Les jours qui suivirent s’écoulèrent sans histoire. Castel-Rajac et le bambin avaient regagné leur vieille gentilhommière, où les attendaient le gros d’Assignac et de Laparède.
Durbec semblait avoir disparu. À vrai dire, il attendait le moment propice, mais n’avait point encore abandonné ses projets de vengeance.
Il avait appris le fait d’armes que Castel-Rajac avait accompli en sauvant la vie du cardinal-ministre, et cette nouvelle l’avait rempli d’une sombre fureur. Il comprenait bien que maintenant, plus que jamais, le seul fait de porter la main sur le Gascon déchaînerait des représailles dont lui, Durbec, supporterait les conséquences. Aussi, avec un froid sourire, il s’était dit :
– Attendons !
Durbec n’était pas pressé. Il était sûr d’avoir son heure !
Moins d’un an après ces événements, Richelieu mourut. Et Louis XIII, comme s’il n’avait pu survivre à celui qui avait fait sa grandeur et sa puissance, le suivit dans la tombe à quelques mois de distance.
Anne d’Autriche, mère de Louis XIV, à peine âgé de cinq ans, fut nommée régente, pendant la minorité du roi. Son premier acte fut de nommer Mazarin premier ministre.
Peu de temps après, Castel-Rajac recevait la visite de Mme de Chevreuse.
Mais, cette fois, ce n’était pas seulement pour consacrer à son ami quelques rares instants de liberté qu’elle s’efforçait de conquérir sur ses obligations, mais pour lui annoncer que, désormais, il n’avait plus rien à craindre de personne au sujet du petit Henry.
– En quoi la mort de Sa Majesté et celle de Son Éminence le cardinal peuvent-elles changer le sort de cet enfant ? questionna le Gascon, peut-être faussement naïf. Je suis persuadé que Richelieu, depuis que j’ai eu l’occasion de lui sauver la vie, ne me voulait que du bien…
Mais Mme de Chevreuse n’était pas de celles que l’on prend sans vert.
– Certes, répliqua-t-elle avec vivacité. Mais le père véritable de ce bambin était un favori de Sa Majesté, et pour lui être agréable, le roi n’aurait pas hésité à sévir… Rappelez-vous que le cardinal lui-même le ménageait.
Puis, sans laisser à Gaëtan le temps de s’appesantir sur cette réponse, elle reprit :
– D’ailleurs, je suis heureuse de voir que vous aurez enfin une situation digne de vos mérites…
Castel-Rajac dressa l’oreille.
Marie de Chevreuse ouvrit une cassette, posée près d’elle, en tira un rouleau cacheté et le remit en souriant à son amant.
– Ceci est le brevet de lieutenant aux mousquetaires du Roi, dit-elle.
Un tressaillement de joie et d’orgueil secoua le jeune homme. Servir dans ce corps d’élite avait toujours été son ambition et son rêve.
– Et l’enfant ? interrogea-t-il pourtant.
– C’est à mon tour de m’en charger ! Mais soyez tranquille, mon cher Gaëtan, vous n’en serez pas longtemps séparé, et vous pourrez le voir chaque fois que vous le désirerez.
» Je vais l’installer dans cette maison de Chevreuse où il est né, et que j’ai fait restaurer entièrement pour lui. Sa mère tient en effet à ce qu’il demeure non loin d’elle. Mais il est bien entendu que pour lui et pour tous, vous resterez son père. Vous avez trop dignement conquis ce titre pour que personne ne songe à vous l’enlever. »
Castel-Rajac mit un genou en terre devant sa belle amie et lui baisa la main.
– Comment puis-je m’acquitter envers la gracieuse Providence qui m’accable sous ses bienfaits ? murmura-t-il tendrement.
La belle duchesse eut un sourire exquis, et comme Castel-Rajac avait déjà répondu au cardinal quelques mois plus tôt sur la route de Bordeaux, elle répliqua :
– Mais vous vous êtes déjà acquitté, mon ami !
Il attira son amie sur sa poitrine, et un baiser fervent vint récompenser cet aveu.
Une seule chose chagrinait Gaëtan en pensant à cette nouvelle et brillante situation qui l’attendait. L’enfant, il le verrait fréquemment… d’ailleurs, confié aux soins de la duchesse de Chevreuse, il était tranquille… Mais ses deux inséparables, Assignac et Laparède, avec lesquels il avait vécu de nombreuses et tranquilles années… Il allait falloir les quitter !
Cependant, il ne se tenait pas encore pour battu. Dès qu’il fut en possession de ses nouvelles fonctions, son premier soin fut d’aller rendre visite au nouveau premier ministre. Celui-ci le reçut d’une façon fort affable.
– Charmé de vous revoir, chevalier ! s’écria-t-il. Voici longtemps que je ne vous ai vu…
– Que Votre Éminence daigne m’excuser… J’avais, ainsi que vous le savez, des obligations précises qui m’absorbaient fort…
Mazarin eut un gracieux sourire.
– Nous ne les avons pas oubliées, chevalier, et je suis heureux de cette occasion pour vous remercier du zèle et du soin que vous avez mis à vous en acquitter…
– Éminence, cet enfant a fait mon bonheur… C’est moi qui serai éternellement reconnaissant à Mme la duchesse de Chevreuse d’avoir bien voulu faire appel à moi…
– Je suis heureux, chevalier, de voir qu’aujourd’hui, vos mérites vous ont fait accéder à une situation digne de vous.
– Ah ! soupira benoîtement le Gascon, j’ai fait de mon mieux pour élever cet enfant dans les principes les plus élevés. D’ailleurs, mes amis dévoués m’ont été dans cette tâche d’un précieux secours, et c’est aussi grâce à eux si, aujourd’hui, je peux affirmer que le petit Henry fera plus tard un gentilhomme accompli.
Mazarin avait dressé la tête.
– Vos amis ? Quels amis, chevalier.
– Mais MM. d’Assignac et de Laparède, deux braves et loyaux gentilshommes, que je regrette fort de savoir restés dans les Pyrénées.
– Il faut les faire venir à Paris ! Nous leur trouverons un emploi.
– Ah ! Éminence ! continua à soupirer le rusé chevalier. Il n’y a qu’une seule chose qui les comblerait, mais je ne sais…
– Dites toujours ! On verra si on peut satisfaire leur désir !
– Oh ! peu de chose ! Entrer comme mousquetaires dans le corps où je suis lieutenant.
– Hé ! monsieur le chevalier, savez-vous que les mousquetaires sont un corps d’élite ?
– Je le sais, Éminence !
– On n’accepte pas n’importe qui !
– Ah ! Éminence, mes amis sont des gentilshommes de bonne souche gasconne !
– Je n’en doute pas… Enfin monsieur de Castel-Rajac, je verrai… je tâcherai d’en toucher deux mots à Monsieur de Guissancourt, votre capitaine…
Le nouvel officier s’inclina jusqu’à terre et sortit, rayonnant. Il était certain d’avoir gagné la partie.
En effet, quelques jours plus tard, Assignac et Laparède, au fond de leur retraite méridionale, apprenaient, à leur vive joie, qu’ils étaient incorporés dans cette glorieuse phalange des mousquetaires, sous les ordres directs de leur ami, Gaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac. À cette nouvelle, ils commencèrent par tomber dans les bras l’un de l’autre. Puis, bondissant chacun vers leur appartement respectif, ils se mirent en devoir de préparer leur départ avec toute la célérité dont ils étaient capables.
Il y avait à peine une semaine qu’ils étaient arrivés à Paris, lorsque l’atmosphère politique commença à se gâter.
Le nouveau cardinal-ministre avait commencé par augmenter les charges que supportait le bon peuple de France, ce qui, du premier coup, ne l’avait point rendu populaire. Le Parlement prit le parti des mécontents. Or le Parlement représentait une puissance avec laquelle il fallait compter.
Il parla haut et fort. La réponse ne se fit pas attendre : le lendemain même, les chefs les plus populaires et les plus influents furent arrêtés. Carton, Blancmesnil et Broussel furent incarcérés.
Ce fut, de la part du rusé Italien, un pas de clerc. Le peuple, qui grognait ou chantait lorsqu’on l’accablait d’impôts, se révolta carrément. Des barricades s’élevèrent.
Anne d’Autriche, fort effrayée, manda en hâte son ministre auprès d’elle.
– Qu’allons-nous faire ? s’écria la régente. Voyez ce qui se passe…
– Madame, répondit le Florentin, lorsqu’on n’est pas les plus forts, il faut céder. Donnez l’ordre d’élargir les prisonniers, en feignant d’agir par clémence pure. Le peuple en saura gré à Votre Majesté, s’apaisera, et les messieurs du Parlement vous seront également reconnaissants de ce geste plein de mansuétude.
– Comment ? s’emporta la reine, dont l’orgueilleux sang espagnol se révoltait à l’idée des concessions. Ce seront donc les factieux qui auront raison ?
– Que non. Madame ! sourit l’Italien. Ce sera chacun son tour de chanter la canzonetta…
Cependant, le ministre avait vu juste. Dès que les parlementaires furent élargis, le peuple mua ses menaces en clameurs d’enthousiasme, voulut porter Broussel en triomphe, et cria vive la reine et vive le premier ministre. Un vent de popularité soufflait.
Il ne dura pas longtemps.
Mazarin était patient. Lorsqu’il crut favorable l’occasion, il agit.
Le prince de Condé était un de ces grands seigneurs turbulents, actifs, pleins de feu et de courage, qui ne demandent qu’à dépenser leur ardeur. Il pouvait devenir un ennemi dangereux, car il commandait les troupes et était fort populaire dans l’armée.
Mazarin, par des promesses, le gagna à la cause royale. Mais Condé n’était pas seul. Longueville, Conti, Beaufort, Elbeuf, s’estimèrent lésés par cette brusque faveur, et, faisant cause commune avec le Parlement qui n’avait point désarmé, ameutèrent si bien l’opinion qu’un beau matin, la situation devint tout à fait menaçante pour la Cour.
– Nous pendrons ce faquin de Mazarin ! affirmait-on tout haut.
Mazarin tenait à son cou ; la régente tenait à Mazarin, pour des raisons qui n’étaient pas toutes d’État.
Aussi fallut-il aviser sans retard. Le ministre fit mander tout de suite dans son cabinet le lieutenant de Castel-Rajac, dont il connaissait le dévouement à la cause royale, et qu’il savait aussi homme de bon conseil.
– Mordious, Éminence, répliqua vivement le Gascon lorsqu’il fut mis au courant de la situation, il n’y a pas à hésiter ! Il faut mettre en sûreté Sa Majesté la Régente et le jeune Roi ! Espérons que tout ceci se réduira à une échauffourée, mais on ne sait jamais jusqu’à quelles extrémités peuvent se porter tous ces excités !
– J’y avais pensé, chevalier ! Je vais conseiller à Sa Majesté de fuir à Saint-Germain, où elle attendra avec le roi son fils la fin de cette ridicule aventure… Car ce n’est qu’une aventure, n’est-ce pas, monsieur le chevalier ?
– Naturellement, Éminence !
– Puis-je compter sur vous pour escorter le carrosse royal et le faire parvenir coûte que coûte et sans risque jusqu’à Saint-Germain ?
Castel-Rajac étendit la main.
– Sur le nom que je porte, Éminence, il en sera ainsi !
– C’est bien ! La Cour se mettra donc sous la protection des mousquetaires que vous commandez, chevalier. Nous partirons aussitôt que possible, aujourd’hui même…
Deux heures plus tard, quatre carrosses, dans lesquels avaient pris place la Reine, le Dauphin, Mme de Chevreuse, quelques personnes de la suite et Mazarin, partaient au grand galop dans la direction de Saint-Germain, entourés par un détachement de mousquetaires dont Castel-Rajac avait pris la tête.
Il avait sous sa protection non seulement ce qui représentait la tête de la France, mais encore celle pour laquelle il avait un véritable culte : sa chère Marie.
Elle se trouvait dans la voiture de la reine. Gaëtan chevauchait avec d’Assignac d’un côté du carrosse ; le capitaine de Guissancourt occupait l’autre portière avec Laparède. Les autres mousquetaires galopaient à l’avant et à l’arrière.
Il y eut quelques murmures au passage du cortège. Quelqu’un hurla :
– Au feu, le Mazarin !
L’Italien, tout pâle, se rejeta au fond de la voiture.
– Eh ! mordiou, Éminence ! lui dit Castel-Rajac sans façon, ne vous montrez pas, ou je ne réponds plus de rien, moi !
Quelques exaltés firent mine de vouloir arrêter les chevaux. Mais le Gascon, à grands coups de plat d’épée, déblaya le chemin. Il clama :
– Gare, sangdiou ! la prochaine fois, ce sera avec le fil, que je frapperai !
Cette menace eut le don de faire refluer la foule immédiatement, et l’équipage, au grand galop de ses chevaux, passa sans encombre.
Ils arrivèrent sains et saufs au château. Là la Cour était en sûreté. L’orage s’apaiserait tout seul et, dans quelque temps, rien ne s’opposerait à un retour dans la capitale.
Pourtant, les choses durèrent plus longtemps que prévu.
– Cela ne peut continuer ainsi ! s’écria un jour la bouillante Autrichienne, alors qu’avec son amie inséparable, elles causaient des derniers événements qui les forçaient à rester à l’écart de la capitale. Il faut prendre un parti !
– Je n’en vois qu’un ! répondit la belle duchesse. Il faut appeler les Espagnols à notre aide !
Anne d’Autriche eut un haut-le-corps.
– C’est un parti dangereux !
– Mais nécessaire ! Les Espagnols ne vous refuseront certainement pas leur aide !
– Marie, il n’y faut pas compter ! Ce serait introduire l’ennemi en France !
– Que faire, lorsque vos propres amis vous trahissent ?
La reine hésita.
– Si nous déclenchons la guerre civile, les événements peuvent nous entraîner très loin…
– Anne ! préférez-vous rester éloignée de votre capitale longtemps encore ? Les factieux ont besoin d’une punition ! Les armées du roi d’Espagne sauront la leur donner !
– J’en parlerai au cardinal, dit enfin la Régente, partagée entre le désir de se montrer la plus forte dans ce duel engagé avec le Parlement et les mécontents, et la sagesse qui lui déconseillait une telle entreprise.
Mais lorsque Mazarin fut mis au courant de l’idée de la duchesse, il s’y montra catégoriquement opposé.
Certes, le Florentin avait bien des défauts ; il était cupide, avare et rusé, mais il était doué d’un grand bon sens, et soit attachement fidèle à la Régente et au petit Roi, soit parce que, devenu premier ministre, il sentait toute la responsabilité qui lui pesait aux épaules et entendait remplir sa tâche loyalement et au plus grand profit du peuple dont il avait la sauvegarde, il se refusa à entrer dans cette combinaison qui pouvait avoir pour la France les plus funestes et les plus dangereuses conséquences.
Le projet de la duchesse de Chevreuse fut donc repoussé et on n’en parla plus.
Pendant ce temps, Condé, qui avait pris la tête du mouvement insurrectionnel, s’occupait activement à lever des troupes dans le Midi. Il rencontra les troupes royales à Bléneau et les battit. Alors, il entra en maître dans Paris, à la grande fureur d’Anne d’Autriche.
Cependant, tous les maréchaux n’étaient pas hostiles à la royauté. Le brave Turenne se porta en hâte à la rencontre du prince victorieux. Parmi ses troupes se trouvait le régiment des mousquetaires, dont faisaient partie Castel-Rajac et ses deux amis.
Le choc eut lieu au faubourg Saint-Antoine. Et les troupes royales auraient été victorieuses, si la Grande Mademoiselle, fille de Gaston d’Orléans, n’avait fait tirer le canon de la Bastille sur l’armée régulière. Prise entre deux feux, celle-ci dut se retirer, à la grande fureur du Gascon et de ses compagnons.
– Sangdiou ! hurlait Castel-Rajac, est-ce donc que nous n’avons plus de sang dans les veines, que nous nous laissons battre comme des femmelettes, nous, les mousquetaires ?
Laparède, le voyant en cet état d’excitation, lui frappa amicalement sur l’épaule.
– Ce n’est pas ta faute, ni la nôtre, ni celle du corps où nous servons… La fatalité l’a voulu. Sois tranquille : quelque chose me dit que cela ne durera pas !
Cependant, en ces heures troubles, un personnage qui s’était fait un peu oublier pendant ces derniers temps reparut. C’était Durbec.
Après la bataille du faubourg Saint-Antoine, Condé s’était installé à Paris.
Durbec, avec sa souplesse coutumière, avait réussi à se glisser dans l’entourage du puissant du jour. Il tressaillit de joie lorsque, peu de temps après, un officier de la troupe de Condé lui dit :
– Monsieur le Prince a pris une excellente résolution : il va purger la capitale de tous les partisans du Mazarini… Il a déjà fait exécuter les bourgeois réfugiés à l’Hôtel de Ville…
À ces mots, Durbec tressaillit d’aise.
– C’est en effet un projet digne de l’énergie et de la volonté que montre Monseigneur à assainir la capitale et faire entendre raison à la Régente…
L’officier baissa un peu la voix.
– Le Mazarin n’en a plus pour longtemps… Monsieur le Prince se fera nommer ministre à sa place, et on obligera Sa Majesté à renvoyer son Italien à sa bonne ville de Florence, qu’il n’aurait jamais dû quitter !
– Dites-moi, mon cher, interrogea doucereusement Durbec, savez-vous les noms de ceux que Monseigneur compte supprimer de sa route ?
– Il m’en fit dresser la liste voici à peine deux heures !
– Quoi ! Serait-ce vous qui êtes chargé de nommer tous les suspects ?
– Je les note, en effet, car dès ce soir, ils seront exécutés… Ce sera une petite Saint-Barthélémy !
Il fit un geste.
– C’est triste… Mais peut-on faire autrement ?
– Certainement que non ! s’écria Durbec, et j’approuve Monseigneur de toutes mes forces… Lui seul, par sa naissance, son intelligence et son énergie, est digne d’administrer la France à la place de ce rustre d’Italien que la reine protège, on sait pourquoi ! Mais je pourrais peut-être vous donner une indication utile à ce sujet… Je connais personnellement trois individus, fort dangereux, entièrement dévoués à la cause de Mazarin, et qui devraient figurer en premier sur votre liste noire.
– S’il en est ainsi, ils y figurent sûrement ! affirma l’officier. Dites-moi leurs noms ?
– Il s’agit du chevalier de Castel-Rajac, Hector d’Assignac et Henri de Laparède !
– Non, je n’ai pas ces noms-là, c’est vrai, convint l’officier. Et vous dites que ce sont des fidèles du signor Mazarini ?
– Dites qu’ils se feraient tuer pour lui ! affirma l’espion.
– Que font-ils ? Où sont-ils ?
– Ils font partie du corps des mousquetaires du roi !
L’autre fit une grimace.
– Très dangereux… murmura-t-il.
– Très dangereux surtout pour Monseigneur. Ces hommes ont le diable au corps, mon cher ! Croyez-moi : n’hésitez pas !
– Ils sont probablement à Saint-Germain. Nous ne pouvons aller jusque-là ! Notre action se borne à la capitale !
– Ce soir, ils seront à Paris, ou presque : j’ai aussi ma police, et je sais qu’ils doivent coucher à l’auberge du Vieux-Bacchus, la première taverne sitôt passées les fortifications, en se dirigeant vers Vincennes !
– En ce cas, concéda l’officier, peut-être pourrons-nous agir, en effet. Je vous remercie du renseignement, j’espère que nous pourrons en débarrasser Monsieur le Prince…
Ils se séparèrent après s’être serré la main, et partirent chacun de leur côté : l’officier pour ajouter à sa liste le nom des trois gentilshommes gascons, et le chevalier de Durbec, jubilant et se frottant les mains, à l’idée que grâce à cet événement, il verrait enfin sa vengeance assouvie sans risque pour lui !
Les trois amis avaient bien formé le projet de passer la nuit dans l’auberge qu’il avait désignée au frondeur. La route était longue, du faubourg Saint-Antoine jusqu’à Saint-Germain ; et après avoir attendu quarante-huit heures afin de savoir s’il n’y aurait pas contre-attaque, ils avaient décidé de rentrer à la Cour en attendant les nouveaux événements. Mais, cette nuit encore, ils coucheraient au Vieux-Bacchus, qu’ils avaient élu comme gîte.
Tandis que les autres mousquetaires campaient avec l’armée royale, un peu plus loin, les trois Gascons avaient préféré une bonne table au menu incertain de la troupe.
De plus, la fille de l’aubergiste, une jolie fille de seize ans, assurait le service, ce qui n’était point fait pour déplaire aux convives, qui trouvaient le vin plus parfumé et la poularde plus dorée lorsque c’étaient les jolies mains de Guillemette qui les servaient.
La petite n’avait d’yeux que pour Gaëtan, tant et si bien que Laparède, mi-riant, mi-vexé de voir que tout le succès allait à son ami, s’écria :
– Tu perds ton temps, ma belle ! Notre ami n’aime que les blondes !
La jeune fille avait rougi jusqu’à sa chevelure, dont les boucles noires et lustrées cascadaient sur ses épaules, et s’éclipsa sans rien dire.
Enfin, lorsqu’ils eurent copieusement soupé, ils remontèrent dans leur chambre. Au passage, ils croisèrent Guillemette, et ses beaux yeux noirs se posèrent avec admiration sur le chevalier. Celui-ci s’en aperçut. Au passage, il lui tapota la joue.
– Tu sais, dit-il en souriant, une brune comme toi ferait oublier toutes les blondes !
Le naïf intérêt que la fillette témoignait pour lui l’avait à la fois touché et flatté, et il pensait que cette attention valait bien un compliment, même s’il n’en pensait pas le premier mot !
Paroles bienheureuses, qui allaient avoir sur les événements à venir une influence décisive !
Guillemette, oubliant l’heure, s’était mise à sa fenêtre, dissimulée par le feuillage d’un gros marronnier. Cette circonstance lui permit d’entrevoir une troupe de cavaliers qui s’approchait silencieusement. Devant l’auberge, ils mirent pied à terre.
La jeune fille, croyant qu’il s’agissait de voyageurs, allait descendre et s’informer de ce qu’ils désiraient, lorsque, soudain, un nom saisi au vol l’arrêta tout net :
– Vous êtes bien sûr, capitaine, que ce Castel-Rajac est lieutenant aux mousquetaires ?
– Mais oui ! Commencez par lui. Allez à sa chambre et dès qu’il ouvrira, frappez-le sans explications. Vous exécuterez ensuite ses deux compagnons.
L’homme qui avait parlé s’approcha de l’huis et heurta du poing, tandis que Guillemette cherchait un moyen de soustraire Gaëtan au danger qui le menaçait.
Comme, en bas, on cognait de nouveau, elle se pencha et cria :
– Qui va là ?
– Ouvrez !
– Je passe un cotillon et je descends !
– Dépêche-toi, la fille ! Nous sommes pressés !
Guillemette avait déjà quitté la fenêtre. Sans prendre le temps d’enfiler un jupon, pour la bonne raison qu’elle ne s’était pas encore déshabillée, elle courut à la chambre de Castel-Rajac et frappa de toutes ses forces.
– Monsieur ! Monsieur ! cria-t-elle d’une voix étouffée : Ouvrez ! Ouvrez vite !
Gaëtan, qui venait juste de s’endormir, s’éveilla en sursaut, bondit hors du lit et alla tirer le verrou.
– Que se passe-t-il ? s’écria-t-il, étonné.
– Il y a en bas une bande d’hommes armés qui demande à entrer… Ils viennent vous assassiner, vous et vos deux amis ! Fuyez !
– Mordiou ! On ne nous assassine pas comme cela, la belle ! s’écria le Gascon en courant éveiller ses deux compagnons.
Un conseil rapide fut tenu.
– Il faut montrer à ces coquins qu’on est capable de soutenir la lutte un contre dix ! affirma Gaëtan avec sa superbe intrépidité.
Mais Laparède, qui avait glissé un coup d’œil par la fente des volets, secoua la tête.
– Mon ami, il y a des moments où la fuite est une nécessité. Songe que tu as des responsabilités. Tu risques de te faire tuer sans profit. La reine compte sur toi ; les mousquetaires sont ses derniers fidèles…
– Fuir comme des lâches ? Jamais ! Guillemette, va ouvrir la porte !
– Partez, Monseigneur ! implora la jeune fille. Je les ai vus ; ils sont au moins trente ! Que voulez-vous faire contre cette troupe ? Sautez par la fenêtre de la chambre de votre ami ; elle donne dans le jardin. À droite, il y a l’écurie ; vous sortirez par la porte, au fond. Elle ouvre sur la campagne. Pendant ce temps, je les retiendrai avec des balivernes…
– Cette enfant a raison ! s’écria Assignac. Le courage est louable, mais la témérité, surtout quand on est chargé de responsabilités comme toi, est blâmable. Songe à Henry.
Le Gascon finit par se laisser persuader. Ils s’élancèrent dans le jardin au moment où le verrou tiré, une bande d’hommes armés envahissait l’auberge du Vieux-Bacchus…