IV Une ténébreuse affaire

Cette révélation avait plongé dans la stupeur non seulement l’hésitant Moralès mais l’audacieuse Diana.

Celle-ci s’était naturellement ressaisie la première. Tandis que l’auto la ramenait à Paris avec ses compagnons, après avoir impérativement fait taire son amant qui cherchait à la questionner, elle s’était plongée dans une méditation profonde.

Sans doute le fruit de ses réflexions avait-il été satisfaisant ; car, lorsqu’elle rentra chez elle avec Moralès, après avoir remis à chacun des membres de l’expédition une enveloppe cachetée qui contenait le montant de leurs honoraires, Diana laissait errer sur ses lèvres un sourire énigmatique. Ses grands yeux noirs avaient comme des lueurs étranges.

– Qu’est-ce que tu dis de tout cela ? interrogea anxieusement Moralès, lorsqu’il se retrouva seul avec sa maîtresse.

– Pour l’instant, ne me demande rien. J’ai besoin de mettre en ordre toutes les idées qui bouillonnent dans ma tête. Qu’il te suffise de savoir que tout va bien, beaucoup mieux que tu ne saurais le penser, et que je ne l’espérais moi-même… Mais je suis brisée de fatigue… j’ai besoin de repos… Demain matin, nous entrerons en campagne, et retiens bien ceci, mon petit Moralès : si tu m’obéis, il se pourrait fort bien qu’avant peu… les millions de Favraux passent de la caisse de l’Assistance publique dans la nôtre.

– Que me dis-tu là ?

– La vérité.

– Favraux est mort…

– Favraux est vivant !…

– Vivant ! vivant ! scandait Moralès bouleversé. Allons donc !…

– Les gens qui ont enlevé son corps du cimetière des Sablons n’ont pas fait disparaître le cadavre d’un homme assassiné, mais le corps d’un homme endormi.

– Qui te fait supposer une chose aussi extraordinaire ?

– Maintenant, je me souviens d’un détail auquel je n’avais accordé jusqu’alors qu’une très faible importance… Le jour où en secret, afin de tâcher de découvrir les raisons qui avaient amené Jacqueline à renoncer à la fortune… Eh bien, je l’ai surprise au téléphone… pâle, tremblante, en proie à l’épouvante… claquant des dents et bégayant : « La voix de mon père, de mon père qui me demande pardon. » Je me suis vite cachée croyant qu’elle était devenue folle… ou qu’elle était victime d’une hallucination. À présent, rapproche tous ces faits… et tu en tireras la même conclusion que moi, c’est-à-dire que le banquier n’est pas enseveli au fond d’un tombeau, mais bel et bien entre les mains de gens qui avaient intérêt à le faire disparaître… Certains renseignements nous manquent encore… pour étayer ma conviction d’une façon inébranlable, mais je sais où les trouver et dès demain, je les aurai… Bonsoir, mon petit Moralès, je tombe de sommeil… Dors tranquille… Tu as le droit de faire un beau rêve… Moi, je me charge de le réaliser.

*

* *

Le lendemain matin, vers dix heures, les deux bandits, qui avaient eu un long et mystérieux conciliabule, se présentaient rue Milton, à l’Agence Céléritas.

Cocantin qui, depuis son entrée en fonctions, voyait, et pour cause, la clientèle de son oncle Ribaudet diminuer d’une façon progressive, donna l’ordre que l’on fît entrer immédiatement les visiteurs.

Diana, qui avait revêtu une toilette des plus élégantes, attaqua d’un ton fort aimable :

– Monsieur Cocantin, je vois que vous ne me reconnaissez pas…

– Mais si, très bien, au contraire : Mlle Marie Verdier… l’institutrice des Sablons…, affirmait Cocantin, qui, plein d’admiration pour la beauté de la jeune femme, ne se rassasiait pas d’en détailler les charmes.

Avec beaucoup de désinvolture, l’aventurière reprenait :

– Cher monsieur Cocantin, puisque nous sommes appelés, je l’espère, à entretenir de longs rapports ensemble, je dois vous déclarer que je ne m’appelle plus Marie Verdier… Décidée à embrasser la carrière du théâtre, j’ai pris le nom de Diana Monti.

– Très joli, très joli, approuvait le détective de plus en plus subjugué.

– Et maintenant, reprenait la dangereuse créature, permettez-moi de vous présenter mon ami le baron Moralès qui a tenu à m’accompagner dans la démarche très délicate que je suis venue tenter près de vous.

– Chère madame… monsieur le baron, invitait le détective avec le plus vif empressement, croyez que je vous écoute avec le plus vif intérêt et la plus parfaite attention.

– Monsieur Cocantin ! déclara la Monti, avec vous j’irai droit au but.

– Vous avez raison, madame, répliqua le neveu du sieur Ribaudet.

Et, désignant à sa cliente le buste impérial placé sur un cartonnier, il fit en prenant un air doctoral :

– Ayant appliqué à la police privée moderne les principes et la méthode de la police napoléonienne…

Mais il ne put continuer… D’un mouvement brusque, Diana s’était levée et, s’appuyant des deux mains sur le bureau, le buste penché en avant, sa tête presque au niveau de celle du détective, elle interrogea d’une voix âpre et presque menaçante :

– Monsieur Cocantin, où est Favraut ?

– Favraut ! s’exclama l’excellent Prosper, qui était à cent lieues de s’attendre à une question pareille. Favraut ?… mais il est mort !

– Alors, objectait Diana, comment se fait-il que son cercueil soit vide ?

– Son cercueil vide ?

– Je l’ai constaté moi-même, cette nuit, au cimetière des Sablons.

– Madame, permettez-moi de vous déclarer que je n’aime pas beaucoup ce genre de plaisanterie…

– Je parle très sérieusement… M. Favraut n’est plus dans son cercueil.

Et Cocantin, qui n’avait d’ailleurs aucune disposition pour le métier qu’il accomplissait… par héritage, balbutia en écarquillant les yeux :

– C’est inouï… c’est fou… c’est insensé ! Vous devez faire erreur…

– Je vous répète, insistait l’aventurière, que Favraut n’est plus dans sa tombe.

Alors Moralès, que sa maîtresse avait dûment stylé, s’écria en s’avançant vers le détective épouvanté :

– Celui qui a enlevé Favraut c’est Judex, et Judex, c’est vous !

– Moi !… Judex ! s’exclama l’infortuné Prosper, auquel cette accusation avait achevé de faire perdre la tête.

– Oui, vous, vous, vous ! scandait le rasta… tandis que Diana martelait :

– Cocantin, qu’as-tu fait de Favraut ?

Le détective privé était un peu trop neuf dans le métier et surtout beaucoup trop naïf pour se douter un seul instant du piège qui lui était tendu.

Incapable de dissimuler les sentiments qui l’agitaient, il laissa échapper :

– Je donnerais bien deux ans de ma vie pour n’avoir pas été mêlé à cette ténébreuse affaire.

Puis, lançant un regard désespéré vers le buste de Napoléon, il lui sembla entendre la voix du maître qui lui criait :

– Cocantin, défends-toi !

Quelque peu réconforté, le directeur de l’Agence Céléritas, tout en s’efforçant de prendre un air digne et offensé, fit d’une voix qui tremblait encore :

– Je proteste, baron, je proteste, baronne… Prosper Cocantin n’est ni un vampire, ni un assassin.

– C’est vous Judex ! insistaient les deux bandits.

– Je suis si peu Judex, affirmait Prosper, que j’ai été chargé de le rechercher.

– Par qui ? interrogeait Moralès.

– Par le banquier Favraut.

– Allons donc !

– Je vais vous en donner la preuve.

Alors le détective malgré lui, décidé à tout pour s’innocenter de la terrible accusation qui pesait sur lui, prit une petite clef attachée à sa chaîne de montre et, ouvrant un tiroir de son bureau, il en retira deux feuilles de papier tout en disant d’une voix qu’il s’efforçait de raffermir :

– Monsieur Favraut avait reçu, la veille et le jour de sa mort, deux lettres que j’ai cru devoir restituer à la famille ; mais j’en ai gardé copie. Les voici… veuillez en prendre connaissance.

En homme sûr de son fait et en paix avec sa conscience, il tendit les papiers aux deux bandits, tout en ajoutant :

– Vous constaterez, baron, et vous aussi, madame, que si j’avais été Judex, je me serais bien gardé de rapporter les originaux de ces deux lettres à la fille de cet infortuné banquier.

– Certainement, monsieur Cocantin, s’empressèrent de déclarer les deux bandits, qui avaient appris ce qu’ils voulaient savoir.

Enchantée d’être arrivée à ses fins, Diana ajoutait :

– Nous vous devons toutes sortes d’excuses… Nous sommes désolés !… Comment réparer nos torts envers vous ? Mais, que voulez-vous ? Nous avons été trompés par les apparences, influencés par certains racontars…

– Ah ! ça… par exemple…, s’effrayait Prosper. On dit…

– On dit tant de choses…, glissait perfidement l’aventurière, redevenue aimable. On ne peut pas empêcher les potins de se former, ni les gens de les faire circuler…

– M’accuser, moi… d’une pareille chose, s’indignait Cocantin. Tous ceux qui me connaissent savent très bien que je suis incapable de faire du mal même à une mouche.

– Le monde est si méchant.

– Me faire passer pour un homme qui se cache pour tuer les gens et qui enlève ensuite leur cadavre, mais c’est abominable ! Que dois-je faire pour mettre fin à une pareille calomnie ?…

– Il n’y a qu’un moyen insinuait la Monti : « Nous aider à retrouver Judex ! »

– Moi qui avais juré de ne plus m’occuper de cette affaire.

– Dans votre intérêt, encore bien plus que dans le nôtre, appuyait Moralès, j’estime que pour faire cesser tous ces commérages stupides, la première chose à faire pour vous est de découvrir ce mystérieux personnage.

– Le baron a complètement raison, appuyait Diana. D’autant plus qu’il est infiniment probable que ce gredin n’en restera pas là… Il est donc indispensable de couper le mal par la racine. En nous y aidant, monsieur Cocantin, non seulement vous vous serez rendu service à vous-même, mais vous aurez encore bien mérité de la société.

– Vous avez sans doute raison, reconnaissait Prosper, très ébranlé par les arguments de ses deux interlocuteurs.

– Nous pouvons donc compter sur vous ? demandait Moralès.

– Avant de m’embarquer dans une affaire aussi grave, j’ai besoin d’étudier encore le dossier.

– Cher monsieur Cocantin, reprenait la Monti, en se faisant très chatte et en enveloppant le détective privé d’un coup d’œil incendiaire…, je suppose que vous ne vous figurez pas un seul instant que je m’en vais vous faire travailler pour… mes beaux yeux ?

– Cela suffirait pour me décider…, ripostait galamment l’inflammable Prosper.

– Toute peine mérite salaire, poursuivait l’intrigante créature, qui, affectant une grande netteté, définit :

– Il y a cent mille francs pour vous, monsieur Cocantin, si vous réussissez.

Vaincu beaucoup plus par le regard prometteur dont l’ex-institutrice accompagnait son offre que par la promesse de cette forte somme, Cocantin s’écria en s’emparant des mains de l’aventurière et en les embrassant avec un peu plus d’ardeur qu’il n’eût peut-être convenu en présence du « baron » Moralès :

– C’est entendu… Comptez sur moi. Désormais, je vous suis tout acquis.

– À la bonne heure…, approuvait Diana… Discrétion absolue.

– Discrétion et célérité !

– Parfait !

– Que dois-je faire ? interrogeait naïvement le détective malgré lui.

– Attendre mes ordres ! déclara l’aventurière en achevant d’ensorceler Cocantin par son regard et son sourire.

– Tout va bien, fit Diana d’un air de triomphe, lorsqu’elle se retrouva dans la rue avec son amant.

Et, se penchant à l’oreille de son amant, elle ajouta :

– Tu vois bien que je ne bluffais pas quand je te disais que nous pourrions « récupérer » les millions du banquier.

– Ce qu’il faut avant tout, émettait Moralès, c’est retrouver Judex.

– Naturellement.

– Et tu crois que ce Cocantin est capable ?

– Lui ! ricana cyniquement la Monti. Il n’est pas plus fait pour être détective que moi pour être une honnête femme… Je me suis servie de lui pour me procurer les renseignements dont j’avais besoin pour marcher à coup sûr… Il me les a fournis. Je ne lui en demande pas davantage.

– Alors, pourquoi l’avoir mis dans notre jeu ?… Pourquoi surtout cette promesse de cent mille francs ?

– Tout simplement parce que j’ai besoin d’un homme qui, tout en me servant avec la plus docile fidélité, ne soit pas assez intelligent pour pénétrer mes secrets desseins et se laisse compromettre suffisamment pour qu’au cas échéant, je puisse faire retomber sur son dos toutes les responsabilités… Cocantin est le type rêvé de l’emploi… Sois sûr qu’il nous servira !

– Tu as du génie.

– Non, mais j’ai très faim… Emmène-moi déjeuner dans un bon restaurant. Nous rentrerons ensuite à la maison pour « travailler » ! Car, mon petit ami, je prévois que nous allons avoir beaucoup d’ouvrage !

Share on Twitter Share on Facebook