II L’Éternelle Dalila

Après un long et mystérieux conciliabule avec Kerjean, Judex avait quitté le Château-Rouge en compagnie de sa mère et de son frère.

L’ancien meunier des Sablons, après avoir apporté à son prisonnier sa nourriture quotidienne, rejoignit son fils qui l’attendait dans une chambre aménagée pour lui dans l’un des souterrains du château.

Depuis la scène terrible qui s’était déroulée au moulin tragique, Moralès, ou plutôt Robert Kerjean, n’avait cessé de manifester le plus sincère repentir.

Cependant, malgré le pardon de son père et l’accueil si favorable de Judex, il restait plongé dans une profonde mélancolie… Pendant de longs instants, il demeurait silencieux, la pensée perdue dans un rêve… la tête cachée entre les mains… Ce fut ainsi que le vieux Kerjean le trouva.

– Robert, fit-il, je suis inquiet de toi… cette tristesse que tu ne sembles pas pouvoir surmonter me cause une vive anxiété… J’ai peur que la confession que tu m’as faite ne soit pas aussi complète que j’étais en droit de l’espérer.

– Pourtant…, déclarait Moralès, je vous ai dit toute la vérité.

– Tu aurais tort de te défier de moi… Je t’ai pardonné de tout mon cœur ; et Judex me disait hier encore qu’il était prêt à te procurer tous les moyens dont tu aurais besoin pour te refaire une existence de travail et de probité.

– Mon père, reprenait l’ancien amant de Diana Monti, jamais je n’oublierai la preuve d’admirable affection que vous m’avez donnée ; et je resterai toujours reconnaissant envers Judex de ce qu’il a fait pour vous et de ce qu’il veut faire pour moi… Mais…

Et Robert Kerjean s’arrêta en proie à un trouble qu’il ne pouvait maîtriser davantage.

– Mais ? reprenait l’ancien bagnard… Voyons, mon fils, parle… explique-toi.

Et comme Moralès gardait le silence, le vieux Kerjean reprit :

– Je crois comprendre… Cette femme… Tu l’aimes encore… n’est-ce pas ?

Sans répondre à la question que lui posait son père, le jeune homme déclara d’une voix tremblante :

– Mon père, je ne puis pas rester davantage ici… Il faut que je m’éloigne, que je m’en aille loin… très loin, emporté dans une existence faite à la fois d’action et de devoir.

– Moi qui espérais tant te garder près de moi !

– Je vous répète qu’il faut que je m’en aille.

– Tu es donc plus atteint que je ne le pensais ?

– Peut-être…, soupira Moralès.

Et, tendant à son père une lettre qu’il venait de terminer et qui portait l’adresse de Judex, il dit simplement :

– Lisez !

C’était un de ces billets laconiques… mais expressifs, qui paraissent avoir été dictés par la plus inébranlable résolution :

Pardonnez-moi de quitter le Château-Rouge sans vous prévenir. Mon père vous remettra cette lettre. Mon intention est de m’engager dans la Légion étrangère pour me réhabiliter. Laissez-moi vous remercier encore, et me dire à jamais votre dévoué serviteur.

ROBERT KERJEAN.

– Mon pauvre enfant ! reprenait Kerjean, qui avait peine à retenir ses larmes… Je n’ai pas le droit de chercher à te faire revenir sur ta décision… Si tu l’as prise, c’est que tu l’as jugée indispensable.

– Oui, père.

– Eh bien ! va… et tâche de revenir avant que moi je sois parti pour toujours. Mon seul désir, à présent, est que ce soit la main d’un honnête homme, la tienne, mon Robert, qui me ferme les yeux.

– Soyez tranquille, affirma Moralès… vous serez content et fier de moi…

– Alors, embrasse-moi, mon fils… au revoir, et bon courage !

Robert Kerjean avait donc regagné Paris…

Il était trop tard pour qu’il se rendît au bureau de recrutement où il devait contracter l’engagement qui allait faire de lui un nouvel homme ; il avait remis cette formalité au lendemain… et, après avoir fait le choix d’un modeste hôtel, il était allé, pour tuer le temps, flâner sur le boulevard.

Bientôt, se sentant envahi par une lassitude physique et morale indéfinissable, il entrait dans un café, s’asseyait à une table, commandait un porto, et réclamait les illustrés… qu’il se mit à feuilleter, machinalement, sans intérêt… pour les abandonner presque aussitôt… comme s’il eût été entièrement absorbé par une pensée unique, prédominante.

Cet établissement où le hasard l’avait fait entrer, en évoquant en lui le plus brûlant des souvenirs, venait de raviver l’incendie qui, intérieurement, le dévorait.

Là, en effet, quelques jours auparavant, il s’était arrêté avec Diana.

Il revoyait la table devant laquelle ils s’étaient installés côte à côte.

Il se rappelait que jamais sa maîtresse n’avait été plus belle, plus voluptueuse et captivante.

Que de beaux projets ils avaient échafaudés !… Il l’entendait encore lui dire de sa voix qui savait si bien le prendre, lui murmurer :

– Tu verras que lorsque nous serons heureux, nous nous aimerons mieux encore.

Par un phénomène d’autosuggestion, beaucoup plus fréquent qu’on ne le pense, Moralès retrouvait Diana à la place qu’elle occupait… Enveloppé par son regard, fasciné par son sourire, il fut même, tel un halluciné, sur le point de se lever, d’aller vers elle… Mais la réalité le ressaisit un instant… Il régla sa consommation, partit, toujours obsédé par l’image de l’adorée… qui le précédait, et semblait le guider… ou plutôt l’attirer sans qu’il pût s’en défendre, tant elle exerçait sur lui une de ces attractions auxquelles nulle volonté humaine ne saurait résister.

Et ce fut ainsi que, presque involontairement, il arriva jusqu’à la maison où demeurait Diana et où elle était revenue depuis la veille.

Alors, il eut un éclair de raison.

– Si j’entre, se dit-il, je suis perdu !

Il voulut fuir… Mais on eût dit qu’une puissance fantastique, infernale, le clouait sur le sol ; et il demeura là… les yeux tendus vers les fenêtres de l’aventurière comme s’il espérait apercevoir une dernière fois, avant de s’en aller pour toujours, la silhouette adorée… afin de la graver à jamais en lui, dans le renoncement de son amour, dans l’adieu de tout son être.

Et voilà que tout à coup un rideau se soulève… C’est elle !… Le cœur de Moralès bat à se rompre… Oh ! cette femme !… cette femme, comme il l’aime encore… comme il la désire toujours ! Mais il lutte encore. Et il va s’éloigner à jamais, cette fois, brisé… à moitié fou ; mais purifié par le plus déchirant des renoncements, le plus cruel des sacrifices… lorsqu’il aperçoit distinctement une autre silhouette près de Diana, un gentleman élégant, distingué… qui sourit amoureusement à sa maîtresse.

– Elle a un amant… un amant ! s’écrie Robert Kerjean, fou de rage.

Mordu par la plus atroce des jalousies, il sent tout à coup s’effondrer ses bonnes résolutions… Emporté par un souffle de tempête, il se précipite dans la maison, gravit, quatre à quatre les escaliers, sonne violemment à la porte de l’aventurière et, bousculant la femme de chambre qui est venue lui ouvrir… il pénètre dans le salon où la Monti est en train de « flirter » audacieusement avec sa nouvelle conquête.

– Toi ! s’écria la Monti, vivement surprise et mécontente.

– Diana, dit le fils de Kerjean, d’une voix sifflante, je voudrais te parler seul à seul.

En même temps qu’elle a compris les difficultés de la situation, la fine mouche a trouvé le moyen d’y faire face.

Avec son plus aimable sourire, elle présente immédiatement :

– Monsieur le vicomte Amaury de la Rochefontaine… Monsieur le baron Moralès, mon ami, dont je vous ai souvent parlé.

Et sans donner le temps à Robert de placer un mot, elle explique, prévenant ainsi tout éclat :

– Monsieur de la Rochefontaine qui, ainsi que tu le sais, était fiancé à Mme Jacqueline Aubry, et que j’ai connu aux Sablons… Il était venu me demander quelques renseignements au sujet de la mort de ce pauvre M. Favraut.

Un peu calmé, Moralès s’incline légèrement devant Amaury qui, après lui avoir rendu son salut, déclare, sur un imperceptible clignement d’œil de Diana qu’il a saisi au passage et dont il a deviné la signification :

– Je vous laisse, chère madame… et à bientôt, j’espère.

Après avoir baisé la main que lui tend la Monti, il s’éloigne, laissant les deux amants en présence.

Alors… au lieu d’éclater en véhéments reproches, ainsi que s’y attend Robert, l’ensorceleuse s’avance vers lui et, plus séductrice que jamais, elle lui dit, tout en l’entourant de ses bras souples… caressants :

– Je t’attendais… J’étais tranquille ! Je savais bien que tu reviendrais près de moi.

Moralès répond :

– J’ai voulu te dire un dernier adieu avant de partir pour toujours.

– Partir pour toujours ! reprend l’aventurière en feignant un vif et douloureux étonnement.

– Oui, après ce qui s’est passé, nous ne pouvons plus nous revoir.

– Pourquoi ?

– Parce que je ne veux pas devenir un assassin !

À ces mots, Diana Monti, en habile comédienne, dégagea lentement son étreinte et murmura sur un ton de regret amer, de tristesse infinie :

– C’est vrai… j’ai été folle… Empoignée par la volonté d’être riches et de nous créer à nous deux une existence de bonheur et de joie, j’ai perdu toute notion du bon sens, je me suis laissée aller aux plus imprudentes extravagances… Je le reconnais, j’ai failli t’entraîner avec moi dans l’abîme. Mais je n’ai pas eu besoin de te revoir pour me rendre compte combien j’avais été insensée. J’ai compris tout de suite, et je ne t’en ai même pas voulu d’avoir eu la pensée de me livrer à Judex… Tu étais dans ton droit. N’avais-je pas manqué te conduire à l’échafaud ?

Et se laissant tomber sur un divan, sachant avec une habileté infernale trouver les larmes qui trompent, les mots qui aveuglent, elle poursuivit :

– Je me suis bien transformée en quelques jours… Je ne suis plus la même femme… Maintenant, je n’ai plus qu’un désir, vivre en paix… ignorée… loin du monde… dans un coin perdu de la terre… Eh bien ! mon ami, cette tranquillité après laquelle j’aspire, c’est toi, c’est toi seul qui peux me la donner.

– Moi !… s’effarait Robert Kerjean, qui luttait violemment pour ne pas se laisser reprendre par cette femme.

Et il ajouta déjà avec moins d’énergie :

– Puisque je m’en vais pour toujours !…

– Tu ne m’aimes donc plus ?

Moralès se tut.

Ce silence était plus éloquent qu’un aveu enflammé.

Diana, sentant qu’elle reprenait l’avantage, chercha sa main, la prit, l’attira vers elle, et de plus en plus câline, diaboliquement fascinatrice, elle insinua :

– Moi, je t’adore… Crois-moi, je ne t’ai jamais autant aimé que depuis le moment où je me suis aperçue du mal que je t’avais fait… Et toi aussi, tu m’aimes… Allons, ne t’en défends pas… Tu as été vivement impressionné par l’apparition subite de ton père… Mais je suis bien certaine que, lorsque tu t’es retrouvé seul en face de ton cœur, tu m’as regrettée, tu m’as désirée… comme tu me regrettes et me désires en cet instant… Comme toujours, tu hésites, tu trembles… Dans ton âme, dans ta pensée, tu n’oses même pas te demander si tout cela n’est pas réparable… et il faut que ce soit moi qui te rende encore le courage, non plus cette fois pour frapper Jacqueline, mais pour m’aider à sauver son père.

– Que veux-tu dire ? tressaillit Moralès.

– Je te le répète… ta tranquillité, la mienne… je ne veux pas dire notre amour… puisque tu sembles t’être détaché de moi…

– Diana ! protesta Robert en un cri de détresse.

– Notre amour… soit…, triompha l’aventurière, dépend désormais de ta volonté.

– Explique-toi.

– Promets-moi de m’écouter avec calme, et de me répondre avec franchise.

– Parle !

– Tu sais où est Favraut !

– Mais…

– Tu le sais !… Si… Nous le délivrerons… c’est la fortune pour nous deux.

– Diana !

– Laisse-moi finir ! Devenus riches… nous partirons loin… très loin… pour mener une vie heureuse… la vie rêvée… N’avais-je pas raison de te dire que désormais notre avenir, notre bonheur dépendaient uniquement de toi ?

Moralès, les sourcils froncés, l’œil inquiet, le front barré d’un pli, répondait :

– Ce que tu me demandes là… est impossible…

– Impossible… et pourquoi ?

– Parce que j’ai promis.

– Promis quoi ?… Promis à qui ?

– À mon père… de ne jamais révéler à qui que ce soit au monde l’endroit où Judex retient Favraut prisonnier.

Diana eut un tressaillement d’allégresse.

Maintenant qu’elle était entièrement fixée, elle n’avait plus qu’à manœuvrer en conséquence, et elle s’y connaissait.

– Ton père, fit-elle aussitôt… je ne voudrais pas te dire du mal de lui… Mais enfin, permets-moi de trouver un peu excessif et singulièrement étrange… ton profond respect et ta subite tendresse pour un homme loin duquel tu as si longtemps vécu… et qui, pour te prouver son affection, n’a pas trouvé d’autre moyen que de se faire condamner à vingt ans de travaux forcés.

– Je t’en prie, ne raille pas le sentiment qui m’a fait redevenir un honnête homme !

– Je ne raille pas… je constate… et c’est dommage ! Si j’exigeais de toi une chose périlleuse ou malhonnête… je comprendrais… Mais, somme toute, manquer de parole à un père pareil, et cela pour délivrer un malheureux que l’on séquestre arbitrairement, ce n’est pas une action assez répugnante pour qu’en t’y refusant tu nous sacrifies tous les deux.

Les yeux baissés, de plus en plus indécis, prêt à faillir, Moralès demeura silencieux. Tout en se levant, l’aventurière fit d’un ton dégagé :

– Tu ne veux pas !… C’est bon, n’en parlons plus… Je connais quelqu’un qui se chargera de la besogne.

– Qui donc ?… sursauta le fils du vieux Kerjean.

– Amaury de la Rochefontaine.

À ce nom, Moralès eut un sursaut de colère.

– Lui ! fit-il.

– Pourquoi pas ?

– Je ne veux pas !

– De quel droit m’imposerais-tu désormais ta volonté… puisque nous ne sommes plus rien l’un à l’autre ?

– Plus rien !… éclata Robert en saisissant à son tour la main de sa maîtresse. Plus rien !… mais tu ne vois donc pas que je souffre toutes les douleurs ?

– Quand tu pourrais être si heureux !

– Diana !

– Où est Favraut ?

– Il est… il est…

Mais Moralès s’arrêta…

Une crainte terrible venait de l’empoigner.

– Et Jacqueline ? reprit-il d’une voix blanche.

– Jacqueline ? fit la Monti en haussant les épaules…

– Elle sait bien des choses… elle en sait même tellement que tu voulais la supprimer.

– Et après ?

– Alors… j’ai peur…

– De quoi ?

– J’ai peur que tu ne veuilles encore…

– Ne dis donc pas de bêtises !…

Avec un sang-froid extraordinaire, une présence d’esprit incomparable, l’aventurière posa :

– J’ai trouvé un intermédiaire qui se chargera de traiter toutes ces questions, sans que nous ayons besoin de nous y mêler ostensiblement.

– Cocantin, sans doute ?

– Non… il est trop bête.

– Alors… qui ?

– L’homme qui était là tout à l’heure.

– La Rochefontaine ?

– Oui… La Rochefontaine, que tu as si stupidement pris pour mon amant, et qui n’est, en réalité, pour nous, qu’un associé d’autant plus précieux que je le tiens, et que je le mets au défi de me glisser dans les mains… Allons… Mora, sois raisonnable… ce que je te demande est peu de chose ; et cependant, de ton refus ou de ton acceptation dépend toute notre existence. Aide-moi à délivrer Favraut… Tu le peux ! Cela même t’est facile, très facile… et je suis à toi pour toujours. Réponds-moi, Moralès… Pourquoi tes yeux fuient-ils les miens ?… Pourquoi ta bouche se dérobe-t-elle à mes baisers ?… Tu préfères donc t’expatrier… t’en aller dans un pays meurtrier… chercher une mort cruelle autant qu’inutile ? Mais à peine aurais-tu signé cet engagement que tu le regretterais amèrement… Car tu m’as dans le sang… C’est bien fini, tu ne pourras pas m’oublier, pas plus que je ne t’oublierai moi-même… Mora… mon ami… tu veux donc à tout prix deux malheureux ?… Non, non, cela ne sera pas. Nous nous aimons trop, nous avons été trop l’un à l’autre pour ne pas nous rapprocher aujourd’hui en une étreinte qui ne nous permettra plus de nous séparer !

La terrible ensorceleuse, qui n’avait jamais été plus enveloppante, ni plus belle, se suspendait au cou de son amant… cherchant ses lèvres… Et ce fut le baiser ardent… auquel rien ne résiste… baiser de volupté, de traîtrise et de mort…

La gueuse avait reconquis le dévoyé.

Maintenant, Moralès était bien à elle, prêt de nouveau à toutes les lâchetés, à toutes les trahisons, à toutes les infamies.

Toutes ses bonnes résolutions avaient fondu sous les caresses de Diana, comme la neige au soleil.

Et d’une voix rauque, étranglée… secouée par le frisson du crime, le parjure articula :

– Donne-moi trois hommes sûrs et une auto rapide… et je jure que Favraut sera ici cette nuit !

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