IV Grand-Père

Jeannot et le môme Réglisse ne pouvaient plus se passer de Cocantin…

Depuis trois jours qu’il était arrivé à Sainte-Maxime, l’excellent Prosper, transformé en gouvernante, n’avait cessé de présider aux ébats de ses petits amis, se prêtant avec la meilleure grâce du monde à toutes leurs plus outrancières fantaisies, si bien que Jacqueline avait dû intervenir pour délivrer le brave garçon de cette servitude, à laquelle il se soumettait d’ailleurs de la meilleure grâce du monde… et lui permettre de faire plus ample connaissance avec cet admirable coin de Provence qu’est la baie de Saint-Tropez.

Or, tandis qu’assis sur un rocher, le directeur de l’Agence Céléritas suivait avec un vif intérêt les évolutions gracieuses d’un joli bâtiment à la carène et aux voiles toutes blanches, et qui manœuvrait pour entrer dans le port de Sainte-Maxime, Jeannot et le môme Réglisse, dont l’ardeur au jeu n’avait plus de limites, se livraient avec ardeur, dans le jardin de la villa des Trémeuse, aux joies et aux émotions d’une grande partie de ballon.

Or… comme on l’a déjà vu, le môme Réglisse était doué d’une humeur plutôt voyageuse.

Il aimait les exercices… il adorait les aventures.

Bientôt… le parc de ses hôtes lui parut d’autant plus insuffisant qu’à chaque instant le ballon s’en allait tomber dans les massifs de fleurs.

– Mince de bouleau ! disait-il ; c’est rien la barbe quand faut aller la chercher là-dedans… Dis, Jeannot, si c’est qu’on se barrait en peinard ?…

– Si on se barrait ?

– Ben oui, si c’est qu’on allait dans le chemin… on aurait plus de place… et comme ça on ne risquerait pas d’esquinter les généraniums et les roses… et de se faire passer un suif par ta maman.

Jeannot, toujours prêt à écouter les suggestions de son camarade, trouva aussitôt son idée excellente.

Cependant il fit des réserves.

– On n’ira pas loin, n’est-ce pas ?

– Loin ? T’es pas louf ? rassura le môme Réglisse… rien que dans le chemin… tu vas voir comme on va rigoler.

– Mais si maman nous cherche ?

– Elle nous appellera… on l’entendra, et on reviendra tout de suite.

– Et si elle nous gronde ?

– On l’embrassera…

Comme on le voit, l’ex-ramasseur de mégots avait une façon à lui de résoudre les questions les plus délicates.

C’était toujours, suivant son expression, le système D… et, comme il le disait lui-même, « il savait y faire ».

Deux minutes après, les deux bambins, qui avaient quitté le jardin par une petite porte soigneusement repérée par Réglisse, se livraient sur le chemin convoité à une partie de ballon tout simplement merveilleuse.

Mais voilà que, tout à coup, un cri de désespoir échappe en même temps aux deux amis…

Le ballon… par suite d’un coup maladroit, vient de disparaître par-dessus le mur d’une propriété voisine.

Que faire ?

Les deux enfants sont à la fois très ennuyés et très perplexes.

Ils se considèrent avec une sorte de stupeur.

Déjà les yeux du sensible Jeannot sont tout pleins de larmes.

Mais bientôt un sourire malicieux éclaire la physionomie du môme Réglisse, qui s’écrie :

– Pas besoin de nous regarder comme deux ballots… Viens avec moi, petit, j’ai trouvé la combinaison !

Le petit diable se dirige vers une brouette placée au pied du mur par-dessus lequel le ballon vient de disparaître.

Un bon gros chien cocker, aux longues oreilles et au ventre arrondi, y somnole paisiblement.

– Hé ! va-t’en de là, boudin à pattes…, interpelle Réglisse en faisant déguerpir, sans aucune violence inutile, le paisible et bienveillant animal qui, docilement, s’en va en se secouant et en lançant vers les deux gosses un coup d’œil plein d’indulgence.

– Maintenant… à nous deux, mon fieu ! dit Réglisse à son ami. Monte avec moi dans c’te brouette… Je vais te faire la courte échelle… tu vas grimper sur le mur et, s’il y a bon, tu te laisseras dégringoler chez le voisin et tu iras rechercher notre ballon.

Enchanté de jouer le rôle le plus important dans cette nouvelle escapade, Jean se prêta de son mieux à la volonté de son camarade.

Arrivé non sans peine sur le faîte du mur, il fit après une rapide inspection :

– Je peux descendre… ça va bien !

– Alors, en avant… mon gosse.

S’aidant du treillage vert qui garnissait le mur et autour duquel s’accrochaient quelques plantes grimpantes, non sans avoir failli, deux ou trois fois, piquer une tête, Jeannot toucha enfin le sol.

Mais presque aussitôt, il s’arrête : il vient d’apercevoir, assis sur un banc à l’abri d’un épais massif…, un homme qui tient son ballon entre les mains et l’examine avec une fixité étrange.

Alors, il s’approche… et timidement, poliment, il demande :

– Monsieur, voulez-vous me rendre mon ballon, s’il vous plaît ?

L’homme relève la tête… et, au comble de la stupéfaction, en proie à une sorte de frayeur mystérieuse, le fils de Jacqueline s’écrie :

– Grand-père !

C’est bien, en effet, le banquier Favraut que le vieux Kerjean, appelé par la sonnerie du téléphone, vient de quitter un instant.

– Grand-père !… répète Jeannot… mais cette fois d’une voix douce et tendre.

C’est qu’en effet, devant cette apparition inattendue, les yeux du banquier ont perdu quelque peu de leur inquiétante froideur.

À la vue du blond chérubin, ils se sont adoucis… et en face de cette vision charmante, à défaut d’un retour solide et complet à la raison, c’est du moins l’attendrissement bienfaisant, le premier rayon de soleil après la nuit.

– C’est toi, mon petit ? dit-il d’une voix toute tremblante.

– Oui, grand-père.

Jeannot s’approche… Tout à fait rassuré, il grimpe sur les genoux du banquier, il l’enlace de ses petits bras, il l’embrasse avec affection… comme là-bas, dans le grand parc des Sablons… et, sous la caresse exquise du cher petit, le miracle commencé s’achève… miracle de repentir, miracle de larmes… et c’est toute l’intelligence qui se ranime… c’est le flambeau qui luit à nouveau, éclairant la route des souvenirs et du regret…

Favraut se lève, le visage baigné de pleurs… Tenant son petit-fils serré contre sa poitrine… il regarde autour de lui… il écoute… Un bruit de pas s’élève sur les graviers de l’allée… C’est Kerjean qui revient… Alors, furtivement, il se glisse à travers le massif jusqu’au pied du mur… Convulsivement, il rend à Jeannot son baiser… Puis, l’aidant lui-même à regrimper le long du treillage, il dit au petit qui a relancé son ballon par-dessus le mur :

– Va… va dire à ta mère que tu m’as vu… va, mon chéri.

Et lorsque Jeannot a disparu derrière la clôture, Favraut regagne le banc où tout à l’heure il rêvait, prostré dans l’inconscience de sa pensée et où il revient le cerveau dégagé de la brume funèbre qui l’obscurcissait.

Kerjean est là, déjà inquiet.

Pourtant il n’a rien vu… rien entendu.

Le banquier dirige vers lui son regard redevenu volontairement atone.

– Rentrons, fait Kerjean rassuré.

Et, sans dire un mot, perdu de nouveau dans ses songes lointains, Favraut suit docilement son geôlier.

Pendant ce temps, Jeannot rejoignait le môme Réglisse, qui l’attendait au pied du mur, et tout de suite, il l’entraînait vers la villa des Trémeuse, en criant :

– Viens vite, Réglisse…, viens, j’ai à parler à maman.

Jacqueline, assise sous une véranda qui abritait une large terrasse en marbre, et croyant que les deux enfants n’avaient pas cessé de jouer dans l’allée où elle les avait laissés… fit aussitôt en apercevant les deux bambins :

– Ne courez pas ainsi, mes petits, vous allez vous mettre en nage.

Mais Jeannot, grimpant quatre à quatre l’escalier qui donnait accès à la terrasse, se précipitait vers sa mère d’un air tout joyeux.

– Maman ! j’ai vu grand-père.

À ces mots Jacqueline, se dressa d’un bond et, s’emparant de son fils, elle fit :

– Jeannot, que me dis-tu là ?

– J’ai vu grand-père, affirmait le petit-fils du banquier.

– C’est impossible ?

– Si, si, je l’ai vu… Il m’a parlé… et m’a chargé de te dire qu’il était là.

Et la main de Jean s’étendait dans la direction de la villa des Palmiers.

En proie à un trouble indicible… Jacqueline, qui ne pouvait suspecter la sincérité de l’enfant, demandait :

– Mais au moins, mon chéri, es-tu bien sûr que c’est ton grand-père ?…

– Oui, oui, affirmait énergiquement le bambin… Il était assis sur un banc… il avait l’air tout triste… Il regardait mon ballon qui était tombé par-dessus le mur et que j’étais allé chercher… Mais quand il m’a vu, il a eu l’air content, très content… il m’a pris dans ses bras, il m’a caressé ; et puis, je ne sais pas pourquoi… il s’est mis à pleurer.

– Et c’est par là… près d’ici ?

– Dans le jardin qui est de l’autre côté de la route. Pauvre grand-père… il avait l’air bien malheureux… tu sais, maman.

Et Jacqueline, qui venait de se rappeler la voix d’outre-tombe, s’élança toute frémissante vers le salon de la villa où Mme de Trémeuse se trouvait avec ses deux fils.

– Madame…, s’écria Jacqueline d’une voix étranglée… Mon père est ici, dans une propriété voisine… Jean vient de le voir. Il ne peut pas s’être trompé.

Et, toute défaillante de la plus tragique des émotions, elle dut s’appuyer à un meuble, tandis qu’un flot de larmes inondait son visage.

Au comble de l’anxiété, Jacques et Roger avaient dirigé en même temps vers leur mère un regard lourd d’angoisse.

Mais Mme de Trémeuse s’avançait vers la jeune femme avec toutes les apparences de la plus affectueuse compassion…

Ce n’était plus Julia Orsini, la Corse farouche, la veuve implacable et ne respirant que pour la vengeance. C’était la femme pieusement, divinement attendrie, mieux encore, la mère douloureusement meurtrie par le chagrin de ses enfants.

– Calmez-vous, ma chère petite, fit-elle d’une voix qui tremblait de la plus noble des émotions.

Et elle ajouta, tandis que son visage prenait une expression de sacrifice supraterrestre et de sublime renoncement :

– Ne songez qu’à remercier Dieu de vous avoir rendu votre père.

Et, se tournant vers Jacques et Roger, elle décida :

– Mes fils vont vous conduire eux-mêmes jusqu’à lui.

Après avoir lancé à sa mère un regard de reconnaissance infinie, Jacques de Trémeuse fit simplement à Jacqueline :

– Venez, madame !

Tous se précipitèrent vers la Palmeraie. Pris entre le père et la fille, Judex se préparait à leur dire à son tour :

– Jugez-moi !

Précédés par le petit Jean, Judex, Jacqueline, Roger et Mme de Trémeuse parvinrent jusqu’au banc que le banquier occupait quelques instants auparavant.

Mais le banc était vide.

Tout à coup l’enfant eut un cri.

Dans un massif voisin… il venait d’apercevoir un homme solidement attaché à un arbre… et la bouche couverte d’un bâillon.

Judex, le premier, arriva près de l’arbre.

– Kerjean…, se dit-il en dégageant le malheureux…

Celui-ci murmura :

– Je viens d’être bâillonné par surprise, je ne sais par qui… Favraut est enlevé… mais il ne doit pas…

– Pas un mot… devant elle ! implora Judex.

Car il venait d’apercevoir Jacqueline qui accourait vers lui.

– Eh bien ? interrogea-t-elle, toute haletante de la plus frénétique des émotions.

– Votre père était là tout à l’heure, déclarait Judex… mais il a disparu.

– Mon Dieu !

Encouragé par le regard de sa mère qui s’avançait vers lui, Jacques de Trémeuse ajouta d’une voix où se révélait l’amour le plus puissant qui eût peut-être jamais fait battre un cœur humain :

– Ne pleurez pas, Jacqueline, je vous le rendrai… je vous le jure.

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