens à vous le répéter, nous sommes entièrement d’accord, et plus je réfléchis, plus je me dis que vous avez trouvé la meilleure solution à cette affaire.

Et appelant le capitaine, qui, dans l’ombre, rôdait aux alentours, elle lui ordonna sur un ton qui prouvait qu’elle tenait à son entière merci l’interlope et singulier marin :

– Martelli, conduisez monsieur jusque chez moi.

Et elle ajouta :

– Ne donnez aucun ordre à personne… avant d’en avoir conféré avec moi.

Tandis que Judex, de plus en plus persuadé qu’il avait réussi dans sa négociation avec les bandits, suivait le patron du bord, l’aventurière rejoignait Moralès qui, costumé, lui aussi, en matelot, avait assisté, dissimulé à l’avant derrière un tas de cordages, à l’accostage du canot qui ramenait Diana Monti et… Jacques de Trémeuse.

Le fils du vieux Kerjean avait immédiatement reconnu Judex.

Quelle que fût sa surprise… il s’était bien gardé d’intervenir, car il redoutait autant l’autoritarisme de son impérieuse maîtresse, qu’il avait confiance dans les multiples ressources de son esprit infernal.

Cependant, il avait hâte d’avoir l’explication de cette nouvelle énigme… Et lorsqu’il vit Diana se diriger de son côté, il s’avança rapidement vers elle, demandant avec anxiété :

– Ah ! ça, comment se fait-il ?…

Mais il n’en dit pas davantage.

La misérable, tout de suite, l’interrompit en disant avec force :

– Tais-toi !

Puis, le saisissant par le bras, elle l’entraîna dans un coin isolé du pont et lui parla à voix basse.

Moralès, qui semblait plus que jamais l’esclave de la terrible femme, se contenta de scander les paroles de sa maîtresse de quelques signes de tête approbatifs… puis tous deux disparurent dans l’entrepont et s’en furent frapper à la porte de la cabine réservée à Favraut.

Celui-ci qui, peu à peu, depuis son émouvante rencontre avec Jeannot, avait reconquis presque toutes ses facultés intellectuelles, était encore l’objet d’une dépression physique assez considérable… Cependant, la certitude d’avoir reconquis sa liberté et de revoir bientôt sa fille et son petit Jean lui avait rendu quelque force… Et c’est avec une impatience fébrile qu’il attendait le résultat de la démarche qu’il avait tentée le jour même par l’intermédiaire de Diana Monti, qu’il considérait comme sa libératrice, et vers laquelle il se sentait attiré de nouveau par un sentiment de passion intense auquel se joignait une infinie reconnaissance.

– Eh bien ? interrogea-t-il avidement dès qu’il vit entrer l’aventurière et Moralès dans sa cabine.

– Mon ami…, fit l’ex-institutrice d’une voix qu’elle cherchait à rendre pleine de douceur, je commence par vous dire que madame votre fille et votre cher petit Jean sont en parfait état de santé, et que vous ne devez avoir aucune espèce d’inquiétude à leur sujet. Mais vous ne les verrez pas ce soir.

– Pourquoi ? ponctua le banquier dont le visage s’était aussitôt assombri.

– Parce que madame votre fille n’a pas reçu votre lettre.

– Votre envoyé n’a donc pas pu parvenir jusqu’à elle ?

– Non !

– Comment se fait-il ?

– Il en a été empêché.

– Par qui ?

– Par Judex.

– Encore… toujours cet homme ! s’écria Favraut avec un geste de rage.

Mais tout de suite, persuasive, câline même, Diana Monti reprenait :

– Ne vous énervez pas, mon ami… vous allez mieux, beaucoup mieux… Il ne faudrait pas risquer de retomber malade juste au moment où, je ne saurais trop vous l’affirmer, vous allez reconquérir tout le bonheur que vous avez perdu. Écoutez-moi donc avec beaucoup de calme… D’ailleurs, tout va pour le mieux et vous ne tarderez pas à vous en apercevoir.

Rassuré par les paroles enveloppantes de la perfide créature, Favraut fit, en lui prenant la main :

– Vous… au moins… vous êtes mon amie… vous me l’avez prouvé, je ne l’oublierai pas.

Diana reprit, en baissant les yeux, avec un air de fausse modestie :

– Mon frère et moi, nous sommes trop heureux d’avoir pu vous arracher aux mains de nos ennemis, et, pour ma part, je m’estime suffisamment récompensée en vous voyant près de moi.

– Merci ! mon amie ! oh ! oui, merci de toute mon âme, fit le père de Jacqueline avec une vive effusion.

Puis, il ajouta :

– Vous avez raison, ma chère amie… il faut que je sois calme… très calme… Mon cerveau, en effet, n’est pas encore très solide… Il y a des moments où j’ai comme des trous dans la pensée… Aussi je veux me laisser guider entièrement par vous… Continuez, je vous en prie.

Et l’aventurière qui, avec une habileté vraiment machiavélique, était en train de réaliser le nouveau plan que, par suite de l’apparition de Judex sur la jetée, elle s’était immédiatement tracé, poursuivit aussitôt :

– Je tiens à vous le répéter : Mme Jacqueline Aubry et Jeannot sont en parfaite sécurité ! Judex les a récemment amenés à Sainte-Maxime dans une propriété où ils sont entourés, je dois le reconnaître, de tous les égards possibles. Mais en attendant, ils lui servent d’otages.

– Il faut les délivrer.

– C’est à quoi, mon frère et moi, nous allons nous employer.

– Judex est un adversaire terrible.

– Il n’est plus à redouter.

– Comment cela ?

– Il est entre nos mains.

– Que me dites-vous là ?

– Judex est ici… dans la cabine du capitaine Martelli. Il est venu pour traiter de votre rançon. Il m’a offert un million pour que je vous rende à lui. J’ai si bien feint d’entrer dans ses vues… de céder à ses arguments qu’il n’a pas hésité à me suivre à bords de l’Aiglon.

– Je veux le voir !… exigeait Favraut d’un accent impérieux, farouche.

– Vous y tenez beaucoup ?

– Absolument.

– J’aurais tant voulu vous épargner cette émotion… déclarait hypocritement l’aventurière.

– Je veux le voir ! Je le veux, insistait Favraut.

– Eh bien, cette entrevue aura lieu.

– Tout de suite…

– Tout de suite… Cependant, mon ami, insinuait l’astucieuse créature, permettez-moi de vous mettre en garde contre les menées de cet homme… qui ne va pas manquer de nous blâmer, mon frère et moi, et de chercher à nous salir à vos yeux en inventant contre nous les plus lâches et les plus perfides calomnies.

– Soyez tranquille, je saurai lui répondre.

– Il est tellement habile.

– Je ne le crains pas…, affirmait le banquier… Et puis, vous serez là tous deux pour me défendre.

– Désormais…, fit simplement l’aventurière – sûre maintenant de son influence sur Favraut –, Judex vous appartient. Il est à votre merci. J’aurais pu nous en débarrasser tout de suite. Mais j’ai mieux aimé vous laisser la joie de prendre vous-même votre revanche. C’est donc à votre tour de prononcer le verdict, à votre tour d’être impitoyable. Soyez sûr que votre arrêt sera fidèlement exécuté.

Et, mettant le comble à son infâme hypocrisie, l’ex-institutrice ajouta :

– Rappelez-vous, mon ami, que si vous voulez, désormais, vivre heureux, et si vous tenez à revoir vos enfants, il faut que ce Judex disparaisse à tout jamais de la scène du monde.

– Il disparaîtra.

– Il faut que vous soyez sans pitié.

– Je le serai !

Et le banquier qui, dominé par l’infernale créature, sentait revivre en lui tous ses appétits de férocité instinctive, s’écria d’une voix rauque :

– Il mourra !… oui, il mourra !… et je ne regrette qu’une chose, c’est de ne plus être assez fort pour l’étrangler de mes propres mains.

– Alors, venez ! fit l’aventurière dont le visage rayonnait du plus criminel des triomphes.

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