II Jacques et Jacqueline

Assise dans un confortable rocking-chair, à l’ombre des beaux palmiers qui couvrent comme une petite forêt une partie du superbe jardin qui entoure la splendide propriété que les Trémeuse possèdent aux abords de Sainte-Maxime, la fille du banquier, tout en se livrant à un joli travail de broderie, surveillait les ébats joyeux du petit Jean et du môme Réglisse.

Par instant, un sourire où il y avait encore un peu de tristesse errait sur ses lèvres… Une expression de joie touchante passait dans ses yeux… C’est que Jacqueline se sentait presque heureuse.

N’eût été le souvenir du drame effrayant au cours duquel avait succombé son père ; n’eût été, surtout, la pensée que celui-ci, en disparaissant d’une façon aussi brutale, inattendue, n’avait fait qu’expier les crimes dont il s’était rendu coupable, la jeune femme se serait reprise, non seulement à aimer la vie… mais aussi à en espérer beaucoup pour elle et pour son enfant.

En effet… à présent, elle se sentait tranquille… rassurée… Le dévouement affectueux du bon Vallières lui avait déjà apporté un précieux réconfort…

Mais c’était surtout vers celle qu’elle prenait pour sa sœur, c’est-à-dire vers Mme de Trémeuse, que Jacqueline se sentait attirée…

Mettant sur le compte d’un malentendu rapidement dissipé la froideur que lui avait d’abord témoignée la grande dame, elle éprouva une joie intense en la voyant s’amadouer sous les caresses naïves et charmantes du petit Jean et lui accorder peu à peu, et même assez vite, une sympathie qui, d’abord toute de nuance discrète, puis franchement amicale, était en train de se transformer en une sorte d’irrésistible et tutélaire amitié.

Il est de ces courants mystérieux auxquels rien ne résiste et qui semblent avoir été créés par le Destin de la miséricorde pour rapprocher les êtres entre lesquels les chocs de la vie ont élevé d’infranchissables barrières.

Ainsi sans rien savoir, en vertu d’une volonté plus forte que la sienne, par l’ordre magique du Souverain caché qui ordonne nos actions, en même temps qu’il inspire nos sentiments, Jacqueline, tout de suite, s’était sentie attirée vers la victime de son père, et cela sans rien savoir du crime commis ni des souffrances endurées… rien que par la force divinatrice des nobles instincts dont elle était pétrie.

De son côté, Mme de Trémeuse, qui se croyait invincible dans sa haine, en dehors et au-dessus de toute humanité, n’avait pu résister au geste de l’enfant qui, la prenant par la main, l’avait amenée auprès de celle que l’impossible amour de Jacques allait désormais rendre sacrée à ses yeux… Cette âme, naturellement altière, mais foncièrement tendre, en qui la plus juste et la plus noble des haines avait tout étouffé, s’était rouverte tout à coup, brusquement, à la bonté qui en semblait à jamais bannie.

Et voilà pourquoi Jacques s’était repris à espérer… en face de cette conversion de sa mère à la pitié… Voilà pourquoi en la voyant chaque jour s’intéresser, s’attacher même davantage à Jacqueline et à son enfant, il se disait :

– Qui sait si le miracle ne s’accomplira pas jusqu’au bout !

Et c’est tout vibrant de cette pensée… encore plus que pour échapper aux recherches et aux attaques de la Monti qu’il aurait pu écraser sans peine, qu’il avait organisé ce complot tendant à rapprocher le père et la fille, complot dont Mme de Trémeuse n’avait pas été sans soupçonner les intentions, ni sans souligner l’imprudence, mais sur lequel, maternellement, elle avait fermé les yeux.

Il n’y avait pas de l’azur que sur les flots de la Méditerranée et dans le beau ciel du Midi…

Mme de Trémeuse était venue rejoindre Jacqueline dans le jardin… Maintenant, elle ne cherchait plus à éviter la présence de la jeune femme ; elle la recherchait, au contraire, tant elle y trouvait de charme. Puis, elle en était arrivée à considérer la fille du banquier et son petit-fils comme deux victimes, eux aussi, de l’infâme Favraut… et, peu à peu, dans son esprit, s’effaçait l’impression d’abord si douloureuse… que lui causait la pensée qu’il existait entre ces deux êtres si touchants un lien de sang avec son abominable ennemi.

– Bonjour, chère madame, fit-elle à Jacqueline, qui s’était levée… pour venir tout de suite au-devant d’elle.

Après avoir caressé Jeannot, et le môme Réglisse, qui avaient aussitôt interrompu leurs jeux pour se précipiter dans ses bras, elle fit, en enveloppant Jacqueline d’un regard où il n’y avait plus que de la bonté :

– Chère madame, je suis heureuse de vous annoncer une bonne nouvelle. Mon fils Jacques dont je vous ai parlé quelquefois… et qui voyageait à l’étranger, vient de me causer la bonne surprise d’arriver inopinément ici…

– Vous devez être très heureuse, fit Jacqueline avec un sourire d’expressive douceur.

– En effet, reprenait Mme de Trémeuse, Jacques est un fils excellent, et qui n’a jamais eu pour moi que tendresse et respect.

– Je serais enchanté de le connaître.

– Il m’a demandé justement de vous être présenté.

– Avec le plus grand plaisir.

Impatient de se retrouver en face de Jacqueline, Judex, qui se dissimulait derrière un palmier, apparut, s’avançant vers la jeune femme, et la salua avec toutes les marques de la plus sympathique déférence. Simplement, la fille du banquier lui tendit la main en disant :

– Monsieur, je ne puis que me féliciter de vous rencontrer dans cette maison, où tout a été mis en œuvre pour me faire oublier…

Mais, soudain, elle s’arrêta.

À mesure que ses yeux se fixaient sur Jacques de Trémeuse, une question se posait à elle avec une insistance qui menaçait de devenir promptement de la hantise :

– Où donc ai-je vu cet homme ?

Remarquant le trouble qui s’était emparé d’elle, Mme de Trémeuse, tremblant qu’elle eût reconnu Judex, demanda :

– Qu’avez-vous, mon enfant ?

Avec sa franchise habituelle, la fille du banquier répondit aussitôt :

– Il vient de se passer en moi quelque chose d’inexplicable. Il m’a semblé, tout à coup, que ce n’était pas la première fois que je me trouvais en présence de monsieur…

– Pourtant, madame, affirmait Judex, qui conservait toutes les apparences du plus parfait sang-froid… Pourtant… j’ai la certitude… que je n’ai pas encore eu l’honneur de vous voir. Car, pour ma part, je m’en fusse à tout jamais souvenu.

Déroutée par cette calme assurance, Jacqueline qui, d’ailleurs, n’avait eu qu’une très vague réminiscence, reprenait :

– Je me trompe certainement, monsieur, mais quoi qu’il en soit, vous n’étiez pas inconnu pour moi… et c’est sans doute le fidèle portrait que m’a fait de vous madame votre mère qui m’a donné l’agréable illusion que je vous avais déjà rencontré.

Rassuré… Judex s’inclina de nouveau… Mais Jacqueline appelait déjà :

– Il faut que je vous présente mon fils… et son jeune ami… Jeannot… Réglisse venez, mes enfants… venez saluer M. Jacques de Trémeuse.

Les deux petits accoururent aussitôt.

Pour Judex, c’était la seconde et aussi la plus redoutable épreuve.

Le môme Réglisse, le premier, avec sa fougue habituelle, s’était tout de suite précipité vers Jacques, le saluant d’un « Bonjour, m’sieu » des plus chaleureux.

Judex l’embrassa aussitôt. Puis, attirant vers lui Jeannot, il l’enleva dans ses bras jusqu’à la hauteur de son visage, le regardant bien… ne cherchant nullement à esquiver le danger.

Le petit le contempla un instant.

– Il paraît que tu es très gentil, très sage, fit Judex.

– Oui, monsieur, répondit ingénument le bambin, qui, dans un de ces élans dont il était coutumier, passa ses bras autour du cou de Jacques et fit claquer sur sa joue un bon et ferme baiser.

Puis, désireux de reprendre ses ébats, il demanda aussitôt :

– Dis, monsieur, je peux aller jouer avec Réglisse ?

– Mais oui, mon mignon, fit M. de Trémeuse, en déposant à terre le petit Jean qui s’en fut aussitôt rejoindre son camarade.

Judex respira.

Ainsi qu’il le prévoyait, le jeune cerveau de l’enfant n’avait point conservé l’impression de son éphémère image.

Maintenant, il était tout à fait tranquille… Il allait pouvoir demeurer là… près de celle qu’il adorait chaque jour davantage, préparant inlassablement, mystérieusement, l’œuvre de rédemption qui lui apparaissait désormais comme le seul but de sa vie… But sublime entre tous, inspiré par le plus pur des amours et qui consistait à faire naître en même temps le pardon dans le cœur de la victime et le repentir dans l’âme du bourreau.

Son regard s’en fut vers sa mère, tout resplendissant d’une telle reconnaissance, tout rayonnant d’une si lumineuse espérance que Mme de Trémeuse, craignant que Jacques ne se trahît, dit à Jacqueline :

– Chère madame… vous nous excuserez, mon fils et moi, mais depuis que nous ne nous sommes vus, nous avons tant de choses à nous dire…

– Oh ! madame, je vous en prie !

– Jacques… donne-moi ton bras.

Jacqueline, les voyant s’éloigner tous deux, se sentit saisie une seconde fois par la même pensée.

Il lui semblait, en effet, que cette haute silhouette… si pleine de distinction aristocratique, cette voix aux inflexions harmonieuses, et surtout ce regard qui s’était arrêté sur elle avec une expression de si fervente sympathie… ne lui étaient pas absolument étranger…

Elle chercha dans ses souvenirs… elle ne trouva rien… absolument rien.

– Je me trompe certainement…, allait-elle conclure, lorsque Jeannot, qui s’était approché d’elle, s’écria joyeux :

– Maman ! Maman !

– Qu’y a-t-il, mon chéri ?

– Le monsieur !

– Quel monsieur ?

– Celui qui était là tout à l’heure, et qui m’a dit bonjour.

– Oui, eh bien ?

– Je le connais.

Jacqueline tressaillit, en proie à un trouble instinctif… à un malaise indéfinissable.

– Comment, tu le connais ? répéta-t-elle en attirant l’enfant près d’elle.

– Oui, maman. J’ai pas voulu lui dire parce que Réglisse m’attendait pour jouer… mais je le connais très bien. Je l’ai vu !

– Où cela ?… où cela ?

Jeannot garda le silence et, prenant un air grave, il fit un visible effort de mémoire.

– Voyons… Cherche… Rappelle-toi…, encourageait la mère.

L’enfant, après avoir réfléchi, répondit :

– Je ne sais pas !

Sa mère allait le questionner, encore… mais la voix du môme Réglisse retentit :

– Hé, mon pote ! Alors quoi, tu me laisses en carafe ?

Jeannot, répondant à l’appel de son petit camarade, s’esquiva aussitôt, tandis que Jacqueline murmurait, reprise d’une sourde inquiétude :

– C’est étrange !

Elle demeura longtemps songeuse.

Certes… aucun soupçon ne s’était encore emparé d’elle.

Cependant… elle avait la sensation qu’un nouveau mystère l’enveloppait et qu’elle n’en avait pas encore fini avec les angoisses. Dans son ignorance encore entière de la réalité, elle décida qu’elle écrirait ses impressions à celui que plus que jamais elle considérait comme son confident et son meilleur ami, et elle se préparait à rappeler les enfants… lorsqu’au détour de l’allée qui conduisait à la villa, elle se trouva en face de Jacques de Trémeuse, qui avait changé son costume de voyage pour un élégant complet de fantaisie qui lui donnait une allure toute de jeunesse et le différenciait tellement de Judex que, complètement déroutée, la fille du banquier se dit instantanément :

– Je me trompais, ce n’est certainement pas lui… Jeannot et moi, nous aurons rencontré quelqu’un qui lui ressemblait… et c’est de là que provient notre double erreur.

Complètement tranquillisée, elle répondit par un gracieux sourire à l’aimable salut de Judex qui s’approcha d’elle en disant :

– Vous semblez beaucoup vous plaire ici, madame ?

– Comment pourrait-il en être autrement ? répliqua Jacqueline… Ce beau soleil… cette nature admirable… et par-dessus tout, la présence de mon fils dont j’avais été obligée de me séparer… Enfin… les attentions si délicates dont je suis entourée… Aussi, je ne saurais trop vous dire combien je suis reconnaissante à votre cher oncle Vallières…

– Je savais par lui tous vos malheurs, reprenait Jacques. Il m’avait écrit longuement à ce sujet… Aussi, même avant, de vous connaître, je vous portais un intérêt très grand.

– Je vous en remercie, monsieur Jacques.

– Vous me permettrez d’ajouter, madame, que… moi aussi… je veux être parmi ceux qui se sont imposé comme la plus douce des tâches le devoir d’écarter de votre route tout ce qui peut être pour vous un sujet de regret ou de chagrin.

– Vous me voyez vraiment confuse de tant de bonté…, déclarait Jacqueline, qui se sentit enveloppée, comme malgré elle, d’une atmosphère de bonheur inconnu.

Et avec un accent empreint de la plus charmante et mélancolique modestie, elle ajouta :

– Je me demande ce que j’ai fait pour mériter cela.

– Ce que vous avez fait ! s’écria Judex, qui sut faire appel à toute son énergie pour imposer silence à la passion qui frémissait en lui… Ce que vous avez fait !…

Jacques de Trémeuse reprenait d’une voix pleine d’une réelle et pure émotion :

– M. Vallières, et vous n’avez pas le droit de lui en vouloir – il vous aime trop pour cela –, M. Vallières… nous a tout dit… Et voilà pourquoi, ma mère, mon frère et moi, nous vous considérons, non pas seulement comme la plus noble des femmes, mais encore la plus admirable des créatures.

– Monsieur Jacques !…

– Oh ! laissez-moi vous dire !… Votre geste sublime est de ceux qui effacent toutes les injustices, désarment aussi tous les courroux… Vous êtes croyante, n’est-ce pas ?

– De toutes les forces de mon être !

– Eh bien, continuez à croire, continuez à prier, continuez à espérer.

Et, superbe d’espoir mystique, transfiguré comme un prophète… beau comme un jeune prêtre antique qui prédirait les destinées heureuses aux peuples prosternés devant les saints portiques, Judex formula d’une voix dans laquelle il y avait des vibrations d’amour immense et de religieuse extase :

– Le ciel n’a pas le monopole des récompenses… La terre peut et doit nous donner elle aussi bien des allégresses.

– On ne m’a encore jamais parlé ainsi… murmura Jacqueline en baissant la tête.

– Même Vallières ? fit Jacques d’une voix très douce… tandis qu’un sourire d’infinie douceur errait sur ses lèvres.

Jacqueline n’osa répéter : « Même Vallières… »

Mais comme elle le pensait… Oh ! comme cette voix si jeune, si ardente, si profonde, était nouvelle pour son cœur… ému et charmé… Et tout de suite, elle se retrouva uniquement mère… et levant les yeux vers le beau ciel pur comme son âme, elle fit :

– Si, vraiment, comme vous le dites, j’ai mérité ici-bas une récompense, je n’en demande qu’une seule, monsieur Jacques… c’est que mon fils soit heureux.

– Il le sera, fit Judex, en déposant un long baiser sur la main de Jacqueline, que chastement, divinement, la jeune femme lui tendait…

Et voilà que les deux enfants… qui, tous deux, avaient pris l’air grave de gens qui ont à adresser une requête sérieuse à un personnage important, s’avançaient vers Jacques et Jacqueline en se tenant par la main.

– Monsieur…, fit le môme Réglisse qui, d’un naturel hardi, était toujours disposé à prendre le premier la parole.

– Qu’y a-t-il mon jeune ami ? répondit Judex avec bienveillance.

– Nous voudrions…, hasarda Jeannot…

La démarche devait être délicate.

Car… Jean s’arrêta aussitôt… et Réglisse, de son côté, intimidé, se tut… l’air gêné, embarrassé, contrairement à son habitude.

– Voyons… parlez…, invitait Jacqueline.

– Qu’est-ce que vous voulez, mes petits ? questionnait Jacques.

Rassemblant tout leur courage les deux bambins s’écrièrent en même temps :

– Nous voulons Cocantin !

– Cocantin ? répéta Judex, en feignant l’étonnement.

Tout de suite, Jacqueline expliquait :

– M. Cocantin est un détective privé qui s’est montré extrêmement dévoué envers mon fils et son petit ami. Je puis même dire qu’il leur a sauvé la vie. Aussi ils se sont tous deux vivement attachés à lui.

– C’est parfait…

– Certes, monsieur Jacques,… mais ce n’est pas une raison pour être indiscrets…

Et comme sous le reproche de Jacqueline, Jeannot et le môme Réglisse courbaient comiquement le front, Judex s’empressa de déclarer :

– Nous serons enchantés, au contraire, de recevoir M. Cocantin… Je m’en vais lui écrire moi-même pour l’inviter à passer quelques jours avec nous.

– Oh ! merci, monsieur ! Merci ! s’enhardirent aussitôt les deux inséparables.

– Il va jouer à cache-cache avec nous, se réjouissait Jeannot.

– C’est un rigolo ! définissait le môme Réglisse… Et puis, alors… comme blair, il est fade… Vous verrez ça, monsieur… un vrai quart de brie !

– Allons, Réglisse…, grondait doucement Jacqueline. Tu m’avais promis de ne plus employer des expressions pareilles.

– C’est vrai, madame, je vous demande pardon… Je ne recommencerai plus.

Et, prenant Jeannot par le bras, il fit en s’éloignant, avec un air d’amusante componction :

– S’agit de faire des magnes, maintenant qu’on est des princes !

– Comme vous êtes généreux ! fit Jacqueline, en enveloppant à son tour Jacques de Trémeuse d’un regard qui faillit le faire s’écrouler à genoux devant elle.

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