I Où le voile se déchire

Devant une table-coiffeuse élégamment et minutieusement garnie, une jeune femme, délicieusement jolie, dont les traits légèrement tirés et le teint encore pâle révélaient une récente maladie, achevait de procéder à sa toilette… lorsqu’une gentille camériste, au regard plein de malice, souleva une portière, demandant sur un ton plein de sympathie respectueuse :

– Madame n’a besoin de rien ?

– Mon Dieu non, Mariette, répondit Jacqueline Aubry qui, avec un accent plein de douceur et de bienveillance, ajouta aussitôt :

– À moins que vous ne vous décidiez enfin à me dire où je suis ?

– Madame ne tardera pas à le savoir.

– Alors, pourquoi tout ce mystère ?

– Je ne puis rien dire à madame.

Et, mettant un doigt mystérieux sur ses lèvres, Mariette disparut… avec un sourire énigmatique.

Jacqueline, très intriguée, se mit à récapituler tous les événements des jours précédents et dont elle avait gardé le souvenir.

Tout d’abord, elle se rappelait très nettement qu’ayant reçu un télégramme lui annonçant que son petit garçon était très malade… elle s’était empressée de prendre le train pour Loisy… et qu’au milieu du pont qui traverse la Seine, elle avait été assaillie par deux malandrins et précipitée par eux dans le fleuve.

À partir de ce moment, ses souvenirs devenaient extrêmement confus… Il lui semblait bien qu’elle s’était retrouvée chez les Bontemps… étendue sur un lit… que son petit garçon, à genoux près d’elle l’avait embrassée… et qu’ensuite elle avait perdu connaissance… Elle croyait également se rappeler qu’on l’avait emmenée dans une voiture très rapide… puis qu’auprès d’elle on criait, on se disputait… on se battait… sans qu’elle pût faire un mouvement… lancer un appel… figée dans une sorte de torpeur dont rien n’aurait pu la tirer.

Tout à coup, elle avait la sensation fulgurante d’un retour à la vie… Près d’elle se tenait un homme vêtu de noir… dont elle ne pouvait distinguer les traits… et dont elle apercevait seulement les deux grands yeux qui la considéraient dans un véritable rayonnement de bonté infinie et de profonde pitié.

Puis, la nuit s’était faite de nouveau en elle… Elle était retombée dans ce sommeil de plomb qui ressemble tant à la mort…

Lorsqu’elle avait repris connaissance, elle se trouvait dans une chambre élégante et claire… Mais les objets qui l’entouraient, elle ne les avait jamais vus… Aussi, dès qu’elle eut la force d’articuler quelques mots, demanda-t-elle à Mariette qui s’était installée à son chevet :

– Où suis-je ?

– Chez des amis qui ont juré de vous sauver, et vous sauveront, répondit la femme de chambre.

– Et mon fils ?

– Vous le verrez bientôt. Mais ne parlez pas… Reposez-vous… Ne vous inquiétez de rien… Laissez-vous soigner… Laissez-vous guérir… Vous saurez alors toute la vérité, et je crois, madame, que ce sera pour vous un bien beau jour !

Jacqueline, encore très faible, avait obéi à sa garde-malade, qui lui témoignait de plus en plus de dévouement.

Chaque jour, c’étaient de nouvelles et délicates attentions. Un matin, Jacqueline avait trouvé sur sa table de nuit le portrait de son Jeannot bien-aimé… Une autre fois ce fut une petite lettre :

Ma maman chérie,

Je sais que tu es guérie et que nous nous reverrons bientôt… Je suis heureux, je suis sage et je t’aime…

Ton Jeannot.

Le môme Réglisse t’embrasse bien fort.

Chaque jour, Jacqueline avait vu les plus belles roses, ses fleurs préférées, se renouveler en bouquets splendides dans les vases de Sèvres qui ornaient la cheminée.

Dans cette atmosphère de calme rassurant et de mystérieuse sympathie, la fille du banquier, plus moralement atteinte que physiquement, était revenue assez vite à l’existence.

Et voilà qu’enfin elle allait savoir qui l’avait conduite là… Elle allait connaître le bienfaiteur inconnu sur lequel aucun indice ne lui permettait de fixer ses soupçons… Un instant elle avait songé aux de Birargues… Mais elle avait réfléchi aussitôt que d’abord ils devaient se trouver encore dans les Cévennes… et qu’en admettant qu’elle eût été recueillie par eux, ils n’avaient aucune raison de se tenir systématiquement éloignés d’elle.

Un moment, le nom de Judex avait tinté à son oreille… Vite, elle l’avait écarté… Mais, de nouveau, il s’était imposé avec une certaine insistance… Cette pensée qu’elle devait peut-être une seconde fois son salut à celui qu’elle considérait comme le meurtrier de son père, l’avait douloureusement affligée… provoquant même chez elle une sorte de crise morale, qu’un regard au portrait de son fils avait vite apaisée.

Enfin, Mariette venait de le lui dire… Elle allait savoir !…

Un coup discret frappé à sa porte la fit tressaillir.

– Entrez ! fit-elle, tout émue à la pensée qu’elle allait se trouver en face de la vérité.

Un cri de surprise extrême et de joie spontanée lui échappa. Le bon Vallières, l’ancien secrétaire de son père, était devant elle.

– Vous, vous !… fit-elle. Oh ! que je suis heureuse de vous revoir, mon bon ami… car j’espère bien que vous, au moins, vous allez me dire où je suis.

– Madame… vous êtes chez moi.

– Chez vous… comment ?

Vallières, tirant une lettre de sa poche, la tendit à Jacqueline, en disant :

– Voilà qui vous expliquera tout.

La fille du banquier s’empara de la lettre et lut :

Madame,

Vous êtes entourée de tant de pièges que j’ai cru devoir vous confier à votre ami le plus sûr qui vous remettra cette lettre. Il exécutera toutes vos volontés.

Je n’ose me présenter à vous, et pourtant, il n’est personne au monde qui vous soit plus dévoué que moi.

JUDEX.

À cette lecture, les yeux de Jacqueline s’étaient assombris…

Son visage révélait un émoi profond : et ce fut d’une voix toute frémissante qu’elle interrogea :

– Quel est ce Judex ?

– Je l’ignore, répondit Vallières.

– L’avez-vous vu ?

– Non ! c’est un de ses serviteurs qui vous a conduite ici et m’a demandé, au nom de son maître, de veiller désormais sur vous. Maintenant, chère madame… vous voilà à l’abri de tout danger… Je suis obligé de m’absenter assez souvent… car ainsi que je vous l’ai dit, j’ai eu la chance de retrouver une très bonne situation qui me prend du temps et me demande beaucoup de travail. Mais, vous connaissez Mariette et ma gouvernante, Mme Fleury… Vous êtes sûre d’être entourée par elles de tous les soins dont vous avez encore besoin… et de toutes les attentions que vous méritez. La seule chose que je vous demanderai, sera de ne pas quitter cet appartement, jusqu’à ce que j’aie acquis la certitude que vous n’êtes plus menacée… ce qui ne tardera pas, je l’espère.

– Et mon fils ?

– Dès demain, il sera près de vous.

– Oh ! merci, mon bon Vallières… merci de toute mon âme !… s’écria Jacqueline en saisissant la main de son protecteur.

Puis, sur un ton d’affectueux reproche, elle questionna :

– Pourquoi ne pas m’avoir dit cela plus tôt ? Pourquoi tout ce mystère ?

– Il le fallait, répondait l’ancien secrétaire… Vous souffriez surtout d’une commotion nerveuse que la moindre émotion pouvait aggraver… C’est d’accord avec mon médecin, sur lequel vous pouvez compter comme sur moi-même, que nous vous avons tenue, jusqu’à présent, dans l’ignorance de la réalité.

– Mon ami…, reprenait Jacqueline, toute vibrante de la plus douce des gratitudes, jamais je n’oublierai ce que vous avez fait pour moi.

Mais Vallières protestait :

– Je n’ai fait que vous accueillir… et c’est…

Il n’acheva pas, comme s’il avait peur de blesser la jeune femme en prononçant devant elle le nom fatidique.

Mais Jacqueline fit elle-même :

– Judex, n’est-ce pas ?

– Oui… Judex, fit simplement le secrétaire.

– Et… vous ne connaissez rien de lui ?

– Non… madame.

L’ancien secrétaire, après avoir hésité, fit, d’une voix qui avait pris une gravité impressionnante :

– Il paraît que vous l’avez vu ?

– Moi ?

– Oui… Ne vous souvient-il pas d’un homme qui s’est penché sur vous, quand vous avez ouvert les yeux, dans le moulin de Kerjean ?

– Non…, affirmait Jacqueline, en faisant les plus grands efforts pour rassembler ses souvenirs. Je ne me souviens pas.

Puis, tout en enveloppant de son magnifique et clair regard de loyauté l’ancien collaborateur de son père, elle fit :

– Vous ne me dites pas la vérité.

– Oh ! madame.

– Ou du moins vous en savez beaucoup plus long que vous ne voulez m’en révéler.

– Cependant…

– Comment seriez-vous au courant de tous ces détails, si ce Judex ne vous avait pas fait ses confidences ?

– Je vous l’ai déjà dit, chère madame… Je n’ai vu que son serviteur…

– Je veux bien vous croire… mais une autre, une dernière question à laquelle je vous adjure de me répondre avec la plus entière franchise : Avez-vous le moyen de communiquer avec Judex ?

– Oui, madame, répondit nettement Vallières.

– Eh bien, veuillez avoir l’obligeance de lui écrire une lettre que je m’en vais vous dicter.

– Très volontiers.

Et Vallières, qui semblait non moins ému que sa protégée, s’installa devant une table où se trouvaient tous les objets nécessaires à une correspondance, trempa sa plume dans un encrier d’une main qui tremblait légèrement et fit :

– Madame, je suis à vos ordres…

Jacqueline s’était entièrement ressaisie. En pleine possession de sa pensée, toute vibrante de la dignité la plus pure en même temps que de la volonté la plus forte, elle commença à dicter d’une voix ferme, assurée :

Monsieur,

M. Vallières vient de me mettre au courant des circonstances à la suite desquelles je me trouvais en ce moment chez lui.

C’est très volontiers que j’accepte l’hospitalité de ce bon, de cet excellent homme… Mais je ne veux la tenir que de lui… et encore est-ce à la condition que mon fils vienne la partager avec moi.

– Ceci a toujours été entendu…, interrompait Vallières doucement.

Jacqueline continuait à dicter :

Quant à vous, monsieur, si vrai soit-il que je vous doive la vie, votre nom mystérieux évoquera toujours en moi le sombre drame de la mort de mon malheureux père.

Je n’ose le répéter, et je ne le lis plus qu’avec effroi.

Je demanderai donc à M. Vallières de ne plus le prononcer devant moi…

– C’est fini ? demanda Vallières à Jacqueline qui s’était arrêtée.

– Oui… c’est fini.

D’un geste impassible et froid, Vallières tendit la lettre à la jeune femme, qui signa et la remit à son hôte, en disant :

– Croyez, mon ami, que je n’oublierai jamais la nouvelle preuve de dévouement que vous me donnez là.

– Je n’ai fait que mon devoir…, fit l’ancien secrétaire en s’inclinant… et en embrassant respectueusement la main que lui tendait Jacqueline.

Puis, il regagna l’antichambre qu’il traversa dans toute sa longueur, et pénétra aussitôt dans son cabinet de travail.

Appuyant sur le bouton d’une sonnerie électrique, il attendit un instant… regardant avec fixité la lettre de Jacqueline à Judex… qu’il avait déposée devant lui, sur son bureau jusqu’au moment où, après avoir frappé à la porte, apparut une femme d’une cinquantaine d’années… vêtue d’une robe noire, et à la physionomie aimable et intelligente.

C’était la gouvernante, Mme Fleury.

– Gabrielle, fit M. Vallières… je vais probablement être obligé de m’absenter… Je vous recommande de redoubler de surveillance… et surtout de ne laisser pénétrer ici personne en dehors des gens dont je vous ai donné les noms.

– Monsieur peut compter entièrement sur moi.

– Vous surveillerez attentivement Mariette… C’est une fille très sérieuse… et dont j’ai pu apprécier les qualités… Mais elle est jeune… elle est jolie… Elle peut être tentée… Au moindre soupçon qu’elle vous inspirerait, n’hésitez pas à la renvoyer sur-le-champ… et téléphonez-moi comme toujours, à l’endroit indiqué.

– Monsieur peut compter sur moi…, répliqua Mme Fleury, qui semblait avoir pour son patron une vénération sans bornes.

– Et maintenant, Gabrielle… laissez-moi et surtout que personne ne me dérange…

– Pas même M. Roger ?

– J’ai dit personne.

– Bien, monsieur.

La gouvernante tourna les talons et disparut.

Alors, Vallières se leva… fit quelques pas saccadés à travers la pièce, s’en fut fermer sa porte au verrou ; puis revenant à sa table, il se laissa tomber sur son fauteuil… et, plongeant la tête entre ses mains, il parut s’absorber en une profonde rêverie… de profonds soupirs gonflaient sa poitrine, ses épaules eurent quelques tressaillements douloureux… tandis que ce nom… prononcé avec un accent déchirant, s’étranglait dans sa gorge !

– Jacqueline !

Et voilà que tout à coup… Vallières se relève… sa taille courbée s’est redressée… ses yeux brillent d’un feu étrange… et dans un geste brusque arrachant la perruque et la barbe postiche qui, véritable chef-d’œuvre de camouflage, le rendent méconnaissable, il laisse apparaître le visage austère et superbe de Judex… tandis que cette phrase s’échappe de ses lèvres :

– J’en étais sûr… Elle ne m’aimera jamais !…

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