V L’Obsession

À plusieurs reprises, Diana Monti, qui semblait en proie à une vive anxiété, s’était rendue à l’une des fenêtres du salon qui donnait sur la rue… et, chaque fois, elle s’était prise à murmurer avec agacement :

– Pourvu qu’il ait trouvé Crémard ! Ce serait bien désagréable s’il l’avait manqué… Si nous voulons réussir, il n’y a pas un moment à perdre.

Visiblement obsédée par une idée qui semblait s’être incrustée en elle, elle fit entre ses dents.

– Oh ! les millions de Favraut… les tenir, enfin !… Quelle revanche !

L’aventurière, rapidement, se faisait à elle-même le résumé de sa vie… Elle était le fruit d’un de ces ménages interlopes qui n’exercent aucune profession définie, et ne doivent la plupart du temps leur existence qu’à des expédients qui leur font chaque jour risquer la police correctionnelle et même la cour d’assises… Ses parents remarquant sa précoce beauté voulurent en faire une danseuse et l’envoyèrent en Italie apprendre ce métier. À seize ans elle fut enlevée par le prince Martelli, l’un des plus grands seigneurs de Rome qui, follement épris de la jeune ballerine, l’arracha définitivement au milieu où elle vivait, et non seulement la combla de cadeaux magnifiques, mais lui fit encore donner une éducation et une instruction très complètes… Diana mena pendant plusieurs années une existence des plus brillantes et des plus heureuses… Mais, un jour, le prince Martelli mourut subitement sans avoir eu le temps d’assurer l’avenir de sa maîtresse.

Celle-ci dut liquider sa situation… L’argent qui lui resta ne tarda pas à lui fondre dans les mains… et, ses mauvais instincts reprenant le dessus, elle devint promptement l’une de ces « fleurs de vice » qui, sans souci du lendemain, ne demandent au jour qui vient que l’assurance de cette vie d’oisiveté honteuse et de factice plaisir que volontairement elles ont choisie… Cela dura jusqu’au jour où un hasard la mit en présence du banquier Favraut, à Nice… sur un banc de la Promenade des Anglais, où complètement décavée au jeu, sans le sou, n’ayant même plus la ressource de vendre des bijoux depuis longtemps engagés au Mont-de-Piété, elle était venue s’échouer.

Favraut, voyant une petite femme simplement mise, et en proie à une profonde tristesse, s’était approchée d’elle… et l’avait questionnée… Diana, reconnaissant le célèbre marchand d’or qu’elle avait croisé plusieurs fois au casino, sans qu’il fît le moindrement attention à elle, se dit que si elle avouait la vérité au puissant financier, qu’elle s’appelait Marie Verdier… (c’était d’ailleurs son vrai nom)… qu’elle était institutrice, sans place, sans relations, sans espérance… que certes il ne tiendrait qu’à elle de sortir, et promptement de cette situation douloureuse… mais qu’elle aimait mieux mourir que de devoir son bonheur à de pareils moyens… Bref, elle manœuvra si habilement que Favraut qui, pour la première fois de sa vie, avait senti vraiment battre son cœur d’amour, l’installait chez lui comme institutrice de son petit-fils.

Trop épris pour entrevoir un seul instant tout ce qu’il y avait de choquant dans cet acte, rassuré par les excellents certificats que Marie Verdier s’était fabriqués elle-même, le marchand d’or se passionna d’autant plus pour la belle Diana que celle-ci, se cuirassant de la plus austère vertu, s’était toujours opiniâtrement refusée.

Désormais, elle ne voulait plus être la maîtresse, mais la femme.

L’on sait qu’elle avait été sur le point d’atteindre son but… Et maintenant qu’après la désillusion de cette splendide affaire manquée, elle sentait revivre son rêve, toute sa volonté, qu’elle avait formidable, se tendait dans le désir le plus inouï qui eût pu avoir germé dans le cerveau d’une aventurière : reconstituer l’édifice écroulé… en remettant la main sur l’homme qu’elle avait déjà amené à sa merci… Le plan machiavélique qu’elle avait déjà forgé se déroulait dans son esprit… tel que seul un être de l’envergure de cette femme pouvait l’accepter. Il se résumait en ces quelques mots : retrouver Judex… le contraindre à lui rendre Favraut… faire réclamer à l’Assistance publique les millions abandonnés à celle-ci par la fille… l’épouser… et achever son œuvre en se faisant assurer par lui une véritable fortune.

Pour en arriver là, plus que jamais elle était résolue à tout…

Quiconque l’eût aperçue à ce moment, vautrée sur son divan, la tête appuyée entre les mains, la bouche entrouverte en un rictus d’ambition affreux, les yeux hypnotisés par l’abîme d’infamie dans lequel délibérément elle allait se plonger, eût reculé comme à l’aspect d’un monstre ou d’une bête féroce !

Un coup de sonnette l’arracha à cette horrible méditation… C’était Moralès qui rentrait.

– Tu as été bien longtemps, reprocha aussitôt Diana avec nervosité.

– Ce n’est pas de ma faute, répliqua le rasta, qui semblait plier de plus en plus sous le joug de son impérieuse maîtresse. Crémard n’était pas chez lui. J’ai dû le chercher pendant deux heures. J’ai fini par le découvrir, en train de faire une partie de cartes avec quelques amis, dans un petit estaminet aux environs de la gare du Nord.

– Viendra-t-il ?

– Ce soir, il m’a promis d’être à six heures précises à la maison avec le « Coltineur ».

– Tout va bien, je te remercie.

Il y eut entre les deux amants un de ces instants de silence lugubre dans lesquels il semble planer comme de la mort.

Puis, Moralès, qui avait enlevé son chapeau et son pardessus, s’approcha de sa maîtresse… et, lui prenant la main, il fit d’une voix où perçait de l’inquiétude.

– Diana, tu vas encore dire que je suis un trembleur.

– Pourquoi ?

– Certes, je ne doute pas que tu réussisses entièrement dans tes projets… J’ai la conviction, comme toi, que fatalement nous découvrirons Judex et que nous retrouverons Favraut… Mais as-tu bien réfléchi à une chose ?

– À quoi donc ?

– Favraut a une fille… Elle te connaît… Elle peut parler…

– Elle ne parlera pas.

– Pourquoi ?

– Parce que ce soir elle aura cessé de vivre !…

– Non, non, pas cela ! Je ne veux pas ! s’écria Moralès, devenu blême.

– Hein, quoi, qu’est-ce que tu dis ? Tu ne veux pas !… sursauta la misérable.

– Je suis un voleur, c’est entendu…, ripostait le rasta en un réveil subit de conscience qui semblait sincère… Mais devenir un assassin, jamais !

– Qui te demande de tuer ?

– Toi !

– Tu es fou ! Puisque Crémard et le « Coltineur » seront là, tu n’auras pas besoin de mettre la main à la pâte.

– Qu’importe !… je serai toujours complice… Et puis… demain qui me dit que tu n’exigeras pas que je frappe moi-même ?

– Mon petit Mora… prends garde ! fit l’aventurière sur un ton de calme effrayant… Tu sais que je n’ai pas l’habitude de perdre mon temps en paroles inutiles. Tu feras ce que tu voudras… Tu resteras ou tu t’en iras… Mais, sache une chose… c’est que si tu refuses de m’obéir, on saura immédiatement que le baron Moralès s’appelle Robert Kerjean… qu’il est le fils du meunier des Sablons, condamné à vingt ans de bagne, pour vols, faux, abus de confiance, etc., et qu’il est lui-même recherché par la police pour avoir dévalisé…

– Tais-toi !…

– Choisis !

Accablé, l’amant de Diana se laissa tomber sur un siège.

Alors, dans l’effroi de l’expiation d’une faute qui lourdement, pesait sur lui, dans la veulerie de son âme sans caractère, de son cœur sans ressaut, de sa volonté sans énergie, il murmura d’un air abattu.

– Eh bien, c’est dit ! La fille de Favraut disparaîtra cette nuit.

*

* *

À la même heure, Judex, à cent lieues de soupçonner le nouveau danger qui menaçait Jacqueline, et laissant son prisonnier sous la garde du vieux Kerjean et de son frère, quittait le Château Rouge pour une destination inconnue.

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