CHAPITRE PREMIER LA VENGEANCE DE DURBEC

Tant que vécut Mazarin, Castel-Rajac continua de s’acquitter de ses fonctions de lieutenant aux mousquetaires avec autant de brio que de loyauté, et de même que le fils de Mazarin lui avait voué une affection sans bornes, le fils de Louis XIII s’attacha à lui par les liens d’une réelle amitié. On eût dit que les deux fils de la même femme n’avaient pour lui qu’un même cœur.

Aussi se prit-il à les aimer autant l’un que l’autre. D’ailleurs, en grandissant, la ressemblance s’accentuait encore, et quand Gaëtan quittait Henry pour aller retrouver Louis, il lui semblait que c’était le même qu’il avait devant lui. Sauf peut-être qu’Henry avait plus de douceur et Louis plus de volonté. Le premier semblait être fait pour devenir un parfait gentilhomme, et l’autre, pour devenir un grand roi.

La belle duchesse de Chevreuse, tout en poursuivant sa vie de cour et s’acquittant de toutes les obligations mondaines que lui assignait son rang élevé, n’oubliait pas son ami. Une rencontre fortuite, le hasard d’un instant, avait suffi pour lier ces deux cœurs d’une indestructible amitié.

Gaëtan, dès qu’il pouvait avoir une permission, s’échappait pour rejoindre son cher Henry qui devenait un fier jouvenceau, habile aux armes et à l’équitation. Mme de Chevreuse s’arrangeait pour l’y rejoindre elle-même, et c’étaient quelques instants enchantés que Castel-Rajac passait au milieu des deux grandes affections de sa vie.

Hélas ! Il est écrit que jamais le bonheur complet ne peut être de ce monde !

La haine, la rancune, la basse envie n’avaient point désarmé. Le chevalier de Durbec veillait.

Tant que le cardinal Mazarin fut au pouvoir, il resta dans l’ombre. Il savait qu’il aurait affaire à trop forte partie, et que le chevalier de Castel-Rajac et son fils adoptif se trouveraient toujours hors de ses atteintes.

Mais, lorsque le jeune roi atteignit ses vingt ans, Mazarin mourut.

Cet événement affecta profondément le chevalier, et la duchesse elle-même, qui perdaient de la sorte un puissant allié. Certes, la reine Anne d’Autriche restait, et ferait l’impossible pour protéger la destinée de son fils aîné. Mais comme elle l’avait dit au Gascon lors de la mystérieuse et unique entrevue qu’ils eurent, quelques années auparavant, le cœur d’une mère n’est pas toujours assez fort pour préserver des embûches de la vie !

Au grand étonnement de la Cour et des princes, ce fut un roturier, le fils d’un marchand drapier, homme de confiance du cardinal, Jean-Baptiste Colbert, qui fut désigné par le moribond lui-même pour le remplacer…

Anne d’Autriche s’inclina. Elle connaissait la finesse de l’Italien, et savait que s’il lui recommandait ce garçon, c’est qu’il avait déjà su l’apprécier et distinguer en lui les qualités qui feraient de lui un premier ministre digne de continuer la grande tâche entreprise par Richelieu et son successeur.

Castel-Rajac et Marie de Rohan apprirent cette nomination avec une certaine appréhension, quoique sans crainte bien définie. Après tout, Colbert ignorait tout. Il suffisait de tenir le jeune Henry soigneusement en dehors de la Cour, et de l’entourage du jeune Roi.

Lorsque Durbec apprit la mort de Mazarin, et la nomination de Jean-Baptiste Colbert, une idée diabolique commença à germer dans sa cervelle.

Il y avait à peine quelques jours que Colbert était entré dans ses nouvelles fonctions, quand l’officier de service lui annonça un visiteur, qui attendait dans l’antichambre et insistait pour le voir, disant qu’il avait une communication de la plus haute importance à lui faire.

Le fils du marchand de drap de Reims était un petit maigrichon, qui n’avait ni beauté, ni distinction, ni fière allure. Mais son regard, son front, éclatants d’intelligence, laissaient deviner tout le génie que cette enveloppe d’apparence si ordinaire renfermait.

Il releva la tête à cette annonce, et, sans lâcher sa plume, ordonna :

– Faites entrer !

Deux minutes plus tard, le chevalier de Durbec, obséquieusement plié en deux, faisait son apparition.

Colbert le dévisagea. Du premier coup d’œil, il le classa : c’était un de ces hommes intelligents, mais prêts à tout, même aux plus viles besognes, pourvu qu’en échange, ils reçoivent profit ou récompense.

– Vous avez sollicité une entrevue. Monsieur, entama le ministre, en disant que vous aviez un secret important à me confier. Je vous écoute.

Le ton était poli, mais tenait à distance. Durbec accentua sa courbette.

– Monsieur, commença-t-il, je n’ai pas exagéré, car il s’agit d’un secret d’État, et qui peut un jour compromettre l’avenir de la dynastie…

Colbert ne put réprimer un tressaillement. Il crut d’abord à un complot espagnol ou autrichien, fomenté par quelques-uns des grands, et semblables à ceux que le cardinal de Richelieu avait déjà eu à réprimer.

– Parlez, Monsieur !

Durbec entra tout de go dans le vif du sujet.

– Saviez-vous, Monsieur, que Sa Majesté Anne d’Autriche a deux fils ?

Colbert parut stupéfait.

– Deux fils ?

– Deux fils, répéta Durbec, qui sentit tout de suite sa partie gagnée. Un, légitime, l’autre adultérin… Mais ce qui est grave, c’est que c’est l’illégitime qui est l’aîné… et que, circonstance aggravante, il ressemble à son frère notre jeune roi Louis, d’une façon impressionnante…

– Que dites-vous là ?

– La stricte vérité !

– Pour avancer une chose si grave, il faut que vous ayez des preuves !

– La meilleure est encore l’existence de cet enfant, qu’il vous est loisible de contrôler !

– Et le père ?

– Il est mort…

– Il y a longtemps ?

– Le jour où vous avez pris la place du cardinal, Monsieur.

– Quoi ! Voudriez-vous dire que Son Éminence…

Le visiteur fit un léger signe de tête.

Colbert sembla réfléchir profondément.

– Savez-vous que voilà de graves révélations ? dit-il enfin. J’espère que personne n’est au courant de cette naissance clandestine ?

– Quelques-uns, Monsieur.

– Vous les connaissez ?

– Mme la duchesse de Chevreuse…

– L’amie intime de Sa Majesté… C’est logique. Après ?

– Un chevalier gascon, actuellement lieutenant aux mousquetaires, M. de Castel-Rajac, qui n’a pas craint d’endosser la responsabilité de cette affaire en reconnaissant l’enfant.

– Morbleu ! C’est galant ! Il connaissait le nom des parents ?

– Non ; il ne les a appris, je crois, que dernièrement.

– Enfin, il sait lui aussi. Après ?

– La sage-femme qui a présidé à la naissance de l’enfant. Mais au fait non : je me souviens maintenant qu’elle a toujours ignoré la qualité de l’illustre malade.

– Elle sera à surveiller. Ensuite ?

– Il y a encore deux amis du chevalier de Castel-Rajac : MM. d’Assignac et de Laparède qui sont aussi intéressés dans cette aventure.

Colbert, au fur et à mesure, avait pris des notes et crayonné les noms.

– C’est tout, conclut Durbec, satisfait.

Le ministre parcourut rapidement sa liste.

– Somme toute, peu de personnes. Quatre en tout, une incertaine… Sont-elles capables de divulguer ce secret un jour ?

– Certainement non, répondit vivement l’interpellé, qui devina l’idée de son vis-à-vis.

– Je vous remercie, monsieur… Je saurai vous prouver ma reconnaissance en temps et lieu pour l’important service que vous venez de rendre à la couronne. Je vais réfléchir à tout ceci…

Il se leva, indiquant par là que l’entretien était terminé. Durbec salua et partit, cette fois triomphant d’une joie démoniaque. Il était sûr que sa dénonciation n’allait pas rester sans effet !

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