III Le cercueil vide

Aussitôt après leur mésaventure de la villa Brossard, Diana et Moralès, désireux de mettre une certaine distance entre eux et la meute de Judex, avaient regagné Paris… dans un état de rage indescriptible… Somme toute, leur expédition était manquée…

Les cinq mille francs qu’ils avaient touchés d’avance du marquis de Birargues allaient à peine suffire à payer les dettes criardes de Moralès.

– Qu’allons-nous faire ? demandait anxieusement le rasta à sa maîtresse qui, songeuse, s’était étendue sur un divan, et suivait d’un œil vague les volutes bleutées de la fumée de sa cigarette. Nous voilà dans de jolis draps ! Qu’est-ce qui nous dit, à présent, que les Birargues ne vont pas porter une plainte contre nous ?… Nous vois-tu dénoncés, arrêtés… envoyés en prison ?… Moi surtout, avec ce que tu sais, je ne m’en tirerais pas à moins de dix ans, et peut-être davantage. Écoute-moi, Diana… Le moment n’est pas venu de rêver, mais d’agir… Je crois donc qu’il serait prudent, et même indispensable de mettre la frontière entre la police et nous… Profitons de ce que nous avons un peu d’argent pour filer sans bruit et sans retard. Préparons nos malles et, ce soir, nous filons… L’Espagne, l’Italie, le Maroc, l’Amérique, je m’en moque, pourvu que je sois avec toi.

– Imbécile ! ricana la Monti en se relevant, et en lançant sa cigarette dans un cendrier.

Et, venant à Moralès, elle se campa devant lui, tout en disant :

– Tu as donc oublié que nous sommes en possession d’un document qui prouve que César est notre complice. Aussi, je suis persuadée qu’au lieu de porter plainte contre nous, il sera trop heureux de négocier avec nous le rachat de ce document si compromettant pour lui.

– C’est possible ! mais cette jeune femme ?…

– Jacqueline ? Je ne pense pas que nous ayons à la craindre. En effet, si elle portait une plainte contre nous, il faudrait qu’elle avouât que Mme Bertin n’est autre que Mme Jacqueline Aubry, la fille du banquier Favraux… Or, elle a, en ce moment, de trop bonnes raisons de conserver rigoureusement son incognito pour s’amuser à nous créer des ennuis.

Et, avec un accent de menace terrible, Diana ajouta :

– D’ailleurs, je l’engage fortement à se tenir tranquille, sinon…

Puis, d’un air grave, préoccupé, l’aventurière formula :

– Il y a en ce moment quelque chose qui me préoccupe beaucoup plus que tout le reste.

– Quoi donc ?

– C’est la lettre de Judex.

Et, tirant de son corsage le billet mystérieux que le caniche blanc avait apporté aux deux bandits, la Monti lut à haute voix, lentement, en scandant chaque mot :

Si vous ne voulez pas partager le sort du banquier Favraux, ne vous trouvez jamais sur le chemin de sa fille.

JUDEX.

– Eh bien ! lança Moralès, il n’y a qu’à laisser cette femme tranquille.

– Relis attentivement la première phrase, insinuait l’aventurière.

Moralès, s’emparant du papier, répéta :

Si vous ne voulez pas partager le sort du banquier Favraux…

Il s’arrêta, songeur à son tour… puis il reprit :

– Je devine ta pensée. Selon toi, Favraux aurait été assassiné…

– N’allons pas si vite…, arrêtait la Monti. Maintenant, écoute-moi, avec la plus grande attention… sans m’interrompre… et avec calme, si toutefois cela t’est possible.

– Parle ! invita le rasta, en s’installant sur le divan que venait de quitter sa maîtresse.

La Monti, rallumant une cigarette, vint s’asseoir sur un tabouret en face de lui et, avec une sagacité de raisonnement qui révélait une intelligence d’autant plus dangereuse qu’elle ne s’embarrassait d’aucun scrupule, elle poursuivit :

– D’abord… quel est ce Judex ?…

– Oui, quel est ce Judex ?

– Je l’ignore. Tout ce que je constate, c’est qu’il possède de puissants moyens d’actions et d’information, puisque, après avoir réussi à savoir que nous avions enlevé et séquestré la fille de Favraux, il est parvenu à nous découvrir et a même failli nous prendre au gîte… Mais pour l’instant, laissons ce personnage de côté. De sa lettre, je ne veux retenir qu’une chose, c’est qu’il nous affirme nettement que Favraux a été frappé de sa main, en même temps qu’il semble insinuer qu’il pourrait bien être l’assassin !

– Peut-être tout cela est-il fait pour nous effrayer…, hasardait Moralès.

– C’est d’abord ce que je me suis dit…, convenait Diana. Mais en rapprochant les termes de ce billet de certains événements qui se sont déroulés au château des Sablons dans les quarante-huit heures qui ont précédé la mort du banquier, j’en arrive à conclure que Judex pourrait bien avoir dit la vérité.

– Que s’est-il donc passé de si extraordinaire ?

– D’abord, j’ai remarqué que Favraux, contrairement à son habitude, était soucieux, agité… et cela, au moment où la vie plus que jamais semblait lui sourire… Puis, j’ai su qu’il s’était rendu secrètement à Paris, à l’Agence Céléritas, demander une consultation à son directeur, le sieur Cocantin, qui, le lendemain, s’est rendu aux Sablons et a passé son temps à se promener dans la maison, dans le parc, avec toutes les allures d’un détective en quête d’une piste… Enfin, détail beaucoup plus grave, parce que beaucoup plus précis… Favraux, dont la gaieté, la bonne humeur m’avaient paru factices… m’a glissé à l’oreille au moment où nous allions passer dans la salle à manger :

– Ma chère Marie, je voudrais bien être plus vieux de deux heures. Il était huit heures quand il a prononcé cette phrase… Il était dix heures quand il est tombé foudroyé ! Et maintenant, poursuivait Diana, si tu rapproches de tous ces détails l’attitude de Jacqueline abandonnant au lendemain des funérailles de son père toute sa fortune aux pauvres, répudiant son nom, changeant son existence, et confiant son enfant qu’elle adore à d’anciens domestiques, tu en concluras comme moi qu’un mystère extrêmement troublant plane sur la mort de Favraux.

– C’est juste ! approuvait Moralès.

– Eh bien ! ce mystère, je veux l’éclaircir.

– Pourquoi ?

– Parce que j’ai la conviction que la possession d’un pareil secret peut nous rendre très forts, en nous donnant contre ceux qui ont fait disparaître le banquier des armes dont nous saurons faire un utile usage.

– Ne crains-tu pas, Diana, que nous nous lancions dans une bien dangereuse aventure ?

– Qui n’ose rien n’a rien, riposta la Monti, dont les yeux fulguraient d’un rayonnement de tragique audace. Faut-il te rappeler ce que je t’ai déjà dit ? Je n’aime pas les trembleurs… C’est à prendre ou à laisser… Marche ou va-t’en !

– Diana, ne me parle pas ainsi !

– Alors, montre-toi digne de moi.

– Je te l’ai déjà dit, je suis prêt à mourir…

– Il ne s’agit pas de mourir… mais de vivre… et vivre heureux…

– Aurais-tu déjà trouvé le moyen de percer ce mystère ?

– Je le trouverai ! s’écria Diana.

Et elle ajouta avec un accent de résolution farouche et de volonté diabolique :

– Oui, je saurai comment Favraux est mort, quand je devrais moi-même interroger sa tombe !

*

* *

Vers une heure du matin, devant le petit cimetière des Sablons, une automobile qui contenait quatre hommes et une femme, stoppait à l’endroit précis où nous avons vu descendre de voiture Judex et son frère Roger.

Sauf le wattman qui demeura à son volant, tous les voyageurs sautèrent à bas de la voiture…

Deux d’entre eux, un solide gaillard à la carrure athlétique et qui portait sous le bras un volumineux paquet… et un petit brun à la barbe en pointe, à l’aspect malingre, mais vif, nerveux, les yeux pétillants derrière un binocle, se dirigèrent aussitôt vers le cimetière, dont ils escaladèrent le mur de clôture… tandis que Diana et Moralès se dissimulaient dans un épais fourré que surmontait le talus de la route, et que le chauffeur s’en allait dissimuler sa voiture dans un chemin de traverse, situé à cent mètres de là.

La nuit était sombre, orageuse… Sauf, quelques abois espacés, lointains, de chiens… c’était partout le silence.

Au bout d’un instant, Moralès dit tout bas à sa maîtresse :

– Tu es sûre de ces hommes ?

– Tu es assommant avec tes questions… tes doutes… tes craintes…

– C’est que nous jouons une telle partie.

– Crois-tu donc que j’aurais été me confier aux premiers venus ?… Tu connais Crémard…

– Crémard… je ne dis pas… mais l’autre ?

– Le docteur Pop… Je te le garantis, lui aussi… Il sait que je connais son histoire de San-Remo… et qu’il suffirait que je dise un mot, non seulement pour que je lui fasse perdre sa clientèle, mais encore pour que je lui fasse prendre un chemin qui n’est pas précisément celui de la liberté.

– Et tu crois qu’il est capable de nous renseigner exactement sur les causes de la mort du banquier ?

– Lui ! Un des plus brillants élèves de la faculté de Montpellier… Mais taisons-nous, j’entends du bruit.

– On dirait que ce sont eux qui reviennent.

– Déjà !… Ce n’est pas possible !

– Mais si… ce sont eux !

En effet, Crémard et le docteur Pop, après avoir franchi de nouveau le mur du cimetière, regagnaient la route. D’un bond, Diana, suivie de Moralès, s’élança vers eux.

– Eh bien ? interrogea anxieusement l’aventurière.

– Vous m’avez fait me déranger pour rien ! lança l’étrange docteur d’une voix pointue, ironique.

– Comment ! pour rien ?… s’exclamèrent simultanément les deux bandits.

Alors de sa voix traînante, à l’accent des fortifs, Crémard précisa :

– Le cercueil est vide !

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