IV La revanche de l’honneur…

Tandis que Moralès s’en allait exécuter ses ordres et tombait, à son tour, d’une façon aussi inattendue, dans le guet-apens si promptement et si merveilleusement organisé, Diana, accoudée contre le bastingage, et croyant enfin toucher au but qu’elle s’était assigné, se laissait aller à toute la joie perverse qui, en ce moment, faisait vibrer tout son être.

Maintenant, en effet, les millions de Favraut, objets de toute sa convoitise, ne lui apparaissaient pas comme un mirage lointain et fugitif dont l’incertaine conquête exigerait de multiples et formidables efforts tout en l’exposant aux pires dangers… Non… ils étaient là, tout près d’elle… elle n’avait plus que la main à étendre pour s’en emparer… Aucun obstacle ne se dressait plus entre elle et cette fortune colossale… tant et tant désirée.

Et tandis que l’Aiglon, dont les voiles s’étaient gonflées sous l’action de la brise, gagnait le large, elle se disait…

– Dans quelques instants, Judex aura à tout jamais disparu dans la mer… Demain, je me serai débarrassée de Jacqueline et de l’enfant, sans que ce demi-fou, que restera désormais Favraut, se doute de quelque chose. D’ailleurs, s’il le faut, je me chargerai bien de lui faire perdre le peu qui lui reste de tête. Quant à Moralès… malgré ses défaillances… il m’aura bien servie…

Et, avec une sorte de volupté perverse et qui ne connaissait pas de limites, elle songea, tandis qu’un sourire indéfinissable entrouvrait ses lèvres :

– Et puis… C’est bon de se sentir aimée à un tel point par un homme qui s’est fait aussi volontairement votre esclave et que l’on sent toujours prêt à risquer sa vie pour un de vos baisers.

Pendant qu’elle se livrait à ces réflexions, l’Aiglon continuait à gagner le large… et bientôt les feux de la côte n’apparurent plus au loin que comme des petites lueurs indécises et vacillantes.

Diana… après avoir contemplé longuement la mer dont elle croyait si bien, dans un instant, faire sa complice discrète… se dirigea vers le capitaine.

– Martelli ?… fit-elle de sa voix impérieuse, le moment est venu d’exécuter entièrement le marché que vous avez conclu avec moi.

À ces mots, le forban de la Méditerranée eut un ricanement et, d’une voix canaille, il répliqua :

– Je suis prêt… Seulement…

– Seulement quoi ?

– Ne croyez-vous pas que ce petit travail mérite une petite gratification supplémentaire ?

– Moralès ne vous a donc pas remis ?…

– Si… cinq cents francs tout à l’heure.

– Eh bien ?

– Vous allez être très riche… Vous pourriez bien doubler la somme. D’autant plus que je vais être obligé de donner de fortes parts à mes hommes.

Et, comme l’aventurière le regardait avec un air de mépris sévère, Martelli ajouta :

– Dame… balancer un homme à la mer… c’est une besogne qui se paie… et cher, encore… dans tous les pays du monde.

Diana, qui avait hâte d’en finir ne voulut point marchander.

Elle tira de la poche de sa vareuse de laine une liasse de billets qu’elle remit au capitaine qui s’en empara… tout en disant :

– J’étais sûr que nous finirions par nous entendre. Je vous remercie tout de même.

– Où est Moralès ? interrogeait l’ex-institutrice.

– Je l’ai vu regagner sa cabine…, déclarait Martelli. Voulez-vous que je l’appelle ?

– Non, c’est inutile… il pourrait encore avoir une crise de sensibilité. Mieux vaut nous passer de lui. Et maintenant, agissons…

Comme s’il n’attendait que cet ordre, le capitaine fit entendre un sifflement aigu… prolongé.

Aussitôt, deux hommes, deux vrais écumeurs… qui descendaient certainement en ligne directe de ces féroces pirates qui, aux siècles passés, infestaient la Méditerranée, s’empressèrent d’accourir à l’appel de leur chef qui, en un patois spécial, leur ordonna :

– Allez me chercher l’homme en question… et faites vite, n’est-ce pas ?

Silencieusement… mais avec une promptitude qui révélait une soumission parfaite, les deux matelots dégringolèrent l’escalier qui conduisait à la cabine où, une demi-heure auparavant, ils avaient ligoté eux-mêmes Judex au pied du pilier central.

Judex et Miss Daisy Torp, cachés dans l’alcôve-soupente et prêts à intervenir en cas de besoin, les virent pénétrer dans la cabine, s’approcher de Moralès qu’ils détachèrent du mât et remontèrent sur le pont, sans avoir enlevé le voile noir qui entourait son visage.

Diana et Martelli les attendaient.

Le capitaine n’eut qu’un geste, mais un geste effroyable dans sa laconique signification…

Il leur désigna la mer.

Alors, les deux gredins, sans la moindre hésitation, précipitèrent l’homme ligoté dans les flots…

Puis… ils s’éloignèrent accompagnés de leur patron avec l’air satisfait de gens qui viennent d’accomplir une besogne toute simple et toute naturelle.

Diana, demeurée seule, penchée au-dessus du bastingage, regardait avec une fixité d’hallucinée l’endroit où le corps avait disparu.

Avec une joie féroce elle grinçait :

– Bon voyage dans l’éternel, monsieur Judex… Tu as cru que tu serais plus fort que moi… mais c’est moi qui ai remporté la victoire.

Et, d’un ricanement sinistre, elle accompagna les derniers bouillonnements de l’onde… répétant avec un accent de haine effroyable, que rien ne pouvait désarmer :

– Bon voyage ! Judex… Bon voyage !…

Mais une ombre venait de se dresser devant elle… en même temps qu’une main s’abattait sur son épaule.

Brusquement, l’aventurière se retourna…

Un cri de terreur et de colère s’échappa de sa gorge.

Judex était devant elle, la dominant de sa haute taille, l’écrasant de son regard superbe.

– Lui ! Vous ! grinça-t-elle.

– Oui, moi !

– Mais alors, qui vient-on de jeter à la mer ?

Jacques de Trémeuse répondit :

– Votre victime n’est autre que votre complice… Robert Kerjean…, dit Moralès.

– Misérable ! grinça l’ex-institutrice.

Mais, encore révoltée, elle ajouta :

– Je n’ai pas dit mon dernier mot. J’ai ici des hommes qui me sont tout dévoués… et qui ne me laisseront pas assassiner par vous.

– Nous allons bien voir ! soulignait flegmatiquement Judex…

– À moi !… au secours !… à moi !…

Martelli et ses hommes s’empressèrent d’accourir.

Judex, revolver au poing, s’était aussitôt jeté entre Diana et eux.

– Le premier qui bronche…, lança-t-il d’une voix métallique…, je lui brûle la cervelle.

À l’apparition inattendue de cet homme extraordinaire, qui venait d’échapper si miraculeusement à la mort et les dominait de toute la hauteur de son attitude altière et de son admirable dignité, l’équipage de l’Aiglon était demeuré comme pétrifié.

Profitant de l’effet qu’il venait de produire sur ces gens frustes et presque sauvages, Judex attaqua aussitôt en désignant Diana, qui s’était accrochée au bastingage, ivre de fureur, écumant de rage :

– Combien cette femme vous a-t-elle donné pour que vous deveniez ses complices ?

Et comme tous se taisaient, Judex, braquant son revolver dans la direction de Martelli, scanda :

– Allons, voyons, répondez !

– Cinq mille francs…, fit le capitaine de l’Aiglon, sur lequel Jacques de Trémeuse avait conquis d’un seul coup un irrésistible ascendant.

– Eh bien, reprit Judex, moi je vous en donne cinquante mille… plus une prime de mille francs par homme si vous passez à mon service. Et moi je ne vous demanderai pas d’assassiner les gens, mais de les sauver.

À ces mots une sourde rumeur s’éleva du groupe des matelots… de plus en plus impressionnés.

– Allons, décidez-vous !… ordonnait impérieusement le justicier.

– Qui me garantit que vous vous exécuterez ? interrogeait Martelli, ébloui par les mirifiques promesses de Judex.

– Je m’appelle Jacques de Trémeuse…, définit le jeune homme avec un accent d’incomparable noblesse.

Et, tirant son portefeuille de sa poche, il fit :

– Je puis d’ailleurs vous donner un acompte.

– Non… cela va bien, déclarait le forban entièrement conquis.

– Alors… je puis compter sur vous ?

– Absolument.

– Sur tous vos hommes ?

– Sur tous mes hommes.

– En ce cas, attendez mes ordres…, concluait Judex avec autorité.

Et, désignant Diana Monti complètement effondrée, il ajouta :

– J’ai un dernier compte à régler avec madame.

Tandis que Martelli et ses hommes, enchantés de l’aubaine, regagnaient l’avant du navire… Jacques, prenant l’ex-institutrice par le bras, lui dit :

– Suivez-moi !

– Vous allez me tuer…, grinça la misérable.

– Suivez-moi… vous dis-je.

La tête baissée, Diana Monti se laissa guider par Judex, qui la conduisit jusqu’à la cabine du capitaine… où l’attendait l’Américaine.

– Miss Daisy…, fit-il, je vous confie ma prisonnière… Veillez sur elle et évitez qu’elle ne se livre à quelque fâcheuse extrémité. Je veux la ramener vivante à terre.

En proie à un profond abattement, Diana se laissa tomber sur un coffre.

Mais pas une larme ne jaillit de ses yeux… Seuls la crispation de ses traits, le rictus infernal de ses lèvres montraient jusqu’à quel point la souffrance mordait à son tour l’infernale créature.

Tranquillement, en homme qui se sent désormais entièrement maître de l’heure, Judex avait regagné le pont… et ordonnait de remettre le cap vers la terre.

Le forban de la mer, tout à la discrétion de Jacques de Trémeuse, s’empressa d’obéir.

Désormais, il lui était tout aussi attaché qu’il semblait, quelques instants auparavant, dévoué aux intérêts de Diana Monti.

Il était de ceux qui ont pour principe de se vendre au plus fort enchérisseur.

Judex l’avait immédiatement compris.

Voilà pourquoi il se sentait à présent entièrement maître à bord de l’Aiglon.

– J’ai bien fait, se dit-il, de suivre mon inspiration première.

Et il ajouta, avec un tressaillement de bonheur qui donna à sa figure une expression véritablement surhumaine :

– Jacqueline va être heureuse ! Et moi, de même que j’avais fait mon devoir en m’emparant de son père, je l’accomplis encore en le lui rendant sans parjure.

Tandis que le navire évoluait dans la direction de Sainte-Maxime, Jacques de Trémeuse gagnait la cabine de Favraut… dont il ouvrit doucement la porte…

Le banquier, étendu sur une couchette, semblait reposer paisiblement.

– Laissons-le…, se dit Judex. Inutile de troubler son sommeil.

Et il allait se retirer… lorsque tout à coup le banquier se dressa sur son séant et, dans un cri rauque, étranglé, il articula, comme en proie à une soudaine hallucination :

– Lui !… Lui !… Je le vois !… C’est Judex ! Judex !…

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