III La vérité

Dès qu’il avait eu connaissance de la lettre adressée par Favraut à sa fille, Jacques de Trémeuse s’était dit :

– Ce n’est point sous les traits de Vallières que j’irai à ce rendez-vous.

« C’est Judex qui s’y trouvera à l’heure dite.

Et, après s’être enfermé dans sa chambre, à l’abri de toute indiscrétion et de toute surprise, il s’était débarrassé de la barbe… de la perruque… et du costume qui le rendaient méconnaissable.

Puis, se coiffant de son chapeau de feutre et s’enveloppant de sa cape, il était sorti sur la terrasse qui flanquait la façade du premier étage et dont toutes les persiennes étaient hermétiquement closes… Après avoir écouté si aucun bruit ne s’élevait de la chambre de Jacqueline, il était descendu au rez-de-chaussée par un escalier dérobé, où, à cette heure, il ne risquait de rencontrer personne… et, gagnant le dehors, il traversa le parc, sous le rayonnement argentin de la lune, et franchit la grille… qui donnait sur le chemin conduisant au port de Sainte-Maxime.

Or… la fille du banquier ne dormait pas…

Accoudée à sa fenêtre, elle songeait à tous les événements qui avaient bouleversé sa vie… Et, tout en récapitulant ses souffrances, elle se demandait si, un jour, tant de douleur n’aurait pas un terme… et si elle ne connaîtrait pas, à son tour, la douceur d’une existence sans inquiétude et sans amertume.

Au milieu de cette évocation tragique de toutes ses infortunes, une question, sans cesse, lui revenait à l’esprit :

– Que va-t-il résulter de l’entrevue de Vallières avec mon père ? Si, comme ce bon ami semble le redouter ; il y a là-dessous quelque guet-apens organisé contre moi, qui sait si lui-même n’en sera pas victime ? D’autant plus que lui-même connaît beaucoup de choses… trop de choses même.

Non, je n’aurais pas dû le laisser se substituer à moi-même… ou tout au moins lui permettre de se lancer tout seul dans une aussi menaçante aventure.

Peut-être vais-je avoir le temps de le retenir… ou tout au moins de prier M. Roger… ou M. Jacques, s’il est revenu, de l’accompagner ?

Jacqueline allait, dans cette intention, quitter sa chambre, lorsque, soudain, elle demeura clouée sur place.

Au moment où elle allait s’éloigner de sa fenêtre, elle aperçut une ombre, ou plutôt un homme enveloppé dans un grand manteau noir se glisser dans le jardin et disparaître bientôt derrière un massif.

Un trouble profond s’empara d’elle.

– Cet homme !… Quel est cet homme ? se demanda-t-elle… bouleversée…

En effet, dans le rayonnement lunaire qui enveloppait le parc de sa mystérieuse clarté, Jacqueline avait eu l’impression directe, instantanée, qu’elle venait de voir surgir devant elle la silhouette étrange, fantastique, qu’elle avait déjà entrevue au moulin des Sablons.

Presque aussitôt, un nom monta à ses lèvres :

– Jacques de Trémeuse.

Mais tout de suite elle se révolta contre cette pensée :

– Lui, se dit-elle. Ce n’est pas possible !

Mais le doute était né… cruel… affolant… irrésistible.

Incapable de comprendre encore les causes de ce drame effarant, elle en pressentait néanmoins les lugubres péripéties… et elle éprouvait la sensation d’être emportée en une sorte de tourbillon frénétique qui ne lui laissait plus aucune possession d’elle-même et la précipitait vers le gouffre où l’attirait la fatalité.

Le cœur broyé, elle se répétait, toute blanche, toute glacée :

– Ainsi, j’aurais pu aimer le bourreau de mon père… car c’est affreux à dire… je l’aime. Ah ! cela serait encore plus atroce que tout. Mais je suis sans doute le jouet d’une illusion. Qu’importe !… Je ne puis rester plus longtemps dans une pareille incertitude. Je veux savoir…

En proie à une fièvre ardente, elle sortit de chez elle… courut sur la terrasse et s’en fut frapper à une porte-persienne, appelant, d’une voix étranglée par la plus intense des émotions :

– Vallières ! Vallières !

Jacqueline n’obtint aucune réponse.

Alors, folle d’anxiété… incapable de maîtriser la fièvre qui la dévorait, d’un geste brusque, elle ouvrit les volets et pénétra dans la chambre d’un pas hésitant… Aucun bruit ne se faisant entendre, elle tourna, en tâtonnant, le bouton d’une lampe électrique.

La chambre était vide et le lit non défait.

Sur une chaise, elle reconnut la redingote de Vallières… Sur une table, le chapeau haut de forme, et, dans le tiroir de la table, laissé entrouvert, une perruque grise… une fausse barbe.

En face de ce nouvel événement, Jacqueline crut que la raison allait lui échapper.

Chancelante… à bout de forces… complètement égarée… elle n’eut qu’un cri ou plutôt qu’un gémissement qui exprimait tout le désarroi de sa pauvre âme encore une fois si cruellement meurtrie :

– Mon Dieu !…

Et elle allait se laisser tomber sur un siège, le cerveau vide, tant il s’épouvantait de penser, préférant encore l’incertitude du mystère à la réalité de la douleur… lorsqu’une voix très douce s’éleva près d’elle :

– Que faites-vous là, mon enfant ?

C’était Mme de Trémeuse, qui, attirée par les appels de Jacqueline à Vallières, venait d’entrer dans la chambre de son fils.

– Vous, madame !… fit aussitôt la fille du banquier.

Et se réfugiant dans les bras que lui tendait la comtesse, elle fit, toute frissonnante :

– J’ai peur !… J’ai peur !…

– Voyons !… Que s’est-il donc passé ? questionnait la grande dame.

D’une voix entrecoupée, Jacqueline expliquait :

– Tout à l’heure, j’étais à ma fenêtre, j’ai distingué nettement… un homme dans le parc… un homme qui ressemblait à celui que j’ai cru voir comme en un rêve… à… je n’ose prononcer son nom… Alors, j’ai voulu appeler Vallières… mais personne ne m’a répondu… Je suis entrée ici… Il n’y avait personne.

Puis, désignant tour à tour, à Mme de Trémeuse, les vêtements, la barbe et la perruque, elle ajouta :

– Voilà ce que j’ai trouvé…

– Ma pauvre enfant, murmura la mère de Jacques, en proie, elle aussi, à un trouble indicible.

Ces simples mots suffirent pour inonder de lumière le cerveau de Jacqueline.

En une seconde, tous les voiles se déchirèrent.

Ce fut la vision complète, la révélation absolue.

Et l’œil hagard, la voix éperdue, Jacqueline fit lentement :

– Vallières… Jacques… Judex !…

La fille du banquier ne s’évanouit pas sous ce choc terrible… elle eut au contraire la force admirable de réagir, dans sa volonté de ne pas mourir, avant de tout savoir, car elle avait compris… que si elle tombait en ce moment, elle ne se relèverait pas… et rassemblant, tendant en un effort suprême toute sa volonté, toute son énergie, elle fit, en joignant les mains et en dirigeant un regard suppliant vers Mme de Trémeuse qui la contemplait avec une expression de protection tendre et de maternelle compassion :

– Madame… je vous en conjure… dites-moi toute la vérité.

– Venez, ma fille…, répliqua simplement Julia Orsini.

Et, tout en soutenant la frêle créature, qui marchait d’un pas automatique, saccadé, elle l’emmena dans sa chambre… et après l’avoir fait s’asseoir sur un canapé… elle s’installa près d’elle… et de cette même voix douce dont elle parlait jadis à ses fils, avant le drame, aux jours de bonheur… elle lui dit :

– Ma chère enfant… écoutez-moi. Vous avez saisi toute la vérité. Vallières… Jacques de Trémeuse… et Judex… ne font qu’une seule et même personne.

– C’est affreux ! fit Jacqueline en un sanglot.

– Je comprends ce que vous devez souffrir, reprenait la femme en noir, puisque j’ai cru deviner que vous vous aimiez…

– Madame…

– Pleurez… oh ! oui, pleurez en m’écoutant… comme je vais pleurer… comme je pleure déjà moi-même. Car nous allons gravir ensemble notre calvaire. Nous allons porter notre croix toutes les deux !

Et Mme de Trémeuse, belle de toutes les souffrances endurées, oublieuse de toute vengeance et grandie par le pardon, poursuivit :

– Pour défendre mon fils… je vais être obligée d’accuser votre père… Vous ne m’en voudrez pas… car ne faut-il pas que vous-même vous trouviez des excuses, à votre cœur ?

– Parlez, madame !… Je vous entendrai avec toute la résignation, tout l’esprit de sacrifice dont je suis capable.

– Merci !… Mon cher mari et moi… nous vivions heureux avec nos fils… Rien ne semblait devoir troubler un bonheur que nous devions à notre mutuel attachement ainsi qu’à notre puissante situation de fortune… lorsqu’un homme apparut… Il crut m’aimer… Il osa me le dire… je le chassai, et pour se venger, il ruina mon mari… et l’amena au suicide.

– Et cet homme était mon père ! scanda Jacqueline… qui, douloureusement sanglota : Ce n’est qu’un crime de plus à ajouter aux autres. Je vous demande pardon pour lui.

– J’ai déjà pardonné… pour vous… pour votre enfant… pour mon fils…, reprenait Julia Orsini qui, reprenant le bref et saisissant résumé de sa vie, acheva :

– Auparavant, j’avais voulu me venger… Rentrée en possession d’une grande fortune, libre, indépendante, je consacrai tous mes instants à préparer ma vengeance, j’élevai mes deux fils dans cette unique pensée, et j’eus la joie, l’orgueil de constater bientôt que je les avais façonnés à mon image et que j’avais réussi à faire pénétrer en eux toute ma volonté… toute ma pensée… L’heure sonna ! Je voulais que le verdict fût impitoyable…

« Il l’eût été sans vous ! Votre père vous doit l’existence.

« Comment mon fils n’eût-il pas été attendri, puisque vous êtes parvenue à me désarmer, moi… qui avais juré d’être implacable ! Oui, c’est en vous voyant apprendre à votre fils la prière de miséricorde… c’est en sentant son innocent baiser effleurer mon front… c’est en vous connaissant mieux… chaque jour… et en lisant enfin dans votre cœur un secret que vous n’avez peut-être pas osé vous confier à vous-même, mais que moi, femme et mère, j’avais deviné avant tous, que j’ai senti ma haine s’apaiser et qu’après vous avoir pardonné, à vous que j’englobais aussi dans ma colère, j’ai fini peu à peu par m’habituer à la pensée que je pouvais peut-être pardonner aussi à celui qui avait tué mon époux…

« Comprenez-vous, maintenant, pourquoi j’ai voulu que ce fût mon fils qui se rendît à l’appel de votre père ?

– Ah ! madame ! madame ! je ne sais plus que croire, je ne sais plus que penser. C’est horrible… cette haine !… Pourquoi faut-il que ce soit mon père qui l’ait provoquée ? Pourquoi faut-il que ce soit moi qui en sois encore et toujours la victime ?

Noblement, Mme de Trémeuse ripostait :

– Soyez heureuse et fière, au contraire, puisque c’est vous qui avez tout apaisé. Nous allons, mes fils et moi, vous rendre votre père. J’ignore quelle sera son attitude à notre égard. Mais, ce que je tiens à vous dire, c’est que nous n’avons plus pour lui aucun ressentiment. C’est à vous, ma chère enfant, qu’il appartiendra sans doute d’accomplir jusqu’au bout le miracle de rédemption et de paix. Je ne doute pas que vous ne soyez à la hauteur de votre tâche. Quant à moi… si ma conscience n’a rien à se reprocher… mon cœur gardera toujours le regret d’avoir, sans le vouloir, meurtri le vôtre.

– Et le mien n’oubliera jamais, reprenait la fille du banquier, les paroles d’affection que vous avez eues pour moi, et le geste de miséricorde que vous avez eu pour mon père.

Une longue étreinte… toute maternelle de la part de la comtesse, toute fébrile de la part de Jacqueline, scella ce nouveau pacte de mutuelle bonté.

Mais voilà que Jacqueline tressaille !

Les mêmes craintes qu’elle avait eues pour Vallières… elle les éprouve à présent pour Jacques…

Si, en voulant délivrer Favraut, il allait lui arriver malheur ?

Si les bandits qui ont enlevé le banquier et se servent peut-être de lui comme d’un instrument de chantage, ou tout au moins d’un prétexte à guet-apens, allaient en profiter pour l’assaillir traîtreusement et l’assassiner sans vergogne ?

Alors… oubliant tout… pour ne plus penser qu’au péril que doit courir Jacques de Trémeuse, elle se précipite, comme hallucinée, vers la fenêtre qu’elle ouvre toute grande…

Elle se penche au dehors, elle regarde… elle écoute…

La nuit est sereine et silencieuse…

Pas un souffle de brise ne passe dans les palmiers… La lune argente la mer de ses rayons… Au loin, en rade… un beau voilier est à l’ancre… immobile sur les eaux dormantes…

Jacqueline se demande si, dans ce décor de poésie exquise, parmi ce calme de la nature en repos, dans la douceur de cette nuit de rêve, il ne se déroule pas tout près de là quelque drame affreux… et elle se demande si… tout à coup, elle ne va pas entendre… s’élevant, déchirant et sinistre, le cri suprême de Judex, frappé par la balle ou le couteau de ses meurtriers !

Toute désemparée, elle se laissa glisser à genoux… et le front appuyé contre le rebord de la fenêtre… les épaules secouées par des sanglots convulsifs, elle ne sut que balbutier ces mots, entrecoupés de douloureux gémissements :

– Protégez-le, mon Dieu !… Sauvez-le, je vous en supplie.

Et comme Mme de Trémeuse s’approche d’elle… Jacqueline, se relevant, s’écrie, tandis que des larmes brûlantes inondent son visage :

– Et je n’ai pas le droit de l’aimer !

Puis, complètement brisée, elle s’évanouit dans les bras de la comtesse.

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