V Judex !

– Oui, c’est moi, fit Jacques de Trémeuse en s’avançant vers le marchand d’or qui, déjà envahi par une terreur folle à la vue de son ennemi, sentait sa raison prête à l’abandonner encore.

Mais avec un accent que Favraut ne lui connaissait pas, tant il lui semblait empreint de la plus noble miséricorde, Judex s’empressait de déclarer :

– Calmez-vous, monsieur Favraut… et surtout n’ayez aucune inquiétude. Vous n’avez plus rien à redouter de moi. Ainsi que je vous l’ai dit tout à l’heure, si je vous ai rejoint sur ce bateau, ce n’était nullement dans l’intention de vous replonger dans un cachot, mais au contraire, pour vous rendre à vos enfants, en pleine et entière liberté de vos décisions et de vos actes. Vous avez mieux aimé écouter les affirmations aussi perfides que mensongères de cette Marie Verdier, et de son amant, oui, monsieur Favraut, de son amant… Vous vous étiez livré à ces deux aventuriers pieds et poings liés… leur sacrifiant ainsi votre fille et votre petit-fils qu’ils se préparaient à assassiner au moment où, tombant dans le guet-apens qu’inconsciemment vous aviez aidé à organiser, ils allaient accourir vers vous.

« Et cette misérable… qui n’en a jamais voulu qu’à votre or, qu’à vos millions et qui vous eût sacrifié délibérément, dès qu’elle serait entrée en possession de votre fortune… quand elle m’a vu, attaché à ce pilier et dans l’incapacité absolue de tenter le moindre effort pour me défendre, comme elle a bien cru toucher au but… comme elle a été convaincue que son plan infernal était enfin réalisé… selon son rêve !

« Ah ! Favraut !… Favraut !… si vous aviez remarqué à ce moment son regard… regard de haine terrible… regard de triomphe diabolique… où flambait toute l’atroce lueur du crime… vous auriez compris à votre tour… et, au lieu de savourer la joie que vous causait le spectacle de mon impuissance et la certitude de ma mort prochaine, vous eussiez tremblé pour vous-même… et vous eussiez compris que désormais c’était cette femme qui voulait vous perdre et moi qui voulais vous sauver.

« Mais non, aveuglé à la fois par le ressentiment que je vous inspirais et la passion que cette créature a su allumer en vous, vous avez assisté aux préparatifs de ma mort avec la joie sauvage, féroce, d’un coupable qui non seulement est à jamais certain de toute impunité, mais voit l’homme qui l’avait condamné à la prison perpétuelle, condamné à son tour à mort.

« Et tous vos mauvais sentiments… tous vos instincts criminels… qui avaient disparu sous l’angélique et divine caresse de votre petit-fils, se sont réinstallés en vous. En un mot, vous êtes redevenu le marchand d’or cupide, le brasseur d’affaires impitoyable… vous vous êtes abaissé au rang de cette aventurière abominable. Elle vous eût mis un couteau dans la main en vous disant : Frappe ! que vous lui auriez immédiatement obéi… car vos yeux reflétaient la même lueur de crime… oui, vos yeux ressemblaient aux siens… Et c’est ainsi que vous avez failli vous-même, après avoir savouré ma chute que vous croyiez mortelle, vous faire le bourreau de votre fille et de son enfant.

Et dominant Favraut, qui le contemplait avec épouvante, Judex acheva :

– Mais Dieu n’a pas voulu que ces deux innocents fussent sacrifiés à votre lâcheté aveugle, à votre haine exacerbée. Mes liens ont été brisés à temps pour me sauver malgré ces gens, et malgré vous. Favraut, je ne reviendrai pas sur mon verdict de grâce.

« Cessez donc de trembler ainsi. Je vous l’ai dit, je vous le répète, et vous ne tarderez pas à en avoir la preuve… désormais, vous n’avez plus rien à craindre de moi.

– Non… non… reprenait le banquier d’une voix sourde… farouche. Non, ce n’est pas possible.

– Pourquoi n’est-ce pas possible ?

– Parce que je sais qui vous êtes.

– Eh bien ?

Le marchand d’or, courbant le front, avoua :

– Jacques de Trémeuse ne peut pas me pardonner !

– Certes…, reprenait Judex, j’avais le droit de me montrer inexorable… et loyalement, je dois vous dire qu’élevé, ainsi que mon frère, dans la haine de celui qui avait tué notre père et à jamais brisé le cœur de l’épouse la plus pure et la mère la meilleure, rien ne m’eût détourné de la vengeance que nous avions résolu d’exercer contre vous, si un ange n’était pas venu à votre secours…

– Ma fille !… balbutia le banquier en joignant instinctivement les mains.

Car… rien qu’à la noblesse d’émotion et à la profondeur de sentiment que Judex avait témoignées en prononçant cette dernière phrase, le père de Jacqueline avait enfin compris que son ennemi était sincère et qu’il n’avait plus rien à redouter de lui.

– Oui… votre fille ! accentuait Jacques de Trémeuse. En attendant qu’elle vous confirme tout ce que je viens de vous dire, qu’elle vous mette sous les yeux la preuve des accusations que j’ai portées contre l’infâme Marie Verdier… laissez-moi vous dire ce qu’elle est… car vous ne vous en êtes jamais douté un seul instant… Elle a grandi… vécu près de vous… sans que vous daigniez jeter un regard attendri sur elle… sans que vous ayez jamais eu à son égard d’autres projets que ceux que vous jugiez utiles à vos intérêts… vous servant d’elle comme d’un moyen de plus pour la réussite de vos entreprises… n’hésitant pas à la livrer, comme vous alliez le faire, à un individu que vous saviez non seulement criblé de dettes, mais sali de toutes les tares, capable de toutes les félonies, mûr pour tous les crimes, puisque j’en ai fait justice au moment où il allait devenir un assassin.

Maintenant, complètement subjugué par cette parole précise et puissante, Favraut écoutait, sans l’interrompre, Judex qui poursuivait :

– Je vous ai dit la vérité. Une fois que vous allez avoir reconquis cette liberté que je vous rends au nom de votre fille et de votre petit-enfant, vous agirez envers moi, envers tous, dans la plénitude de votre indépendance reconquise. Je ne ferai rien… vous m’entendez, absolument rien pour me soustraire aux responsabilités que j’ai encourues. Puissent ces deux êtres, auxquels vous devez déjà votre salut matériel, vous apporter aussi le salut moral dont vous aurez besoin pour reprendre en paix le cours d’une existence qui, je l’espère pour vous encore plus que pour les autres, sera toute de repentir, de réparation et de bonté.

Et, désignant d’un geste large, l’horizon qui commençait à s’empourprer des premiers feux de l’aurore, Jacques de Trémeuse acheva :

– Favraut… c’est un jour nouveau qui se lève pour vous. Soyez digne de la lumière qu’il vous apporte… du bonheur qu’il va vous donner. Je n’ajouterai qu’un mot : Le châtiment que vous avez subi n’est rien en comparaison de vos crimes. Je ne souhaite qu’une chose, pour ceux qui vous aiment… pour ceux que maintenant vous allez enfin savoir aimer… c’est que ce châtiment suffise à Dieu comme il m’a suffi à moi-même.

Et le marchand d’or, bouleversé par cette parole, qui le pénétrait d’un sentiment nouveau, inconnu… bégaya en un sanglot cette phrase, montrant qu’enfin touché par le regret, il comprenait à la fois ce qu’il avait été, et ce qu’il aurait dû être :

– Ah ! si j’avais su… si j’avais su !…

*

* *

Diana Monti, toujours affalée sur le banc, dans la cabine du capitaine Martelli, n’avait cessé de donner les marques du plus profond abattement.

Sous la surveillance de Miss Daisy Torp qui, fidèle à la mission que lui avait confiée Judex, ne la quittait pas des yeux… elle n’avait pour ainsi dire par bougé… se contentant, par instant, de faire entendre quelques plaintes douloureuses… et gardant sa tête cachée entre ses mains comme si elle voulait se dérober au regard de l’Américaine.

L’aventurière donnait ainsi l’impression d’une femme qui, résignée à son sort, n’a plus à opposer à l’infortune qui l’accable que la passivité du découragement le plus complet.

Et cependant… la misérable n’avait pas désarmé.

Loin de là…

Elle concentrait au contraire sa pensée sur un but unique : échapper à Judex.

Mais comment ?

L’astucieuse créature n’avait pas été longtemps embarrassée…

En effet, elle s’était dit :

– Je vais employer pour m’évader de ce navire le même procédé qui m’a déjà si bien servi pour me sauver du moulin des Sablons. Quand je sentirai que l’Aiglon s’est considérablement rapproché de la terre, je trouverai bien moyen de me débarrasser de ma gardienne… En un bond je grimperai sur le pont et, sans hésiter, je piquerai une tête dans la mer… Quoi qu’il arrive, je suis assez bonne nageuse pour me tirer d’affaire. Que ferai-je ensuite ? Je l’ignore. L’essentiel pour moi est de me tirer des griffes de l’ennemi.

Une fois sa résolution arrêtée en principe, une question se posa dans l’esprit de l’aventurière :

– Comment me débarrasser de ma gardienne ?

Diana Monti s’était tout de suite rendu compte qu’elle avait affaire à très rude partie… Attaquer de front une pareille adversaire lui semblait d’une imprudence extrême.

D’abord, elle risquait très vraisemblablement de ne pas être la plus forte, puis, le bruit de la lutte ne manquerait pas d’attirer l’attention de Judex, et, depuis la défection du capitaine Martelli et de son équipage, elle savait qu’elle ne pouvait plus compter sur personne pour la défendre.

Restait la ruse… et sur ce terrain, même au milieu de la terrible épreuve qu’elle traversait, l’ex-institutrice se sentait tout à fait à son aise.

Son plan fut vite tracé.

Il ne restait plus qu’à l’exécuter.

Avec un calme extraordinaire, un sang-froid étonnant qui montraient que non seulement elle n’avait pas désarmé mais qu’elle était encore en possession de toutes ses facultés criminelles, l’aventurière calcula le temps dont le brick-goélette avait besoin pour se rapprocher à une distance raisonnable de la terre.

Puis, quand elle eut la conviction qu’il ne se trouvait plus qu’à deux ou trois cents mètres du rivage… elle se leva… comme si elle était en proie à une soudaine et irrésistible douleur…

Puis, portant sa main à sa gorge, elle s’écria la bouche contractée… les yeux révulsés, l’écume aux lèvres :

– J’étouffe… j’étouffe !… au secours… à moi… je vais… mourir.

Et tournoyant sur elle-même, elle s’abattit lourdement sur le plancher de la cabine.

Instinctivement, Miss Daisy Torp se précipita.

C’était l’instant qu’attendait la misérable.

En effet, tandis que l’Américaine se penchait vers elle… Diana se releva d’un bond de panthère… Puis, d’un vigoureux coup de tête en pleine poitrine, elle envoya rouler à l’entrée de la soupente la fiancée de Cocantin qui, surprise par cette attaque aussi traîtresse qu’inattendue, n’avait pas eu le temps de se mettre en garde.

Alors, prompte comme l’éclair… Diana, dont la vitalité nerveuse était décuplée par sa volonté ardente d’échapper à Judex… courut à la porte… l’ouvrit, escalada les marches et se trouva sur le pont…

Courant droit au bastingage, elle grimpa sur le sabord… et, en un plongeon audacieux, disparut dans les flots.

Mais Miss Daisy Torp, immédiatement remise de l’attaque brusquée dont elle venait d’être la victime, apparut à l’entrée de la cabine au moment où l’aventurière piquait une tête dans la mer.

Elle gagna à son tour le bastingage…

Elle aperçut la Monti qui, en brasses précipitées, s’éloignait de l’Aiglon vers la terre.

Alors, sans hésiter, elle « pique » aussitôt dans la mer… se lançant à son tour à la poursuite de celle qui vient de lui échapper.

Diana cherche à la gagner en vitesse.

Mais bientôt elle s’aperçoit que la splendide nageuse qu’est Miss Daisy s’approche d’elle de la façon la plus inquiétante.

Bientôt les deux femmes ne sont plus qu’à quelques mètres de distance.

Une lutte terrible et sans merci va s’engager.

Car Diana, en un geste désespéré, a résolu d’accepter la bataille.

L’ondine a rejoint l’aventurière… Toutes deux, en un cri de défi… se saisissent… s’empoignent… s’étranglent… puis disparaissent bientôt, enlacées en une mortelle étreinte… sous les flots qui se sont refermés sur elles.

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