II Le crime en marche

Après l’aventure qui lui était arrivée au moulin de Kerjean, Diana Monti avait jugé utile de disparaître pendant quelque temps, afin, comme elle le disait, de voir venir les événements ; et elle était allée se cacher dans un modeste hôtel des environs de Paris… où elle s’était fait inscrire sous un nom d’emprunt.

Mais au bout de quelques jours, aucun événement fâcheux pour elle ne se produisant et les deux « exécuteurs » de ses hautes œuvres, c’est-à-dire Crémard et le docteur Pop, lui ayant fait savoir que tout semblait assoupi, Diana, qui n’était pas femme à rester longtemps tranquille, avait promptement regagné la capitale.

La terrible aventurière, en effet, n’avait pas renoncé à ses projets. Extrêmement opiniâtre et remarquablement intelligente, elle avait très bien saisi que, désormais, une lutte à mort était engagée entre elle et Judex.

Froidement, elle avait pesé en même temps que les dangers qu’elle courait, les atouts qu’elle avait dans son jeu.

Les dangers… D’abord Judex, ennemi puissant, formidable même, et d’autant plus à redouter qu’il s’enveloppait d’un mystère qu’elle n’avait pas encore réussi à percer.

Secondement : Jacqueline qui, en admettant qu’on retrouvât et qu’on délivrât le banquier, pourrait d’un mot la démasquer et la perdre à tout jamais aux yeux de Favraut…

Enfin, Moralès, qui, par peur autant que par remords, allait maintenant faire cause commune avec son père et devenir à la fois contre elle un accusateur et un indicateur.

Les atouts : le fait certain que Favraut était vivant… et qu’il était entre les mains de Judex… et enfin, par-dessus tout, sa volonté pour vaincre d’employer tous les moyens, même les plus effroyables, de ne se laisser intimider par personne, en un mot de jouer la partie jusqu’au bout… lutte féroce, lutte à mort… dont les millions du banquier demeuraient l’enjeu. Rien, désormais, en face d’un pareil but, ne pouvait l’arrêter.

Déjà, son cerveau diabolique avait imaginé un nouveau plan, encore plus infâme que ceux qu’elle avait déjà élaborés ; et sans doute lui fournissait-il de fortes garanties, car bientôt un sourire d’ange déchu erra sur ses lèvres… un éclair de triomphe cruel, implacable, illumina ses yeux profonds ; et, après avoir revêtu l’une de ses plus élégantes toilettes, elle se fit conduire rue Milton, à l’Agence Céléritas.

De nouveau, le crime était en marche !

Un matin, vers dix heures, Diana Monti se présentait chez Cocantin.

Le détective, dans l’ignorance complète non seulement du drame qui s’était déroulé au moulin tragique, mais encore de toutes les circonstances qui l’avaient suivi, accompagné et précédé, reçut avec d’autant plus d’amabilité l’ex-institutrice qu’il était incapable de résister à la fascination qu’exerçait sur lui toute jolie femme.

– Eh bien, cher monsieur Cocantin, attaqua résolument l’aventurière, avez-vous découvert quelque chose qui nous mette sur la piste de Judex ?

À ces mots, le visage du détective se rembrunit.

Ce nom de Judex avait, en effet, le don de le plonger dans les transes les plus effroyables… et même l’appât de la forte somme, que les deux bandits lui avaient promise, n’avait pas réussi à stimuler son zèle.

– Chère madame, balbutia-t-il, dans ces sortes d’histoires, vous n’ignorez pas…

Diana interrompit aussitôt :

– Cher monsieur Cocantin, vous n’avez pas besoin de m’en dire davantage… Vous ne vous êtes occupé de rien…

– C’est-à-dire que…

– Inutile de rien me cacher, je suis fixée… Eh bien, ce n’est pas gentil de votre part… Je dirai même que ce n’est pas délicat… Quand on a promis…

À ces mots, Prosper redressa fièrement la tête, tout en lançant un coup d’œil vers le buste de Napoléon :

– Madame, avant tout, je suis un honnête homme et toutes ces histoires me lassent.

– Vous savez pourtant bien, rappelait l’ex-institutrice, qu’il y a cent mille francs pour vous si nous découvrons Judex et si, par lui, nous retrouvons Favraut.

– Cent mille francs, c’est une somme. Mais mon honneur… ma conscience…

– Ni votre honneur, ni votre conscience n’ont à voir dans tout ceci, ripostait l’aventurière en enveloppant d’une de ses plus savantes œillades l’excellent Prosper qui avait cessé de regarder Napoléon. Voyons… réfléchissez… Qu’est-ce que nous vous demandons ? Nous aider à retrouver un homme arbitrairement séquestré… Qu’est-ce que vous risquez ? Absolument rien… si ce n’est de gagner honnêtement cent beaux billets de mille, en accomplissant une bonne action et en obligeant une femme qui, liée à vous par une reconnaissance infinie… n’aura plus rien à vous refuser.

– Madame… que me dites-vous là ?

– Monsieur Cocantin, vous me plaisez beaucoup, minaudait astucieusement la Monti… et il serait dommage que deux êtres comme nous, si bien faits pour s’entendre…

On frappait malencontreusement à la porte… C’était le garçon de bureau qui apportait à Cocantin une carte de visite.

– Amaury de la Rochefontaine…, s’écria Cocantin avec impatience… Dites-lui d’attendre, je le recevrai tout à l’heure.

– Amaury de la Rochefontaine, l’ancien fiancé de Jacqueline se demandait l’aventurière… Que vient-il faire ici ?

Puis tout haut, elle reprit… d’une voix caressante qui fit agréablement tressaillir le galant détective privé :

– Vous connaissez ce monsieur ?

– Ne m’en parlez pas !

– Pourtant, c’est un homme très chic.

– Je ne vous dis pas…

– Très argenté !

– Détrompez-vous !

Et, devenant confiant jusqu’à l’indiscrétion la plus absolue, Cocantin, complètement affolé par le savant manège de son interlocutrice, laissa échapper :

– Il est fauché… royalement fauché… la preuve, c’est qu’il vient me demander si je ne lui ai pas trouvé un bailleur de fonds.

À ces mots, Diana, comme prise d’une inspiration subite, s’était levée.

– Monsieur Cocantin, lançait-elle à brûle-pourpoint, laissez-moi recevoir M. de la Rochefontaine.

– Comment cela ?…

– Je suis à même de vous rendre, à tous deux, un grand service.

– Mais…

– Il n’y a pas de mais… Laissez-moi faire… Vous n’aurez pas à le regretter.

– Vous connaissez donc mon client ? questionnait Cocantin tout interloqué.

– Bien mieux que vous ne le connaissez vous-même… Je suis précisément à même de lui rendre le service qu’il vous demande… Il va de soi que la moitié de la commission sera pour vous…

– Cependant…

– Voulez-vous les trois quarts ?

– Ce n’est pas cela que je voulais dire.

– Eh bien, pour la troisième fois, je vous le répète, laissez-moi faire…

– Vous êtes gentille…, cédait le fantoche inflammable qu’était le neveu du sieur Ribaudet.

– Mais, par exemple… veuillez donc passer dans une pièce voisine.

– C’est indispensable ?

– Il le faut, mon cher ami… car vous voulez bien être mon ami ?

– Vous êtes exquise.

Et, tout en conduisant elle-même Cocantin dans un cabinet de débarras attenant à son bureau, la Monti ordonna :

– Entrez là, et n’en sortez que quand je vous le dirai.

– Vous êtes divine ! admirait Prosper, complètement subjugué.

Pour plus de précautions, Diana poussa le verrou qu’elle avait remarqué à la porte du cabinet ; puis, comme chez elle, elle sonna le garçon, et lui ordonna avec autorité :

– Faites entrer M. de la Rochefontaine.

En apercevant, seule, dans le bureau de Cocantin, l’ex-institutrice des Sablons, Amaury eut un mouvement de vive surprise.

Mais l’aventurière s’avançait vers lui gracieuse, affable, souriante :

– Cher monsieur, disait-elle, vous ne vous attendiez guère à me retrouver ici ?

– Je l’avoue, mademoiselle.

– Croyez que je suis enchantée de vous revoir.

– Et moi de même.

– D’autant plus que je me préparais à vous écrire.

Et Diana, baissant la voix, ajouta :

– J’ai une communication très intéressante à vous faire.

Très à son aise, entièrement maîtresse d’elle-même, la Monti continuait :

– Voilà pourquoi j’ai demandé à mon cher ami Cocantin de nous laisser seuls… Veuillez donc vous asseoir, cher monsieur, et me prêter cinq minutes d’attention… La chose en vaut la peine.

Quelque peu méfiant, et surtout très intrigué, Amaury obéit tout en se disant :

– Tenons-nous bien… car cette gaillarde doit être joliment forte.

Puis, avec un ton de parfaite courtoisie, il reprit :

– Mademoiselle, croyez que je vous écoute avec beaucoup d’intérêt.

– Tout d’abord, votre parole d’honneur que tout ceci restera entre nous.

Amaury eut un signe d’acquiescement.

Alors, en femme qui a pour principe d’aller droit au but, l’aventurière attaqua :

– Que répondriez-vous, monsieur de la Rochefontaine, à quelqu’un qui viendrait vous dire : Je viens de découvrir une mine d’or… voulez-vous l’exploiter avec moi ?

De plus en plus étonné, Amaury répliquait :

– Permettez-moi, mademoiselle, de trouver votre question quelque peu étrange…

– Allons, reprit la Monti, je vois qu’avec vous il faut mettre tout de suite les points sur les i.

Et, s’approchant d’Amaury, elle lui dit à voix basse :

– Entre nous, n’est-ce pas ?… Tout à fait entre nous… Secret absolu…

– Oui, oui… c’est entendu.

– Le banquier Favraut est vivant.

– Vous dites ? s’exclama M. de la Rochefontaine, incrédule.

Avec un accent de sincérité qui le fit tressaillir, Marie Verdier poursuivit :

– Je vais vous confier une chose terrible : j’ai acquis la preuve, comme vous pouvez l’acquérir vous-même, que Favraut ne reposait plus dans son tombeau.

– C’est inouï !

– Favraut a été plongé dans un sommeil cataleptique, puis enlevé de son cercueil par un personnage mystérieux qui le tient en ce moment en son pouvoir.

– Quel est ce roman ?

– Ce n’est pas un roman, c’est la réalité… j’en ai la certitude absolue… la preuve irréfutable… Écoutez-moi jusqu’au bout…

Et Diana… après avoir mis au courant M. de la Rochefontaine de tout ce qu’elle savait au sujet de Judex, conclut, d’un air de triomphe :

– Dites-moi maintenant si ce n’est pas une mine d’or que nous avons à exploiter ensemble ?

Encore un peu méfiant, M. de la Rochefontaine objectait :

– Pourquoi, madame, ne l’exploitez-vous pas vous-même ?

– Parce que seule, je ne puis mener à bien une entreprise qui, je ne vous le cache pas, et vous vous en doutez bien vous-même, ne va pas sans danger.

« Or, je sais ce qu’il en coûte de se confier au premier venu… tandis qu’avec vous, je serai tranquille… Et voici pourquoi : la rupture de votre mariage avec la fille du banquier vous a replongé dans une situation plus qu’obérée… Excusez-moi de vous parler avec une aussi brutale franchise…

– J’aime mieux cela.

– À la bonne heure, je vois que nous allons nous entendre. Ce ne sont point les quelques milliers de francs que vous procurera Cocantin qui pourront vous remettre d’aplomb. Je vous offre l’occasion inespérée de remettre la main sur une fortune énorme. Ne la laissez pas échapper… Marchons au contraire la main dans la main… unis étroitement dans la même pensée… dans le même but… et je vous garantis qu’à nous deux, nous amènerons bien Judex à se démasquer et à nous rendre Favraut. Je joue avec vous cartes sur table, monsieur de la Rochefontaine… Non seulement je vous ai dévoilé mon secret, mais je ne vous ai rien caché de mes intentions. À vous de me répondre !…

Amaury qui, maintenant, avait compris la femme qu’il avait devant lui, fit avec un air de grand seigneur, tout à fait détaché des choses d’ici-bas :

– Permettez-moi maintenant, mademoiselle, de vous parler avec autant de franchise que vous m’avez parlé vous-même.

– Je vous en prie.

– Vous ne m’avez pas dissimulé que l’aventure en question n’irait pas pour vous comme pour moi sans de graves périls.

– C’est l’évidence même.

– Certes, je ne mets pas en doute le succès…

– Moi non plus.

– Mais alors… Si vous… vous êtes sûre de toucher votre récompense… qui me garantit un bénéfice dans cette affaire ?

– Croyez-vous donc que Favraut ne sera pas trop heureux de payer sa liberté au prix de plusieurs millions ?

– Vous ignorez donc ce qui s’est passé entre sa fille et moi ?

– Je ne sais qu’une chose…, rugit Diana, en laissant éclater sa haine, c’est que Jacqueline est ma plus mortelle ennemie.

– Si encore nous savions ce qu’elle est devenue ? reprenait Amaury.

– Je le sais, riposta farouchement l’aventurière… et je ne vous cacherai pas que pour moi, bien plus que pour vous, elle est un obstacle terrible à mes projets. Mais cet obstacle, j’ai le moyen de le supprimer et je le supprimerai.

La Monti avait lancé cette phrase avec un accent tellement terrible qu’Amaury répliquait, effrayé :

– Je suppose que vous n’allez pas me proposer de l’assassiner ?

– Vous êtes fou ! ricana la maîtresse de Moralès, en haussant les épaules.

Et avec la plus hypocrite des adresses, elle déclara :

– Voyons, est-ce que des gens comme nous se font assassins ? Il y a cent autres façons de s’y prendre. Mais parlons plus bas… cet imbécile de Cocantin – car c’est un imbécile, vous le savez aussi bien que moi – n’a pas besoin de connaître nos secrets.

Et, se rapprochant tout à fait du gentilhomme ruiné qu’elle était en train de circonvenir si adroitement, la terrible créature se mit à lui parler à voix basse… achevant de briser les indécisions d’Amaury… l’enveloppant, le persuadant, le gagnant à sa cause… à force d’infernale audace… de séduction perverse… de fascination irrésistible…

Puis, quand elle s’aperçut que de la Rochefontaine lui était acquis, elle reprit un peu plus haut :

– Somme toute, ce que je vous propose est d’une exécution facile… et ne peut pas nous entraîner bien loin.

– Et… comme vous me le dites, approuvait Amaury, repris d’une véritable soif de richesse, ce sera une arme avec laquelle nous tiendrons Judex aussi bien que Jacqueline.

– Je n’ai jamais voulu vous proposer autre chose, affirmait Diana, avec un accent d’ingénuité dont l’expression factice eût certainement inquiété tout esprit plus scrupuleux que celui de M. de la Rochefontaine.

– En ces conditions, accédait Amaury, l’affaire me semble acceptable.

– Alors, nous sommes d’accord ? fit l’aventurière, en fouillant de son regard celui de son futur complice.

– Entièrement, consentait le gentilhomme décavé, déclassé, amoral et sans scrupules que si habilement l’aventurière venait de prendre dans ses filets.

Et Diana conclut :

– La réussite de notre plan dépend de sa prompte exécution… Il s’agit donc d’en réaliser immédiatement la première partie… où vous êtes appelé à jouer le rôle que vous savez.

– Parfaitement.

– Donc, filons vite… Le temps de délivrer Cocantin, et en route.

Diana, dont les yeux brillaient d’une lueur de joie malsaine et cruelle, s’en fut pousser le verrou… et Cocantin apparut, légèrement congestionné et visiblement impatient de reconquérir sa liberté…

Sans lui donner le temps d’articuler un mot, la Monti s’écria sur le ton de la plus aimable volubilité :

– Excusez-moi, cher monsieur Cocantin, de vous avoir fait attendre… mais M. de la Rochefontaine et moi nous avions des choses très importantes à nous dire. Inutile d’ajouter que nous nous sommes entendus à merveille… Nous allons faire une course très pressée, mais nous repasserons ici dans la soirée… ou demain matin au plus tard… pour en terminer avec vous…

Et foudroyant le détective d’un regard passionné, l’aventurière ajouta :

– Inutile de vous dire que je ne vous oublierai pas… cher ami… et que vous pouvez entièrement compter sur moi, plus que jamais, vous m’entendez, plus que jamais !

Puis, s’adressant à M. de la Rochefontaine, elle fit, toujours souriante :

– Venez, cher ! À tout à l’heure, monsieur Cocantin.

– À tout à l’heure, répliqua le directeur de l’Agence Céléritas, en se confondant en salutations empressées…

Quel forfait inédit avait encore imaginé Diana Monti ?

Quels nouveaux périls allaient planer sur Jacqueline ?

En attendant, Cocantin, qui avait reconduit ses deux clients jusque dans l’antichambre, les regardait s’éloigner d’un air intrigué.

– Drôle de femme, se disait-il, mais qu’elle est capiteuse !… Si elle tient ses promesses, je crois, mon vieux Prosper, que tu ne seras pas à plaindre.

Galvanisé par ses espérances amoureuses, Cocantin retourna dans son bureau.

Mais comme, suivant son habitude, ses yeux se dirigeaient vers le buste de Napoléon, il tressaillit…

Il venait, en effet, d’avoir l’impression directe, immédiate, que son maître le regardait d’un air menaçant… et qu’il semblait lui dire :

– Cocantin, je ne suis pas content de toi !

Alors, devenu perplexe, il s’assit à son bureau et songea…

Puis, au bout d’un moment, il murmura, envahi par une inquiétude mal définie.

– Je ferais peut-être bien de ne pas m’emballer… Cette femme, maintenant, me fait plutôt peur. Ah ! mon oncle !… Mon oncle !… Pourquoi m’as-tu laissé ton agence en héritage ?

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