CHAPITRE VI LA DAME MASQUÉE

Une fois encore, grâce à la vigilance de la petite hôtelière, la vengeance du chevalier de Durbec avait échoué…

Tandis que les soldats de Condé fouillaient l’auberge, et que l’hôte, éveillé, levait les bras au ciel et gémissait en prenant à témoin tous les saints du paradis, les trois Gascons galopaient ventre à terre, contournant la capitale investie pour regagner Saint-Germain, où Castel-Rajac raconta cette agression à la duchesse de Chevreuse.

Celle-ci ne s’y trompa pas.

– C’est encore un coup de Durbec ! s’écria-t-elle. Il a profité des temps troublés que nous vivons pour lancer contre vous et vos amis les sbires des frondeurs…

– Malheur à lui si je me trouve un jour face à face avec ce fantoche malfaisant ! gronda Gaëtan. Je l’écraserai sans pitié !

Mais les événements subirent un tel revirement que bientôt, la Fronde devait se calmer d’elle-même, comme une mer agitée après la tempête.

L’injuste exécution des bourgeois et des partisans de Mazarin avait soulevé l’opinion publique. Le régime tyrannique, la période de terreur que le prince de Condé avait instituée à Paris ne tarda pas à lui aliéner les sympathies des habitants. Et ce furent les Parisiens eux-mêmes, ceux qui avaient crié le plus fort : « À bas Mazarin ! » et « Vive la Fronde ! » qui adressèrent une supplique à la Régente, afin de faire revenir la Cour à Paris.

Au reçu de cette délégation, Mazarin adressa à la Reine un sourire.

– Que vous disais-je. Madame ? murmura-t-il. Chacun son tour de chanter la canzonnetta !

Le régiment des mousquetaires revint donc, parmi les premiers, dans la capitale, escortant les carrosses de la Cour, au milieu des acclamations et des vivats. La Régente et Mazarin triomphaient.

La paix et l’ordre une fois rétablis, Castel-Rajac s’empressa de solliciter un congé auprès du capitaine de Guissancourt afin d’aller jusqu’à la gentilhommière où sous la garde d’une gouvernante, d’un intendant, et sous la surveillance d’un précepteur, le digne abbé Vertot, Henry était en train de devenir le plus charmant des garçonnets.

Ces jours de détente étaient pour le chevalier une halte délicieuse au milieu de la rude vie qu’il menait. L’enfant avait pour lui une vive tendresse, et c’était fête au logis lorsque le lieutenant des mousquetaires du Roi venait y passer quelques jours !

Cette fois-ci, comme les précédentes, il galopait allègrement sur la route blanche de poussière, en songeant qu’il allait revoir à la fois l’enfant de son cœur et la femme à laquelle il n’avait pas cessé de porter la tendresse la plus vive.

Bientôt, il vit se dessiner, à travers les hautes branches de la futaie, une grille qu’il connaissait bien. Celle-ci était ouverte. Probablement, l’attendait-on déjà.

Sans se faire annoncer, il entra, suivit l’allée sablée qui conduisait au perron.

Tout à coup, il s’arrêta, saisi, devant un tableau pour le moins imprévu !

Deux femmes étaient assises dans de grands fauteuils, sur la pelouse. L’une d’elles lui tournait presque le dos, et tenait le petit Henry sur ses genoux, en lui prodiguant mille baisers. Ce n’était pas la duchesse de Chevreuse, puisque celle-ci était la seconde personne qui regardait cette scène en souriant.

– Sangdiou ! murmura notre Gascon, interloqué, qui est cette femme ?

Juste à cet instant, celle-ci tourna la tête, sans voir le cavalier, toujours immobile. Gaëtan eut un haut-le-corps : il venait de reconnaître la reine Anne d’Autriche en personne !

L’exclamation de stupeur qu’il allait pousser s’étrangla dans sa gorge.

Fut-ce prescience ? À cet instant, la duchesse de Chevreuse aperçut le nouveau venu, que la surprise clouait sur place. Sans affectation, après avoirs échangé quelques mots avec sa royale amie, elle se dirigea vers le Gascon.

– On ne vous a pas vu, jeta-t-elle rapidement, à mi-voix. Cela vaut mieux. Cachez-vous vite dans la maison.

Castel-Rajac, qui avait toujours peur qu’on le prive de son pupille, se hâta d’obéir, et de suivre le conseil de sa très fine amie.

Il venait à peine de pénétrer dans le petit salon où se tenait d’habitude la duchesse, que celle-ci entra.

– Je pense, mon ami, dit-elle simplement, que l’heure est venue de tout vous révéler, puisqu’un hasard vous a fait surprendre la vérité.

– C’est exact. Madame ! répondit-il en baisant la main qu’on lui tendait. J’ai déjà été admis en présence du jeune roi, et j’avais déjà été frappé par l’extraordinaire ressemblance qui existait entre lui et l’enfant que j’ai reconnu pour le mien.

– Inutile de vous celer plus longtemps que ce sont les deux frères. Je pense que vous vous doutez également de l’extrême gravité de la situation qui en résulte pour notre filleul. Ce secret terrible, d’autres peuvent l’apprendre. Il ne peut en résulter que des malheurs. Heureusement, Mazarin est au pouvoir, et veillera autant qu’il le faudra sur la sécurité de cet enfant !

– Je comprends maintenant, dit pensivement le chevalier, la suprême adjuration du cardinal de Richelieu, lorsque je lui conduisis le petit Henry… « Veillez sur lui, m’a-t-il dit, car il se peut qu’un jour, de graves dangers le menacent… »

– Oui, dit Marie de Rohan, Richelieu, lui, en avait pris son parti. Mazarin est tout désigné pour veiller sur lui. Mais ensuite ? Ne cherchera-t-on pas à abuser de cette situation, à substituer, par exemple, un faux roi au vrai ? Ne cherchera-t-on pas à agir sur la reine grâce à ce secret qui serait un scandale s’il venait aux oreilles du peuple ? Pauvre enfant ! Sa jeune tête est déjà accablée sous le poids d’une bien grosse responsabilité !

– Soyez tranquille, ma chère Marie ! s’écria le Gascon. Pour ma part, je garderai jalousement cette découverte, et je n’en aurai que plus de zèle pour accomplir la tâche que vous avez bien voulu me confier !

Il attendit que la reine soit repartie pour sortir à son tour. Henry, en le voyant, se jeta à son cou avec les marques de la plus grande joie.

Ces quelques jours de congé passèrent comme l’éclair, puis le lieutenant dut rejoindre son poste.

Par ses fonctions mêmes, il était appelé à voir assez fréquemment le jeune roi. Et plus il le voyait, plus il était frappé par ce caprice de la nature qui avait donné aux deux frères un visage identique…

Quelque temps s’écoula. Castel-Rajac ne pensait plus guère à ce qu’il avait involontairement surpris dans le jardin de Mme de Chevreuse, lorsqu’un jour, il reçut un billet de sa belle amie :

« Soyez ce soir à minuit à la petite porte du Louvre, disait la missive. Et laissez-vous guider par la personne qui vous attendra. »

– Mordiou ! se dit le Gascon, intrigué. Voilà qui sent terriblement le mystère ! Cependant, je ne puis m’y tromper : il s’agit là de l’écriture de ma belle duchesse. On dirait à s’y méprendre un rendez-vous galant !

Quoi qu’il en soit, Gaëtan attendit le soir avec une certaine impatience. Il fit sa toilette avec un soin inaccoutumé. La lune brillait déjà haut dans le ciel, lorsqu’il arriva à la petite porte du Louvre où il lui était enjoint de se rendre.

D’abord, il ne vit rien. L’ombre était épaisse ; la lumière nocturne glissait seulement sur la Seine, et pailletait ses eaux d’argent.

Tout à coup, il sentit que quelqu’un lui saisissait la main. À son tour, il serra les doigts qui le tenaient, et reconnut une main de femme.

– Cordiou ! Madame, fit le jeune chevalier, qui êtes-vous et que me voulez-vous ?

Mais la femme, qui était masquée, et qu’un long capuchon noir enveloppait de la tête aux pieds, la rendant absolument méconnaissable, se contenta de poser un doigt sur ses lèvres en signe de silence, et le fit entrer par la petite porte qu’elle venait d’ouvrir.

Aucune sentinelle ne s’y tenait. Cette ouverture donnait directement sur les berges de la Seine.

À la suite l’un de l’autre, et dans l’obscurité la plus profonde, ils grimpèrent un escalier aux marches hautes et étroites. Puis ils suivirent un couloir interminable. Ils firent tant de tours et de détours que Castel-Rajac, intrigué, se demanda si, vraiment, cette promenade n’avait pas pour but de l’égarer.

Enfin, une portière fut soulevée. Gaëtan, ébloui, recula d’un pas.

Il se trouvait dans un somptueux boudoir. De grands candélabres de bronze où brûlaient des bougies roses et parfumées éclairaient la pièce brillamment.

Sur un divan, une femme, également masquée, et enveloppée aussi d’une mante noire, attendait.

– Approchez, monsieur de Castel-Rajac ! dit-elle d’une voix harmonieuse, à l’imperceptible accent, qui fit tressaillir le chevalier.

Il obéit, dominant son trouble. Celle qui l’avait amené s’assit dans un fauteuil.

La dame masquée le regardait fixement. À travers les trous du loup de velours, il voyait le feu de ses prunelles.

Un court silence régna. L’inconnue ne se pressait point d’entamer la conversation. De son côté, Castel-Rajac attendait respectueusement qu’on voulût bien l’interroger. Il avait cru, malgré les précautions prises, reconnaître une illustre voix. Il attendit, plein de déférence.

– Monsieur de Castel-Rajac, reprit la femme masquée, j’ai beaucoup entendu parler de vous, et le désir m’est venu de vous connaître. Je ne peux vous cacher que ce que j’ai ouï-dire à votre sujet était tout à votre louange.

– Madame, répondit le Gascon avec finesse, la personne qui vous a renseignée a témoigné d’une grande indulgence à mon égard, et je vous prie de l’assurer de toute ma reconnaissance.

– On m’a dit, monsieur, que vous étiez aussi chevaleresque que brave, et que, le cas échéant, vous n’hésitez pas à vous lancer dans les plus compromettantes aventures pour sauver l’honneur d’une femme…

– Ce que j’ai pu faire n’a rien d’extraordinaire, Madame, et tout gentilhomme de France l’eût fait avec joie comme moi je l’ai fait !

– Cette réponse est digne de votre modestie, chevalier… À propos : on m’a rapporté que vous aviez un fils ?

– Oui, Madame. Un charmant enfant, auquel je suis attaché profondément…

– Vous êtes marié ?

– Non, Madame.

– Une aventure ?

– Si vous voulez, Madame.

– Vous êtes discret, chevalier !

– Madame, l’honneur d’une femme en dépend. Cette raison doit être suffisante pour que je le sois…

– Je vous en félicite. Vous êtes bien tel qu’on me l’a dépeint ! À propos : puis-je connaître le nom de cette femme ?

– Je regrette. Madame, mais… même à vous, je ne puis le dire !

– Peut-être l’ignorez-vous ? lança l’inconnue avec hardiesse.

Castel-Rajac se redressa.

– Non, Madame, dit-il avec un respect infini. Je connais le nom de la mère de mon fils. Mais ce nom, je le garde dans mon cœur, et il faudra l’ouvrir pour l’y lire ! Sur mon épée, moi vivant, personne ne le saura !

Les yeux de l’inconnue brillèrent davantage. Castel-Rajac ne baissa pas les yeux.

Elle se leva.

– Chevalier de Castel-Rajac, dit-elle lentement, je ne sais ce que vous réserve l’avenir. Partez, maintenant. Mais avant, je veux vous dire ceci : veillez sur cet enfant, qui est le vôtre, avec le soin jaloux et la tendresse que vous lui avez toujours témoignés. Le cœur d’une mère n’est pas toujours assez fort pour préserver des embûches de la vie : il faut parfois un grand courage et un cœur fort pour les détourner. Je suis certaine que vous y parviendrez !

Elle sortit de la mante noire un bras et une main d’une blancheur et d’une forme admirables, et les tendit au chevalier, qui, mettant un genou en terre, y déposa respectueusement ses lèvres. Puis Castel-Rajac se releva.

– Madame, dit-il, je renouvelle devant vous le serment fait jadis : donner ma vie, s’il le faut, pour cet enfant et pour sa mère !

– Adieu, chevalier ! murmura la voix harmonieuse, aux inflexions un peu tristes. Je suis heureuse d’avoir fait la connaissance, ce soir, d’un parfait gentilhomme.

L’autre dame masquée se leva et ouvrit la porte. Le Gascon sortit, et, précédé par son guide muet, refit en sens inverse le chemin déjà parcouru pour venir.

Lorsqu’il se trouva devant la petite porte du Louvre, devant laquelle coulait le fleuve, il se tourna vers son guide anonyme. Sous le masque de velours, il vit se dessiner un malicieux sourire, et un regard brillant se posa sur lui.

– Marie ! murmura-t-il.

Et, sans attendre la réponse, persuadé qu’il s’agissait là de sa belle amie, il l’attira vers lui et posa ses lèvres avec fougue sur la jolie bouche souriante.

Alors, un frais éclat de rire retentit, et une voix inconnue lui répondit :

– Monsieur le chevalier de Castel-Rajac, vous êtes bien entreprenant… Je me nomme Gilberte, et je ne suis que la première camériste de… de celle que vous venez de voir !

Et laissant le Gascon encore tout ébaubi, elle lui ferma la porte au nez…

Share on Twitter Share on Facebook