À quelques jours de là, un cavalier, âgé de quarante à quarante-cinq ans environ, à la petite moustache grisonnante, droit en selle et cambré comme un jeune homme, galopait à toute allure sur la route qui conduisait de Paris à Saint-Germain.
Le chevalier de Castel-Rajac dut s’interrompre, car son cheval, fatigué par une course longue et rapide, venait de broncher. D’un énergique rappel de bride, le Gascon l’empêcha de tomber sur les genoux et le força à se redresser. Puis, silencieusement, il continua sa route.
Ce n’était plus avec l’entrain qu’il mettait autrefois que le gentilhomme allait rejoindre sa belle amie. Que s’était-il donc passé ? Quelle catastrophe avait bouleversé leur existence jusque-là si paisible ?
La veille même, ainsi qu’il le faisait presque journellement, Henry, devenu un charmant jeune homme de vingt-trois ans, à la fière allure et aux traits virils, avait manifesté le désir de monter à cheval.
Excellent écuyer, le fils de la reine Anne d’Autriche parcourait de longues distances, par champs et par bois, trouvant dans cet effort physique un dérivatif aux études plus ou moins austères qu’il poursuivait avec son précepteur.
Ce jour-là, précisément, le soleil brillait dans un ciel sans nuages. Il ferait bon dans la forêt. Le jeune homme sauta en selle et piqua des deux.
En quelques instants, il fut hors de vue du château de Chevreuse. Le village se trouvait à quelque distance. Il lui tourna carrément le dos, et se dirigea vers la forêt.
Ce fut enfin le couvert, les branches feuillues des grands arbres qui étaient pour lui des amis.
Il mit son cheval au trot, afin de pouvoir mieux jouir de la délicieuse fraîcheur du lieu. Un ramage d’oiseaux se faisait entendre, étourdissant ; une mousse épaisse, où les sabots de sa monture enfonçaient profondément, garnissait le sol d’un somptueux tapis naturel.
Tout à coup, sa bête fit un écart. Le jeune prince aperçut alors un homme couché au pied d’un chêne.
Henry avait bon cœur. Il crut le malheureux blessé, et s’approcha.
– Qu’avez-vous, brave homme ? questionna-t-il. Êtes-vous souffrant ? Puis-je quelque chose pour vous ?
– J’ai été attaqué par des bandits, geignit l’inconnu. Ils m’ont frappé…
Ému à l’idée que l’inconnu pouvait souffrir, et désirant lui porter remède, Henry mit pied à terre et s’approcha de l’homme afin de l’examiner.
Mais dès qu’il fut près de lui, le « blessé », se jetant aux jambes du cavalier, les emprisonna, l’empêchant de faire un pas. Au même instant, plusieurs individus sortaient de derrière les troncs d’arbres qui les dissimulaient et se précipitaient sur leur victime avant que celle-ci ait le temps de tirer son épée. Henry se trouva assailli, désarmé par cette bande de furieux.
Alors, deux hommes s’approchèrent. L’un d’eux était un gros homme, à l’aspect rude, mais franc. C’était M. de Saint-Mars, gouverneur de la forteresse de l’île Sainte-Marguerite, qui avait été mandé d’urgence à Paris. Il avait l’air peu satisfait et se tourna vers son compagnon pour lui exprimer son mécontentement.
– Voilà de la vilaine besogne, monsieur, et qui ne me plaît guère ! dit-il avec sa franchise d’ancien soldat. Cette attaque ressemble furieusement à un guet-apens. Je n’aime pas cela !
– C’est évidemment regrettable, mais nous n’avions pas le choix des moyens ! répliqua le chevalier de Durbec.
Il tenait à la main un engin bizarre. C’était un masque, mais un masque de fer, percé de deux trous pour les yeux, un autre pour le nez, un autre pour la bouche.
Cachant mal sa joie, il s’approcha rapidement du jeune homme toujours immobilisé, et lui appliqua cet engin sur le visage.
Henry eut beau clamer son indignation et sa fureur, le masque était mis et bouclé.
– Vous me rendrez raison de cette violence ! s’écria le fils adoptif du chevalier gascon. Pour quel motif me traitez-vous ainsi ?
– Monsieur, répondit Durbec avec une politesse exquise qui dissimulait mal son triomphe, nous avons des ordres et les exécutons !
– C’est indigne ! Je n’ai commis aucun crime !
– Nous ne pouvons vous donner aucune explication !
Cependant, le masque fermé, les soldats, tout en maintenant toujours énergiquement leur prisonnier, lui permirent de se relever. Ils le dirigèrent vers un carrosse qui attendait dans une allée parallèle, et l’y firent monter.
Aussitôt, on verrouilla soigneusement la portière, non sans que M. de Saint-Mars et Durbec lui-même soient montés tenir compagnie au prisonnier.
La voiture se mit en branle, entourée par l’escorte des cavaliers qui avaient accompli cet enlèvement et qui ne se doutaient nullement qu’ils emmenaient vers une captivité perpétuelle le frère illégitime de Sa Majesté Louis XIV.
L’équipage sortit de la forêt, et prit la route du sud. Ce fut un vrai voyage, car le carrosse dut traverser toute la France pour rejoindre l’île Sainte-Marguerite, qui paraissait offrir, tant par son isolement maritime que par les solides fortifications de son château, toutes les garanties de sécurité qu’exigeait la garde d’un prisonnier d’État.
Colbert avait donné l’ordre de tuer le jeune Henry s’il parvenait, chose d’ailleurs invraisemblable, à se débarrasser de son masque, et avait ordonné, néanmoins, de traiter l’homme au masque de fer avec les plus grands égards.
Aussi, pendant tout le voyage, fut-il, de la part de ses deux compagnons, l’objet des attentions les plus grandes.
Ce fut pourtant en vain que le jeune homme, à plusieurs reprises, tenta de savoir pourquoi il était victime de ce traitement aussi barbare qu’imprévu.
– Nous ne pouvons rien vous dire ! telle fut la réponse qu’il obtint.
– Cependant, on n’arrête pas les gens sans leur en fournir le motif ! gronda le jeune homme ! Et pourquoi ce masque ! Ôtez-le ! Il me gêne !
– Monsieur, répondit Durbec de sa voix doucereuse, ce que vous me demandez-là est tout à fait impossible ! Je dois même ajouter que si vous manifestez, au cours de ce voyage, la moindre envie de nous quitter, ou si vous cherchez à intéresser des étrangers à votre sort par une façon quelconque, nous n’hésiterons pas à vous tuer. Nous en avons reçu l’ordre formel !
Cependant, tandis que le carrosse fermé galopait ainsi sur la route de Marseille, emportant le fils de la reine vers une destination qu’il ne soupçonnait pas encore, d’autres événements se passaient au château de Chevreuse.
Le cheval d’Henry, habitué aux caprices de son maître, s’était mis tranquillement à brouter les jeunes pousses ; toutefois, lorsque Henry eut été transporté dans le carrosse et que celui-ci eut disparu au grand galop de ses quatre chevaux, la bête avait paru inquiète. Après avoir poussé deux ou trois hennissements d’appel, voyant que personne ne revenait, elle s’était décidée à reprendre tout doucement le chemin de l’écurie.
Lorsqu’on s’aperçut, à Chevreuse, que le cheval revenait seul, il y eut un moment d’affolement. Pour que sa monture revienne sans Henry, il fallait que celui-ci ait été victime d’un accident !
Le précepteur du jeune prince, l’abbé Vertot, dès que le jardinier vint le prévenir de ce qui se passait, ordonna des recherches, fort inquiet, et persuadé que son élève était victime d’une chute. À son idée, il devait être resté par là, évanoui sans doute, et privé de secours.
Il tint à se joindre lui-même aux chercheurs, malgré son âge. Il savait quelle responsabilité il avait, vis-à-vis de la duchesse et du chevalier de Castel-Rajac.
Mais ce fut en vain qu’ils parcoururent les champs et la forêt, qu’ils interrogèrent ceux qu’ils rencontrèrent. Nul ne put leur donner un renseignement.
Cependant, au moment où ils commençaient à désespérer de le trouver, ils avisèrent deux petites bergères qui se souvenaient parfaitement avoir vu Henry pénétrer dans le bois et qui purent même leur indiquer par quel chemin.
Les gens du château et l’abbé se dirigèrent aussitôt vers cet endroit. Il avait plu la nuit, et les traces de fer du cheval étaient aisément reconnaissables.
Ils arrivèrent de la sorte jusqu’au lieu de l’attentat. Le jardinier se pencha, examina les herbes, foulées, piétinées, et il s’exclama :
– Monsieur l’abbé, regardez donc ! Voici les roues d’un carrosse ! On dirait qu’il y a eu lutte !
Les indices étaient évidents. L’abbé essuya son front baigné de sueur.
– Que Dieu le protège ! murmura-t-il. Le malheureux enfant a été enlevé !
Ils revinrent au château en toute hâte. Au passage, les bergères, interrogées de nouveau, affirmèrent avoir remarqué un carrosse clos qui était sorti au grand galop de la forêt, entouré d’une escorte de soldats armés.
L’enlèvement se confirmait.
La petite troupe, consternée, rentra en grande hâte au château.
Dès qu’ils furent arrivés, l’abbé s’assit à son écritoire, traça un billet pour Castel-Rajac, le scella, et appela un domestique qu’il savait dévoué au chevalier :
– Colin, dit-il, cours à Paris sans perdre un instant. Tu remettras ce billet de toute urgence à M. le lieutenant de Castel-Rajac ! En ces circonstances, lui seul peut faire quelque chose !
Le valet, un jeune gars déluré, ne se fit pas répéter la commission.
Il fit si bien diligence qu’il arriva à Paris dans le minimum de temps. Il courut au Louvre, et demanda à parler d’urgence à M. le chevalier de Castel-Rajac.
Celui-ci accourut, pressentant un malheur.
Dès qu’il eut parcouru la missive, sa figure se crispa. Il proféra un sonore : « Mordiou ! » et courut chez M. de Guissancourt.
– Capitaine, dit-il d’une voix altérée, je vous prie de me donner congé tout de suite. Un événement grave vient de se passer chez moi, on me mande d’urgence.
– Allez, lieutenant, répondit l’officier, qui savait que Gaëtan ne solliciterait pas une permission durant son service sans un motif important.
Castel-Rajac ne se fit pas répéter l’invitation. Il courut chercher sa monture, et revint à francs étriers avec le jeune valet.
Dès qu’il fut arrivé, l’abbé Vertot lui confirma ce qu’il lui disait dans sa lettre, et les explications que Colin lui avait déjà fournies.
– Les misérables ! gronda-t-il en tortillant nerveusement sa moustache. Oh ! mais cela ne se passera pas ainsi ! je le sauverai ou je le vengerai !
Une seule chose importait avant tout : mettre la duchesse au courant.
Et c’était cette nouvelle que Gaëtan allait porter à Saint-Germain à Mme de Chevreuse.