II Mensonge et vérité

Sûre désormais de son succès, Diana Monti allait livrer l’assaut suprême avec tout l’aplomb cynique d’un joueur qui a su, en faisant sauter la coupe, mettre tous les atouts dans son jeu.

Ouvrant toute grande la porte de la cabine où attendait Judex, elle lança sur un ton solennel et dans une attitude théâtrale :

– Monsieur Favraut… voici votre bourreau… voici l’homme qui séquestre votre fille !

À ces mots, Judex ne répondit que par un sourire de froide et tranquille ironie.

Il avait compris.

L’aventurière démasquait entièrement ses batteries… Et ce procédé n’était nullement fait pour lui déplaire.

La situation se présentait ainsi nette et franche et ce fut d’une voix qui ne révélait pas la moindre inquiétude que Judex répliqua :

– C’est la bataille… eh bien, soit, je l’accepte.

Et, enveloppant de son regard tout de loyauté admirable le père de Jacqueline qui le considérait avec une expression de haine farouche, il fit de sa belle voix grave, harmonieuse :

– Monsieur, je tiens avant tout à m’inscrire en faux contre les assertions de cette femme. Mme Jacqueline Aubry et son fils ne sont nullement séquestrés par moi. Et si j’ai cru devoir leur offrir l’hospitalité dans ma maison, où ils sont en parfaite sécurité… ce n’était nullement pour en faire des prisonniers… mais uniquement pour leur permettre d’échapper à des bandits qui voulaient les assassiner tous les deux.

Et désignant Diana et Moralès, qui à la suite de Favraut étaient entrés dans la cabine, il fit avec un accent de force superbe et de dignité incomparable :

– Et ces bandits, les voilà.

– Je ne m’abaisserai même pas à vous démentir…, sifflait l’aventurière.

– J’affirme…, reprenait Judex, que vous, Diana Monti, et votre amant, Robert Kerjean…

– Mon amant ! ricana l’ex-institutrice…

– Oui, votre amant !…

– Assez ! interrompit violemment Favraut… Je ne sais qu’une chose… c’est que ceux que vous accusez m’ont rendu la liberté et sauvé la vie.

– Si vous ne me croyez pas, déclarait Judex, suivez-moi à Sainte-Maxime… Je vous mettrai en présence de votre fille à laquelle je suis décidé à vous rendre… et vous verrez si elle ne confirmera pas elle-même les accusations que je ne crains pas de porter contre ces deux gredins.

– Je ne vous suivrai pas ! s’écriait le marchand d’or.

– Pourquoi ?

– Parce que je ne veux pas tomber dans le piège que vous me tendez.

– Je ne vous tends aucun piège ! répliqua Judex. La preuve, c’est que je suis venu ici sans autre arme qu’un carnet de chèques… que voici, et qu’en échange de votre liberté, je suis prêt à payer un million à cette femme, qui réellement vous tient en son pouvoir et qui n’a pas reculé et ne reculera devant aucun crime pour s’emparer de votre fortune.

– Je ne vous crois pas ! s’obstinait le banquier complètement subjugué par le regard infernal dont l’enveloppait savamment l’ancienne institutrice.

– Si votre fille était ici…, affirmait Judex, elle vous crierait que je dis la vérité.

– Eh bien ! rugit Favraut, allez la chercher.

– Mais oui, appuyait Diana, allez… allez donc.

Mais Judex ripostait :

– Puisque vous avez recouvré la raison, vous comprendrez, Favraut, que la place de votre fille n’est pas auprès de ces gens-là. D’ailleurs, elle n’arriverait pas jusqu’ici. Ces misérables trouveraient bien moyen de la tuer en route…

– Vous voyez, constatait Diana… il n’y a rien à faire. Si Judex veut vous emmener, ce n’est pas pour vous rendre à votre fille, c’est pour vous plonger de nouveau dans un cachot dont vous ne sortirez jamais. Il a espéré vous acheter avec un million… Mais il avait compté sans mon attachement pour vous. Et maintenant, mon ami, que vous avez en mains toutes les pièces du procès, jugez à votre tour… condamnez !… De même que nous avons été là pour vous défendre… nous serons là pour vous venger !…

– Favraut ! Favraut ! s’écria Judex en un élan d’emportement magnifique, vous ne voyez donc pas que cette femme sue le mensonge par tous les pores et qu’elle ne respire que le crime ?

Et s’adressant à Moralès, il poursuivit avec véhémence :

– Et, toi, malheureux, toi qui sais… toi que j’ai vu pleurer de remords et de honte dans les bras de ton père… toi qui lui as tant juré devant moi que tu voulais redevenir un honnête homme, et qui as été assez insensé pour retomber au pouvoir de cette femme… non, il ne se peut pas que tu ne m’aides pas à faire triompher la vérité contre le mensonge… Il ne se peut pas que, dégringolant jusqu’au dernier échelon du crime, tu demeures plus longtemps le complice ou plutôt l’instrument aveugle d’une misérable qui va te conduire à l’échafaud !

À ces mots, Moralès avait blêmi… Était-ce de colère ou de honte ?

Judex n’eut pas le temps de le constater…

Diana, tirant de sa poche un sifflet, en tira un son aigu et prolongé, et, avant que Judex ait eu le temps de se mettre sur la défensive, Martelli et deux matelots aux figures de bandits faisaient irruption dans la cabine et, se jetant traîtreusement sur Jacques de Trémeuse, le ligotèrent, le bâillonnèrent… puis l’attachèrent solidement – après lui avoir mis un épais bandeau noir sur la figure –, au pilier central qui soutenait le toit de la cabine.

Alors, entraînant Favraut, Diana, après avoir adressé un signe mystérieux au capitaine du brick-goélette, remonta sur le pont…

– Eh bien… que vous disais-je ? fit-elle au banquier…

Et, avant d’entendre sa réponse, elle martela :

– Croyez-vous que j’avais raison !… Cet homme est le démon incarné… Mais maintenant qu’il est en notre pouvoir, rien ne pourra l’en arracher… et nous lui ferons subir à notre tour, et au centuple, toutes les souffrances qu’il vous a fait endurer.

– Diana !… Diana ! s’écria le père de Jacqueline, entièrement dominé par la diabolique ensorceleuse.

Mais il ne put continuer… Brisé par l’émotion, il chancela… puis, s’appuyant au bastingage, il murmura :

– Je me demande si je ne rêve pas… et si je ne vais pas m’éveiller tout à coup dans cet atroce cachot… où j’ai failli devenir fou… Ah ! Diana… c’est atroce… atroce !

– Allez vous reposer, mon ami… Dormez tranquillement ; votre réveil ne sera troublé par aucune surprise fâcheuse. Loin de là ! Vous trouverez votre amie à votre chevet, vous souriant de toute sa pensée affectueuse… de tout son dévouement sans limites.

Et lui montrant les matelots qui, sous la direction du capitaine, commençaient à larguer les voiles… et se livraient à différentes manœuvres annonciatrices d’un prochain départ, elle fit de cette voix enveloppante sous laquelle elle savait si bien dissimuler son insondable perversité :

– Nous allons emmener Judex à quelques milles d’ici… en pleine mer… où nous pourrons, en toute sécurité, régler avec lui définitivement nos comptes. Nous reviendrons ensuite chercher votre fille et votre petit-fils. Allez, mon ami… allez… Puisse cette nuit être la plus douce de votre existence… puisqu’elle sera le prélude du bonheur sans mélange que je vous prépare et que vous aussi vous allez me donner !

De ses lèvres tremblantes, le banquier effleura le front de Diana, qui, doucement, l’emmena jusqu’à sa cabine… en le laissant, sur le seuil, lui prendre encore un hésitant baiser.

Alors… remontant sur le pont, elle murmura, atrocement cynique :

– Allons, tout va bien !… Et nous allons pouvoir travailler tranquilles !

Et, se heurtant à Moralès, qui la guettait caché derrière un tas de caisses vides, elle fit rudement :

– Qu’est-ce que tu fais là, toi ?

– J’attendais.

– Quoi ?

– Que tu aies fini de roucouler ton duo d’amour avec Favraut.

– Je te dispense de ces plaisanteries stupides… Tu connais le but que nous poursuivons… nous devons l’atteindre par tous les moyens… Par conséquent… tais-toi…

– Je ne dis rien.

– Mais tu n’en penses pas moins !

– Cependant, Diana, je crois que je t’ai bien secondée dans toute cette affaire et que, cette fois-ci, tu n’auras pas de reproches à m’adresser.

– Je reconnais que tu n’as pas été trop mal…, admettait l’aventurière.

– Enfin.

– Pourtant, tout à l’heure, lorsque Judex t’a parlé de ton père… tu as encore pâli… et tu t’es mis à trembler à un tel point que j’ai cru que tu allais flancher encore… Aussi je me demande…

– Quoi ?…

– Rien !

– Dis, au contraire.

– Eh bien, je me demande si tout à l’heure tu auras le courage de balancer par-dessus bord ce Judex exécré.

– Judex l’a dit, Diana… tu me conduiras…

– À l’échafaud !…

– Non, en enfer.

– Pas de grands mots, mon petit Mora… Puis-je compter sur toi ?

– Tu le sais bien.

– Alors, je t’aime !

Un baiser infâme scella ce pacte suprême… tandis que l’Aiglon appareillait dans la nuit.

*

* *

De la terre, divers témoins suivaient, à la clarté de la lune qui s’était assez rapidement dégagée des nuages, les évolutions du navire qui commençait à s’éloigner lentement.

C’était d’abord Cocantin, qui, demeuré sur la jetée, avait vu Miss Daisy Torp exécuter son plongeon magistral, et s’éloigner ensuite, nageuse intrépide, dans la direction du brick-goélette.

Jamais, comme en ce moment, Cocantin n’avait regretté de ne pas savoir nager.

Et, songeant aux joies qu’il eût éprouvées en accompagnant sa bien-aimée dans son raid nautique, et en partageant les dangers que la jolie Américaine n’allait pas manquer de courir, il se lamentait :

– Décidément… c’est idiot… À quoi pensent les parents de ne pas apprendre à nager à leurs enfants ! On ne devrait accorder aucun diplôme à quiconque ne sait pas nager. On devrait rayer des listes électorales quiconque ne sait pas nager. On devrait faire payer un impôt de cinq cents francs par an à quiconque ne sait pas nager.

Et Cocantin, se montant, ne cessait de répéter, en brandissant avec désespoir le chapeau, le manteau et les souliers de miss Daisy :

– Ne sait pas nager !… Ne sait pas nager !

Et, tout à coup, une question se posa à son esprit bouleversé :

– Et l’empereur… lui, savait-il nager ?

Tout de suite il se répondit à lui-même :

– Je ne crois pas… sans cela, avec son courage et son audace, il eût certainement essayé de s’évader de Sainte-Hélène. S’il ne l’a pas fait… c’est qu’il ne le pouvait pas.

Et quelque peu réconforté par cet illustre exemple, il se prit à murmurer d’un air mi-chagrin, mi-résigné :

– C’est égal, je ne me doutais pas que mon rendez-vous d’amour tomberait ainsi dans l’eau.

Et là-bas… à une fenêtre du premier étage de la villa de Trémeuse, deux femmes, elles aussi, regardaient ce navire qui commençait à évoluer dans la baie.

C’étaient Jacqueline et Mme de Trémeuse.

Toutes deux, en constatant que Jacques ne revenait pas, se sentaient envahies par une mortelle inquiétude.

Elles n’osaient échanger leurs impressions… tant elles craignaient de s’effrayer l’une l’autre.

Mais la même pensée angoissante les étreignait.

– Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé malheur !

C’est que, de l’observatoire où elles étaient placées… à l’aide d’une puissante jumelle, elles avaient pu remarquer, autour de ce navire ancré dans la baie, les allées et venues du canot…

À un moment même, lorsque la lune était sortie des nuages, Jacqueline eut l’impression qu’elle apercevait, comme en un sillage argenté, la silhouette si caractéristique de Judex.

Elle ne put retenir un cri étouffé.

– Il me semble que je l’aperçois…, fit-elle.

– Mon fils ?

– Oui… monsieur Jacques.

– Où donc ?

– Dans une barque qui s’approche du bateau. Peut-être les misérables qui ont enlevé mon père l’ont-ils emporté là… et M. Jacques s’en va le chercher.

Vite Mme de Trémeuse s’empara à son tour de la lorgnette.

Mais l’embarcation avait disparu… contournant le brick-goélette.

– Je ne vois rien…, déclara-t-elle.

– Sans doute me serai-je trompée…, murmura la fille du banquier.

Mais lorsque l’Aiglon largua ses voiles et qu’elle le vit lentement, majestueusement prendre le large, Jacqueline qui venait d’avoir une intuition si exacte de la vérité, sentit son cœur se serrer encore davantage.

Il lui sembla que ce navire emportait toutes ses espérances.

Et… cette fois… malgré elle, elle prononça d’une voix tremblante :

– Mon Dieu… sauvez-le… protégez-le.

Sombre et silencieuse… la fille des Orsini contemplait la mer.

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