III Le Belvédère

Judex était sûr de Cocantin. Il l’avait vu à l’œuvre… Il savait que désormais on pouvait compter sur son dévouement et sur sa fidélité. Aussi n’avait-il pas hésité un seul instant lorsqu’il avait quitté Paris pour se rendre à Sainte-Maxime à lui confier la surveillance de Diana Monti et de Moralès.

Le directeur de l’Agence Céléritas s’était acquitté de sa tâche avec toute l’ardeur et la bonne volonté dont il était capable… d’autant plus qu’entraîné et aguerri, il commençait à éprouver un goût singulier pour ce métier de détective que, depuis plusieurs semaines, il avait tant de fois voué aux gémonies.

Mais, soit que ses capacités ne fussent pas encore à la hauteur de ses intentions, soit que l’aventurière et son amant eussent réussi à se terrer de telle sorte qu’il fût impossible de les découvrir, ou bien encore – chose très vraisemblable – que découragés et même terrorisés, ils eussent renoncé à la lutte, il avait été impossible à l’excellent Prosper de découvrir leurs traces…

Aussi, après plusieurs jours et même plusieurs nuits d’une incessante et laborieuse filature, avait-il dû écrire à Judex que, selon lui, il y avait quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que, renonçant à la lutte, Diana et Moralès aient pris le parti prudent de se donner de l’espace.

Bien qu’il gardât encore quelque secrète appréhension – car il avait vu la Monti à l’œuvre, et il n’ignorait point qu’avec une gredine de cette envergure il fallait s’attendre à tout –, Jacques de Trémeuse, estimant que la mission qu’il avait donnée à Cocantin était terminée, avait adressé au détective privé ce télégramme à la fois laconique et impératif :

Venez vite… Amitiés.

Et Cocantin, qui se serait jeté dans le feu pour Judex, était accouru…

Jacques qui l’attendait à la gare de Saint-Raphaël, l’avait emmené aussitôt jusqu’à Sainte-Maxime.

Certain de la discrétion absolue du brave garçon, il lui fit néanmoins en route toutes les recommandations nécessaires.

– Vous allez trouver chez moi, dit-il, ou plutôt chez ma mère… Mme Jacqueline Aubry.

– La fille du banquier ?

– Avec son fils et votre petit ami, le môme Réglisse.

– Pas possible !

– Ce sont ces deux enfants qui vous ont réclamé.

– Quels amours !

– Je n’ai pas cru devoir leur refuser cette joie.

– Vous êtes trop aimable.

– D’autant plus, cher monsieur Cocantin, que je sais que l’on peut compter sur votre discrétion et que je puis avoir besoin ici de vos services.

– À vos ordres.

Scandant bien chaque mot, le justicier précisa :

– Pour rien au monde… vous m’entendez bien… Mme Jacqueline Aubry ne doit soupçonner un seul instant que Judex et Jacques de Trémeuse ne sont qu’un seul et même personnage.

– Naturellement.

– Vous avez mon secret entre les mains, monsieur Cocantin.

– Je vous jure qu’il sera bien gardé, affirmait Prosper, qui ajouta gravement : C’est bien beau, monsieur, ce que vous faites là.

Extrêmement fier d’être à la fois le confident, l’hôte et l’ami d’un homme tel que Judex, Cocantin, tout à son bonheur, ne songeait plus qu’à admirer le splendide panorama méditerranéen qui se déroulait devant ses yeux charmés.

Or, si le directeur de l’Agence Céléritas avait été tant soit peu doué d’un sens de divination qui lui faisait d’ailleurs totalement défaut, peut-être se fût-il laissé aller moins facilement à la béatitude qui lui faisait trouver les choses si parfaites et l’existence si douce.

En effet, si Cocantin avait complètement perdu la trace de Diana et Moralès, ceux-ci, après avoir constaté que les mystérieux locataires du Château-Rouge avaient abandonné leurs souterrains, n’avaient pas cessé un seul instant de tenir en une observation aussi discrète que rigoureuse, le directeur de l’Agence Céléritas.

Mise au courant par Crémard et le Coltineur de leur rencontre tragique avec Judex sur la route du Point-du-Jour, l’aventurière, convaincue par l’évidence même que Judex avait partie liée avec l’héritier du sieur Ribaudet et décidée plus que jamais à jouer sa chance jusqu’au bout, s’était dit :

– Je n’ai qu’à filer Cocantin… Il me conduira certainement jusqu’à Judex et par conséquent jusqu’à Favraut !

Comme on le voit, l’astucieuse créature avait raisonné juste.

Se tenir au courant des moindres faits et gestes du détective avait été pour Diana Monti un jeu d’enfant.

Ayant appris qu’il partait pour le Midi, elle décida immédiatement de le suivre… et, le soir où Cocantin s’installait dans un confortable compartiment de première classe d’un rapide de la Côte d’Azur, un vieux monsieur à la forte moustache grise et à l’allure respectable, accompagné d’un élégant jeune homme portant vissé à l’arcade sourcilière gauche un monocle, prenait place dans un compartiment voisin.

Or, le vieux monsieur n’était autre que Moralès… et le petit jeune homme Diana Monti.

Merveilleusement camouflés, absolument méconnaissables, ils n’avaient pas perdu de vue, un seul instant, le brave Prosper.

Descendus en même temps que lui à la gare de Saint-Raphaël… ils l’avaient vu monter dans l’automobile avec Judex que Moralès avait aussitôt reconnu.

Un commissionnaire de la gare leur avait immédiatement donné l’adresse exacte de M. de Trémeuse.

Ainsi que le disait Diana dans son langage cynique de criminelle endurcie, ils n’avaient plus qu’à jouer sur le velours et à opérer en toute sécurité.

Les bandits allaient donc prendre leur revanche. Sans hésiter, ils se firent conduire à Sainte-Maxime. Mais ils ne se le dissimulaient pas, la partie était rude à jouer… Ils avaient en Judex un terrible adversaire… L’essentiel, pour eux, était de garder scrupuleusement un incognito qui leur assurait déjà un gros avantage… Aussi, tout de suite, évitant de séjourner dans un hôtel où il leur eût été impossible de passer inaperçus, après avoir repéré la propriété des Trémeuse, ils se mirent en quête d’une villa capable de leur servir à la fois de poste d’observation et d’abri sûr.

Leur choix tomba sur un pavillon qui, situé à mi-côte, s’agrémentait d’un belvédère assez élevé, d’où l’on pouvait facilement observer les alentours.

Ce détail, très important à leurs yeux, les décida à arrêter leur choix sur cette maison.

Comme ils payèrent un mois d’avance et qu’ils possédaient des papiers fort en règle au nom de M. Blocalfred, banquier, et, de son fils, Albert…, ils purent s’y installer le jour même… et, dès le lendemain matin, après avoir fait l’ascension du belvédère, ils commencèrent à explorer les environs.

Armée d’une forte jumelle, Diana considéra d’abord longuement la villa des Trémeuse.

Dans une allée, Jacques et Roger se promenaient côte à côte dans l’attitude de gens qui échangent de graves confidences.

Dans une autre partie du jardin, Cocantin jouait au ballon avec Jeannot et le môme Réglisse, sous le regard amusé de Jacqueline…

– Elle est là… elle aussi ! s’exclama la misérable. Ah ! très bien !… parfait !… Voilà qui simplifiera joliment les choses.

Et elle ajouta avec un sourire infernal et tout en continuant à promener sa lorgnette sur les lieux :

– Quel beau coup de filet en perspective… Allons, je crois que nous avons bien fait de venir à Sainte-Maxime.

Mais tout à coup un cri lui échappa :

– Lui ! Lui ! fait-elle avec un accent terrible… Ah ! je savais bien… j’en étais sûre… Maintenant, nous les tenons tous… tous !

Et, passant la jumelle à Moralès, elle lui dit simplement, sur un ton impérieux, en lui désignant du doigt une direction précise :

– Regarde !

À peine Moralès a-t-il approché ses yeux de la lorgnette qu’une pâleur inquiétante se répand sur son visage… et Diana, toute frémissante à l’approche de nouveaux crimes à commettre, lui glissa à l’oreille :

– Favraut… et ton père !

Diana ne s’est pas trompée.

Sur une terrasse toute en fleurs… et, disposée de telle sorte qu’elle semble devoir échapper à tout regard qui ne plonge pas d’en haut, le banquier, assis sur un banc, contemplait la mer.

Près de lui, le père Kerjean, qui semblait attentif aux moindres désirs de son prisonnier, montait sa faction habituelle.

– Maintenant…, s’écria la Monti avec un accent de triomphe, je n’ai pas besoin d’en savoir davantage. Je sais ce qui me reste à faire.

– Tu veux enlever Favraut ? interrogea Moralès.

– Sans cela… pourquoi serions-nous ici ?

– Mais… mon père ? haletait Robert qui, retombé entièrement sous la domination de l’aventurière, tremblait à la pensée des nouvelles infamies qu’elle n’allait pas manquer de lui ordonner.

– Ton père ? ricana la sinistre femme. Tu n’auras pas à t’en occuper… D’ailleurs… sois tranquille, à cause de toi on s’arrangera pour lui faire le moins de bobo… possible. Ah ! il pourra se vanter d’avoir de la chance d’avoir un fils. Et puis… inutile de nous attarder davantage… en ces questions sentimentales. La fortune nous sourit à nouveau… ne la laissons pas échapper… Viens !

Les deux bandits regagnèrent le rez-de-chaussée de la villa.

– J’ai besoin de penser…, décida Diana, laisse-moi seule… car tu me gênerais.

Et elle alla s’enfermer dans sa chambre. Au bout de deux heures, elle s’en fut retrouver Moralès qui, dans une véranda, déprimé, vaincu par la peur et incapable de réagir, regardait la mer d’un œil presque aussi hagard que celui du banquier Favraut.

– Tu vas immédiatement partir pour Nice, ordonna la Monti… Là, tu te rendras immédiatement sur le port… Tu chercheras le brick-goélette l’Aiglon… Il est là, j’en suis sûre… je viens de le lire dans la liste des entrées du port que publie un journal du pays… Tu demanderas à parler au capitaine Martelli… Tu lui remettras cette lettre… Le capitaine te dira alors ce que tu as à faire… À bientôt !

Et comme Moralès, de plus en plus soumis, de plus en plus esclave, s’empressait d’obéir à sa redoutable maîtresse, celle-ci, le regardant s’éloigner, murmura… tandis qu’une flamme d’enfer s’allumait dans ses grands yeux noirs :

– Maintenant, j’en suis sûre !… je tiens les millions du banquier !

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