IV Le rendez-vous

En franchissant la grille de la villa, Judex s’était trouvé en face de son frère, qui, tout de suite, lui avait demandé d’une voix où perçait une affectueuse inquiétude :

– Alors, frère, tu vas à ce rendez-vous ?

– Oui, j’y vais.

– Seul ?

– Seul.

– N’est-ce pas une grave imprudence ?

– Pourquoi ?

– Tu me l’as dit toi-même… La lettre que Favraut a écrite à sa fille a été certainement dictée, ou tout au moins inspirée par Diana Monti, dans le but d’attirer Jacqueline dans ses filets et de la supprimer, cette fois, d’une façon définitive.

– C’est toujours mon avis.

– Ne crains-tu pas que, voyant encore leurs odieux calculs déjoués, ils ne se vengent sur toi de leur déception ?

– C’est fort probable.

– Alors, laisse-moi t’accompagner.

– C’est impossible.

– Frère !…

Gravement, posément, et avec cette maîtrise de lui-même qui semblait grandir en lui aux heures difficiles et dans les circonstances solennelles, Judex expliquait :

– Si nous nous rendons à deux sur la jetée du port… nous éveillerons les soupçons de ces misérables… Il est certain que, mis sur leurs gardes, ils éviteront tout contact avec nous… et battront prudemment en retraite, quitte à machiner ensuite quelque nouvelle et criminelle intrigue. Tandis que, s’ils me voient seul… et si surtout je leur donne bien l’impression, et je m’en charge, que de loin ou de près, aucune personne, ni toi, ni Kerjean, ni une autre, n’est à même d’accourir à mon appel… ils se découvriront aussitôt, et je n’en demande pas davantage.

Et Judex, avec un mystérieux sourire, ajouta :

– Je suis tranquille… Un quart d’heure d’entretien, et peut-être même moins, suffira pour mener à bien mon entreprise.

– Songe que tu vas avoir affaire à des gens qui ne reculeront devant rien pour faire triompher leurs plans abominables.

– Je suis fixé.

– As-tu des armes ?

– Aucune.

– Jacques… tu m’effraies !… Je me demande à quoi tu penses… de t’exposer ainsi… Ton amour pour Jacqueline t’aurait-il fait perdre la tête ?…

– Je n’ai jamais été en aussi parfaite possession de moi-même.

– Prends au moins mon revolver.

– J’ai à ma disposition mieux que le plus perfectionné des brownings.

– Quoi donc ?

– Ceci.

Tirant de sa poche un carnet de chèques, Jacques le montra à Roger en disant :

– Voici un argument auquel des bandits de l’espèce de Diana Monti et de Moralès n’ont pas l’habitude de résister. Notre immense fortune nous permet de négocier royalement la rançon de Favraut. Sois sûr que je le ramènerai avec moi… dût-il m’en coûter un million, et peut-être davantage…

– Prends garde ! fit simplement Roger, qui savait très bien qu’il était inutile de heurter son frère… et que lorsque Judex avait pris une décision, rien au monde n’aurait pu l’en détourner.

Les deux frères échangèrent une chaleureuse poignée de main… et tandis que Roger, qui était loin de se sentir rassuré, regagnait la villa, Jacques gagnait le port d’un pas rapide.

Or… il y avait été devancé par Cocantin qui, presque aussitôt après le dîner, prétextant une légère migraine, avait demandé à ses hôtes la permission de se retirer… pour prendre un peu l’air avant de se coucher.

Après avoir fait pendant quelque temps les cent pas dans le parc, il s’était subrepticement glissé au-dehors par une petite porte, le cœur battant la charge à la pensée de la radieuse créature, de la splendide déesse – c’est ainsi qu’il l’appelait – avec laquelle il avait rendez-vous.

Jamais Cocantin… pourtant si inflammable… ne s’était senti si enflammé.

Toute la journée, la vision de la jolie baigneuse qui lui était apparue, telle Amphitrite sortant de l’onde, n’avait cessé de l’envelopper de son gracieux mirage.

– Je ne la croyais pas aussi belle ! se disait-il. Quel charme… quelle ligne… quel chic… quel galbe… quelle séduction !… Et elle m’aime ! Car, si elle ne m’aimait pas… elle n’aurait jamais consenti, cette adorable Daisy, à m’accorder aussi facilement, aussi rapidement… ce bienheureux… ce divin rendez-vous !

Songeant au buste de Napoléon, qu’au cours de ses déplacements il emportait toujours dans sa valise et qu’il avait installé à la place d’honneur dans la chambre qu’il occupait à la villa de Trémeuse, le détective se prit à murmurer :

– Je suis sûr que le Maître lui-même n’a pas éprouvé une émotion plus suave lors de sa première entrevue avec Joséphine…

Ce fut dans ces excellentes dispositions que l’excellent Prosper arriva sur la jetée… qui semblait alors complètement déserte.

– Elle n’est pas encore là ! fit-il avec un léger désappointement.

Mais, tirant sa montre, il constata qu’il n’était que dix heures moins un quart…

Comme tous les vrais amoureux… il était en avance.

S’installant sur un banc… tout en prenant une attitude rêveuse, énamourée, le directeur de l’Agence Céléritas résolut d’attendre sa bien-aimée avec toute la patience dont il était capable…

Mais les minutes lui paraissaient d’une longueur d’éternité… et à mesure qu’approchait l’heure tant désirée il se sentait en proie aux alternatives les plus ardentes de joie et d’espérance, marquant chaque seconde de cette question qui, en l’absence de toute autre parole, s’était emparée de son cerveau :

– Viendra-t-elle… ne viendra-t-elle pas ?

Mais bientôt, une exclamation de bonheur lui échappa… Un bruit de pas léger lui fit dresser l’oreille… Il regarda… Une silhouette féminine apparaissait là-bas… toute nimbée de lumière astrale… C’était elle… c’était Daisy !

– Faut-il qu’elle soit amoureuse ! se dit Cocantin qui, frétillant et frémissant, se précipita vers sa conquête tout en la saluant de la banale et classique apostrophe : Comme c’est gentil à vous d’être venue !

Daisy Torp répliqua aimablement :

– Moi aussi, j’avais hâte de vous voir… mon cher Cocantin.

Et, avec cette franchise toute spontanée qu’ont parfois les amoureux, elle ajouta, en guise de profession de foi :

– Vous n’êtes pas joli, joli…

– Je n’ai aucune prétention !

– Mais vous êtes si bon garçon…

– On fait ce qu’on peut.

– J’aime beaucoup les bons garçons… The good fellows.

– Et moi, répéta Prosper très satisfait de cette déclaration si franche, laissez-moi vous dire que votre good fellow… vous trouve très jolie… jolie… jolie… et qu’il aime beaucoup les jolies filles…

– The pretty girls !

– Alors… ma petite pretty girl… venez…

Et passant son bras autour de la taille souple… ondoyante… de la jolie baigneuse, Cocantin lui dit :

– Daisy ! décidément, tu m’affoles ! Je t’aime… Donne-moi un baiser !…

Mais un bruit de pas malencontreux retentit au loin…

– Zut ! un raseur ! s’écria Prosper.

Et, entraînant l’Américaine du côté opposé de la jetée, il lui dit :

– Allons jusqu’à la tour du petit phare… Là, nous pourrons échanger les propos les plus tendres en contemplant la mer…

Daisy Torp ne se fait nullement prier.

Elle a toujours eu pour Cocantin, si bon, si galant et si affable, une de ces bonnes et cordiales amitiés qui durent parfois plus longtemps que les passions violentes… Et puis, elle aussi, c’est une très brave fille… d’un caractère indépendant… parfois même intrépide… et qui lui a valu beaucoup de sympathies.

Tous deux s’en vont d’un pas rapide vers la tour… continuer leur flirt sous le regard des étoiles, se confier leurs mutuelles impressions devant la Méditerranée qui, cette nuit, a des reflets d’un argent éclatant… contrastant étrangement avec les ténèbres bleutées qui forment au-dessus d’eux comme un voile fluide… plein de charme et de mystère.

Derrière eux, le bruit de pas s’est rapproché… sonore… martelant énergiquement les dalles de la jetée.

Au moment où il arrive au pied de la tour, Cocantin, cédant à un mouvement de curiosité fort naturelle, se retourne et regarde.

Près de la borne qu’il vient de quitter… il aperçoit, debout, au clair de lune, un homme enveloppé dans un ample manteau et dont il reconnaît aussitôt la caractéristique silhouette.

– Judex ! laisse-t-il instinctivement échapper.

– Judex ? répéta l’Américaine. What is it ?

– Ce n’est rien…, se reprend Cocantin ou plutôt c’est-à-dire que si… c’est un ami… un grand ami à moi.

– Croyez-vous qu’il nous a vus ?

– Non… et puis il n’y a rien à craindre… c’est un homme très discret.

– Si vous me présentiez ? proposa malicieusement miss Daisy Torp… ce sera peut-être plus correct.

– Non ! Non ! refuse Cocantin…

Et revenant tout à coup à la réalité des événements que sa préoccupation amoureuse… lui a fait oublier…, il explique :

– Nous le gênerions… Il ne faut pas qu’il nous voie… Cachons-nous.

– Est-ce que lui aussi aurait un rendez-vous ?

– Oui, oui…

– D’amour ?

– Daisy, ne me questionnez pas.

– Qu’avez-vous, dear Prosper… vous semblez tout ému.

– Je le suis en effet.

– Pourquoi ?

– Mais, parce que… parce que je vous aime.

– Bien vrai ?

– Je vous adore !

Pour bien prouver à l’aimable Daisy Torp toute la sincérité de sa flamme, Cocantin se préparait à la serrer tendrement contre son cœur, lorsque le bruit rythmé de rames frappant les flots parut grandir son anxiété qui ne s’était d’ailleurs que très superficiellement calmée.

– Attendez, ma chère Daisy…, fit-il en s’éloignant légèrement de la baigneuse.

Dissimulé derrière un pan de mur, il lança un regard vers l’endroit où, un instant auparavant, il avait aperçu Judex.

Celui-ci s’était assis sur la borne, et semblait attendre les événements avec sérénité.

On aurait même dit qu’il n’avait nullement vu un canot, monté par plusieurs hommes, quitter le flanc du brick-goélette à l’ancre et se diriger vers la jetée.

Lorsque l’embarcation stoppa à quelques mètres de lui, il ne bougea pas davantage.

Ce fut à peine s’il détourna la tête, lorsqu’un tout jeune matelot, sautant à terre, se dirigea vers lui.

Cocantin, grâce au magnifique clair de lune qui rayonnait sur la baie suivait tous ces détails avec la plus rigoureuse exactitude…

Jusqu’alors il était demeuré impassible.

Mais lorsqu’il vit le jeune matelot frapper légèrement sur l’épaule de Judex, celui-ci se lever brusquement, et dévisager son interlocuteur avec un air de souverain mépris, le directeur de l’Agence Céléritas ne put retenir une sourde exclamation :

– Diable ! Diable !

– Qu’y a-t-il ? interrogea Miss Daisy Torp qui avait rejoint son ami.

– Il y a, murmura celui-ci qui paraissait de plus en plus troublé… Il y a que nous allons assister, je crois, à des choses tout à fait extraordinaires !…

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