VI Le guet-apens

En attendant l’heure du dîner, Jacqueline Aubry lisait avec une douce émotion la lettre de Gisèle de Birargues qu’elle avait reçue le matin…

Château des Aigles près Florac

Chère Madame et amie,

Aussitôt arrivée ici, après un long et pénible voyage, je m’empresse de vous donner de mes nouvelles.

Mon frère n’avait pas exagéré. Maman et moi, nous l’avons trouvé très changé… Il avait une forte fièvre… Le médecin, sans être absolument inquiet, déclare que son état demande de grands soins… Il m’a priée de vous dire qu’il s’inclinait bien bas devant votre admirable générosité…

Aussitôt qu’il sera guéri, il demandera à notre père l’autorisation de faire un grand voyage en Extrême-Orient…

Et vous, chère madame, que devenez-vous ? Écrivez-moi… je serai si heureuse de vous lire… de passer quelques instants avec vous… Dès mon retour…

Jacqueline ne put continuer… On frappait à la porte… C’était la bonne madame Chapuis, qui, toute essoufflée et brandissant à la main un papier bleu, annonçait :

– Une dépêche pour vous, madame Bertin.

– Une dépêche ! fit Jacqueline surprise.

Aussitôt un cri douloureux lui échappa ; le télégramme était ainsi rédigé :

Venez vite, le petit’Jean est très gravement malade.

– Il ne me manquait plus que cette épreuve, s’écria Jacqueline en un sanglot. Mon Dieu, je vous avais donc remercié trop tôt !

Puis, dominant l’angoisse qui s’était emparée d’elle, elle décida :

– Il est six heures un quart… Il doit y avoir un train vers sept heures pour Loisy… J’ai encore le temps de le prendre… Dites, ma bonne madame Chapuis, pendant que je mets mon chapeau, voulez-vous m’envoyer chercher une voiture ?

– Très volontiers, mon enfant ! s’empressait l’hôtelière… Je regrette bien de ne pas pouvoir vous accompagner… Ce pauvre mignon, pourvu que ce ne soit pas grave.

Jacqueline, le cœur brisé, se demandait si cette dépêche laconique et brutale ne cachait pas une partie de la vérité… et si elle ne lui avait pas été adressée pour la préparer à une nouvelle encore plus mauvaise.

Tout en montant dans le taxi qui allait la conduire à la gare, elle songeait, rongée d’anxiété :

– Pourvu qu’il ne se soit pas livré à quelque nouvelle escapade, avec ce petit garçon, qui est habitué à rôder seul dans les rues… Pourtant, Marianne m’avait bien promis de les surveiller… Mais un accident est si vite arrivé… Ah ! oui, maintenant, je le sens plus que jamais, si je perdais mon fils, ce serait mon arrêt de mort !

Tout en s’efforçant de refouler ses larmes, la fille du banquier murmurait, comme si elle parlait déjà à son enfant.

– Me voilà, mon ange…, oui, voilà ta maman, mon bien-aimé.

Oh ! combien le trajet lui semble long… combien elle a hâte de le voir… d’entendre sa voix… d’être là près de lui… fixée… rassurée… Aussitôt le train arrêté, elle se précipite hors de la gare… Elle marche vite, très vite… Si elle osait, elle se mettrait à courir… La voici sur le pont qui traverse la Seine et qu’il lui faut franchir pour arriver jusqu’au village de Loisy… Le soir tombe… Tout est calme, silencieux en ce coin, généralement désert… D’ailleurs, c’est l’heure du dîner… Personne… Si… deux hommes qui s’avancent là-bas… les mains dans les poches, avec toutes les allures de tranquilles promeneurs… Ils se sont arrêtés au milieu du pont… Ils regardent avec une certaine insistance deux enfants qui pêchent à la ligne dans un bateau accroché à la rive.

– On y va tout de même, Crémard ?

– Oui, Coltineur.

– Mais les gosses ?

– Ils ne nous voient pas, et c’est toujours pas eux qui la tireront d’affaire.

Jacqueline, tout à la pensée de son fils, arrive à la hauteur des deux bandits… Elle va les dépasser, mais voilà qu’ils se jettent sur elle… Ils lui recouvrent la tête d’une sorte de voile noir… et avant que la malheureuse ait eu le temps de se défendre… ils la précipitent dans la Seine, par-dessus le parapet…

Tandis que la mère du petit Jean disparaît dans les flots, Crémard et Coltineur, leur audacieux et immonde exploit accompli, s’en vont vite rejoindre Diana et Moralès, qui, de l’autre côté du pont, les attendent anxieusement dans une rapide automobile.

*

* *

… Or, Jeannot ne s’était jamais si bien porté.

Devenu l’inséparable du môme Réglisse, il s’en allait chaque jour avec lui à l’école du village.

Les deux enfants étaient très sages… Si Jeannot avait profité de la leçon que lui avait donnée sa mère, le môme Réglisse se montrait lui-même très raisonnable… Pour rien au monde, il n’eût voulu se livrer à la moindre incartade qui eût compromis sa nouvelle situation dont il appréciait énormément les avantages… Bien couché, bien nourri, ayant troqué son fantaisiste costume pour des vêtements de petit paysan dans lesquels il se trouvait tout à fait à son aise, il éprouvait une vive reconnaissance envers son jeune ami auquel il devait tout ce bonheur. Cette gratitude s’était traduite en une affection et un dévouement qui ne demandaient que l’occasion de se manifester de toutes les manières.

Or, un samedi que Jean était revenu de l’école avec la croix et que le môme Réglisse avait rapporté lui-même une ample moisson de bons points, le père Bontemps et sa fille Marianne, occupés tous deux au jardin, et complètement rassurés sur l’état d’esprit de leurs deux pensionnaires, avaient cru pouvoir se départir quelque peu de leur surveillance habituelle et les autoriser à aller jouer une partie de cache-cache avec leurs petits camarades…

Sans doute, les deux bambins ruminaient-ils depuis quelque temps déjà un de ces complots enfantins qui font sourire les papas et trembler les mamans… Car après avoir échangé un rapide coup d’œil d’intelligence, tous deux, sans dire un mot, au lieu de se rendre sur la place de la Mairie, où avaient lieu les ébats ordinaires et extraordinaires de la jeunesse dorée de Loisy, se faufilèrent dans un chemin creux qui conduisait jusqu’à la Seine…, et, après avoir coupé dans une haie deux gaules de dimensions modestes, ils pénétraient dans une petite boutique en planches achalandée par les nombreux pêcheurs qui, le dimanche, s’en viennent de Paris se reposer de leurs fatigues en déclarant une guerre acharnée aux ablettes et aux goujons.

En sa qualité de directeur-administrateur-caissier de l’association, le môme Réglisse auquel Jeannot avait remis la pièce de vingt sous qu’au nom de sa maman la bonne Marianne venait de lui donner en récompense de sa sagesse, fit l’emplette de deux lignes et d’une poignée d’asticots… Puis, revenant vers son compagnon qui l’attendait sur la berge, il le fit monter avec lui dans un petit bateau amarré à la rive, à quelques mètres du pont qui traverse la Seine en cet endroit… Fort adroitement, Réglisse eut vite fait de monter les deux lignes et de les amorcer… Passant l’une à son ami et lançant l’autre d’une main exercée, il s’exclama :

– Maintenant, les poissons n’ont qu’à bien se tenir !

La séance durait déjà depuis un bon moment, sans autre résultat, d’ailleurs, que deux ou trois emmêlages de fils que le môme avait débrouillés avec une dextérité remarquable… lorsque tout à coup… Réglisse poussa un cri :

– Mince alors ! une dame dans le bouillon !

Les deux petits, qui, l’œil sur leurs bouchons, n’avaient rien aperçu du drame atroce qui venait de se dérouler sur le pont, virent tous deux en même temps une forme humaine s’enfoncer dans le fleuve.

Jeannot avait poussé un cri de terreur… Mais le môme Réglisse, avec une rapidité de décision remarquable, lançait aussitôt :

– T’en fais pas, mon gosse… bouge pas surtout, et laisse-moi me débrouiller… Quand je travaillais du côté d’Auteuil, j’ai aidé des mariniers à retirer des macchabées de la flotte… C’est pas malin… Et puis, on est costaud ou on ne l’est pas !…

Enlevant l’amarre qui retenait le bateau à la berge le môme Réglisse sauta sur les avirons et se mit à « nager » avec une vigueur et une régularité qui révélaient un réel entraînement vers l’endroit où la victime du drame avait disparu.

Au moment où le petit bateau arrivait à la hauteur de la première pile du pont, Jacqueline revenait à la surface.

– La vlà…, s’écria Réglisse… Et, saisissant une gaffe qui se trouvait au fond de la barque, il eut le temps d’accrocher par ses vêtements la malheureuse, au moment où pour la seconde fois, elle allait couler à pic.

– À toi, Jeannot…, ordonna le merveilleux petit bonhomme, cramponne-toi au morceau de bois… et ne lâche pas la rampe… Sans ça la « poule » boirait encore la goutte, et y aurait pas moyen d’aller la chercher.

Le petit Jean, entraîné par l’énergie de son camarade, saisit la gaffe… employant tout ce qu’il avait de force, le pauvre mignon… à exécuter les instructions de son ami qui sans perdre une seconde avait saisi les avirons et regagnait la rive distante à peine de trois ou quatre mètres…

Enfin, grâce à ses efforts, le bateau entraînant le corps de l’infortunée, s’en vint échouer sur la rive…

Ce fut alors seulement qu’inconscients de leur acte héroïque… ils songèrent à appeler au secours… Comme personne ne leur répondait, Réglisse voulut enlever le voile qui recouvrait le visage de la pauvre femme…

Un cri lui échappa…, tandis que, du geste, il écarta le petit Jean et lui ordonna :

– Va à la maison chercher du secours… Cavale, mon gosse… Cavale !

C’est que le môme avait reconnu dans la noyée la maman de son petit ami. Alors, dans l’intuition exquise de son cœur excellent, il ne voulut pas que Jeannot la vît comme ça, tout de suite… avant qu’il fût certain lui-même qu’elle était encore vivante.

Et… le petit héros, ainsi qu’il l’avait vu faire aux mariniers, s’empressa de pratiquer les mouvements rythmiques destinés à rétablir la respiration de la noyée.

Oh ! le brave enfant… il suait sang et eau… Tout essoufflé, il n’en pouvait plus de l’effort inouï qu’il venait de fournir, mais n’importe… il allait… toujours…, allait jusqu’au bout… et, lorsqu’un premier souffle s’échappa des lèvres de Jacqueline, le môme Réglisse demanda :

– Ça va t’y mieux, ma bonne dame ?

Puis, il s’écria avec un accent de triomphe :

– Il va être rien content, mon gosse, que je lui aie rendu sa maman !…

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