I Lui !

– Je veux le voir !

– Mère !

– Je vous dis que je veux le voir… Conduisez-moi près de lui… Je l’exige !

C’est en ces termes, prononcés avec un accent d’âpreté farouche que Mme de Trémeuse avait imposé sa volonté à ses fils.

Jacques et Roger n’avaient qu’à obéir.

Quelques instants après, ils partaient en automobile avec leur mère, pour le Château-Rouge.

Durant tout le trajet, Mme de Trémeuse demeura enfermée dans la plus tragique des méditations.

Ainsi, elle allait se trouver en face de cet homme… où plutôt de ce monstre, qui, avec la cruauté d’un tigre, avait jadis si implacablement mis son honneur en pièces !

Toutes ces idées de vengeance, un instant apaisées par le baiser si pur du petit Jean, l’empoignaient de nouveau.

Mais cette fois, ce n’était plus pour reprocher à ses fils d’avoir failli à l’exécution de leur tâche… d’avoir manqué au serment qu’elle avait exigé d’eux… et de s’être écartés de la route sanglante qu’elle leur avait elle-même tracée. Au contraire, une sorte de joie féroce faisait battre son cœur de Corse…

Bientôt, n’allait-elle pas assister au spectacle de son ennemi à terre, emmuré vivant dans un cachot, dont rien au monde ne pourrait le faire sortir ?… Et elle sentait en elle le rayonnement du plus terrible des orgueils, à la pensée qu’elle pourrait enfin clamer à ce misérable, effondré devant elle :

– C’est moi qui t’ai brisé à mon tour !

Lorsque, au lointain, les ruines majestueuses du château, qui dominait la vallée de la Seine, apparurent à ses yeux, un sourire étrange erra sur ses lèvres… Elle touchait au but de son voyage, prête à vivre l’heure la plus formidable peut-être de son existence. Guidée par ses fils, elle s’engagea dans le dédale de sentiers accédant à la vieille forteresse, puis elle pénétra dans les souterrains et parvint jusqu’au laboratoire de Judex… où Kerjean, gardien vigilant, ne cessait d’observer le prisonnier.

– Quel est cet homme ? interrogea la femme en noir.

Judex répondit aussitôt :

– Il s’appelle Pierre Kerjean… Après avoir été la victime de Favraut, il est devenu son geôlier. Il l’exècre autant que nous le haïssons… Nous pouvons compter sur lui comme sur nous-mêmes.

Comme Kerjean s’inclinait respectueusement devant la grande dame, celle-ci reprit d’une voix frémissante :

– Et lui ?… Où est-il ?

– Venez, ma mère, reprit Jacques en conduisant sa mère jusqu’au miroir qui permettait de suivre rigoureusement tous les mouvements du captif dans sa cellule.

La fille des Orsini ne put réprimer un cri de surprise.

Dans l’être tassé, recroquevillé sur lui-même et gisant sur un lit de sangle, il était impossible de reconnaître celui qui, quelques semaines auparavant était encore un des maîtres de la finance, un des plus opulents marchands d’or de la capitale.

Une barbe inculte envahissait son visage… Ses cheveux hirsutes retombaient sur son front… et le costume de forçat dont il était revêtu achevait de lui donner une allure sinistre entre toutes… Une plainte incessante qui commençait en un souffle pour devenir bientôt une sorte de rugissement sourd, de grondement rauque, effrayant, s’échappait de ses lèvres, frangées d’écume…

L’œil était fixe, blanc, atone… et les mains demeuraient obstinément crispées sur les genoux, presque ramenés à la hauteur du menton.

– Lui !… Lui !… répétait Mme de Trémeuse qui n’aurait jamais soupçonné jusqu’à quel état de dégradation physique et morale peut tomber un criminel qui est incapable de se repentir et se voit tout à coup plongé dans la plus affreuse des désespérances.

Et pourtant cette vision terrifiante ne suffit pas à Julia Orsini… car se retournant vers Jacques, elle lui dit, toujours hautaine, impérieuse :

– Je veux lui parler.

– Suivez-moi…, fit simplement Judex qui sortit du laboratoire et précéda sa mère dans le dédale des couloirs.

Et voilà que tout à coup Favraut voit apparaître devant lui la silhouette imposante, altière, de la dame en noir, de la créature tant désirée, de celle dont le refus indigné l’a bouleversé au point de lui faire commettre la plus lâche et la plus odieuse des infamies.

Elle s’avance vers le misérable… Ce n’est plus une femme qui parle, c’est la Vengeance elle-même qui laisse tomber cette simple phrase qui résonne sous la voûte, comme un écho de justice suprême, comme une voix de l’au-delà :

– Favraut, me reconnaissez-vous ?

Le banquier, lentement, relève la tête… roule autour de lui des yeux hagards. Un hideux sourire erre sur ses lèvres.

La grande dame insiste :

– Favraut, regardez-moi bien… Je suis madame de Trémeuse.

À ces mots, aucun tressaillement ne fait vibrer le misérable… Rien sur son visage ne révèle la stupeur, la colère ou l’épouvante… C’est toujours la même attitude, la même prostration, la même indifférence.

Voit-il seulement celle qui l’interpelle et le contemple ?

Peut-être… Mais aucun souvenir ne s’éveille en son cerveau en loques… Ses mains abandonnent ses genoux… Il les ramène vers sa poitrine… en une suite de gestes rythmés, similaires… tandis qu’il imprime à son buste un dodelinement régulier et qu’une sorte de bourdonnement nasillard accompagne cette atroce pantomime.

Et voilà que tout à coup Favraut aperçoit un morceau de chaîne incrusté dans la muraille… En un geste saccadé, il s’en empare… il lui sourit… il lui parle… il le caresse…

– Il est fou ! murmure la comtesse.

D’un geste, elle indique à son fils qu’elle veut quitter la cellule.

Elle regagne le laboratoire, et, vaincue par l’émotion que vient de lui causer l’épouvantable scène, elle se laisse tomber sur un fauteuil… tandis que Judex, d’une voix respectueuse et tendre, lui demande :

– Ma mère, ne sommes-nous pas assez vengés ?

Mais la fille des Orsini ne répond pas.

Elle songe…

C’est que, pour la première fois depuis la mort de son époux, l’implacable femme, placée devant la réalisation de ses formidables desseins, vient de se demander si la vengeance humaine n’a pas ses limites…

Mais deux visions se succèdent en elle : la première, le bourreau sans pitié, le maître chanteur féroce, l’assassin moral, avili dans l’abêtissement le plus absolu, sombrant dans le plus ignominieux des désastres.

La seconde : l’être aimé étendu dans son cabinet de travail… figé dans l’immobilité de la mort volontaire.

Et cela suffit pour chasser de son cœur toute velléité de compassion… toute idée de miséricorde.

Oui, le coupable expiera… Il demeurera là – bête féroce enchaînée – jusqu’à ce que l’autre justice, celle d’en haut, décide que le châtiment doit finir… et elle, la justicière d’ici-bas, viendra souvent… très souvent, se repaître de ce spectacle… assister à la lente agonie de son ennemi… compter, avec lui, les minutes de torture… recueillir, avec la plus âpre des ferveurs, les plaintes qui s’exhalent de ses lèvres… intarissable mélopée de détresse… écho inconscient de joies passées et à jamais flétries !…

Mme de Trémeuse se lève… Elle va retourner au miroir… Elle veut revoir Favraut… être bien sûre qu’il souffre encore, qu’il souffre toujours. Mais elle s’arrête… Il lui semble qu’un baiser très doux vient d’effleurer son front… et, dans la plus divine des hallucinations, elle a l’impression que l’enfant de la veille, le petit-fils de son ennemi, s’est encore approché d’elle, s’est jeté dans ses bras et qu’il approche sa bouche si tendre de son front brûlant de fièvre.

L’évocation de cette caresse enfantine, survenant au moment précis où elle ne pense plus qu’à se rassasier de sa vengeance, met en elle un trouble étrange… Cette maternité qu’elle n’avait jusqu’alors dirigée que vers la vengeance se réveille en une sorte de crise de mystique tendresse… Plus fort que la haine, un sentiment nouveau l’envahit… irrésistible et doux… Les beaux yeux clairs de Jeannot la poursuivent… Sa voix chante à son oreille : « Voulez-vous m’embrasser, madame ? » Et ce baiser… elle l’a accepté… elle l’a rendu… N’était-ce pas déjà du pardon ?… N’était-ce pas déjà une promesse… un pacte… entre elle et ce petit ?… Des larmes montent à ses yeux, son cœur ne bat plus de la même manière… Malgré cela, elle retourne au miroir… elle regarde Favraut… qui maintenant semble bercer un tout-petit dans ses bras… Alors, vaincue, désarmée… elle s’en va vers Judex… et lui dit d’une voix que son fils ne lui connaissait plus :

– On ne peut laisser cet homme dans ce tombeau !

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