CHAPITRE IV LE FRÈRE DU ROI

L’homme au masque de fer s’était réfugié dans un silence non point de résignation, mais de dignité. Et il s’était efforcé d’éclaircir lui-même une énigme que M. de Durbec et M. de Saint-Mars ne voulaient pas lui expliquer.

Alors, il revécut par la pensée toutes les phases de son existence. Par un effort prodigieux de mémoire, le fils de Mazarin et d’Anne d’Autriche en arriva à reconstituer, jusque dans leurs plus petits détails, toutes ses années depuis qu’il avait l’âge de raison. Une fois en possession de tous les faits qui formaient sa vie, l’un domina tout : sa ressemblance avec le roi, qui ne lui avait pas échappé, et au sujet de laquelle, à plusieurs reprises, il avait interrogé son père, ou du moins celui qu’il croyait l’être.

Mais le chevalier lui avait toujours répondu : « C’est un effet du hasard. » Et Henry s’était toujours contenté de cette explication sommaire, qu’il estimait cependant décisive, tant il croyait l’homme qui l’avait élevé, incapable non pas du moindre mensonge, mais de la plus légère inexactitude.

Maintenant, un doute germait en lui avec une persistance sans cesse croissante, et il entrevoyait la vérité comme à travers une brume.

Se rappelant aussi des visites que lui avait faites, au cours des premières années où il se trouvait au manoir de Chevreuse, une dame qui lui parlait avec tant de douceur et le serrait tendrement dans ses bras, et qu’un jour il avait reconnu au milieu d’un brillant cortège pour la reine Anne d’Autriche, il en arrivait non plus à se demander : « Si elle était ma mère ! » Mais à se dire : « Je suis son fils ! »

Alors, le cœur de plus en plus serré, il songeait qu’en ce cas le chevalier de Castel-Rajac ne pouvait être son véritable père, car, en grandissant, bien que le chevalier ne lui eût fait aucune confidence et qu’il ne se fût jamais permis de lui adresser la moindre question indiscrète, Henry n’avait pas été sans se rendre compte des liens si puissants et si tendres qui unissaient la duchesse de Chevreuse à Castel-Rajac. Et, logiquement, sainement, il en concluait que le chevalier ne pouvait être que son père adoptif. Alors, quel était le véritable ? Ce ne pouvait être Louis XIII, puisque, en effet, Henry était né un an avant Louis XIV et, si sa légitimité n’avait pas été impossible à établir, il eût été proclamé héritier de la couronne.

Si donc on l’avait fait disparaître, si la reine, par l’intermédiaire de son amie Mme de Chevreuse l’avait confié au chevalier de Castel-Rajac et avait demandé à celui-ci de lui donner son nom et de lui servir de père, c’était parce qu’il fallait cacher à tout prix sa venue au monde, c’était parce qu’il était le fils de l’adultère !

S’expliquaient ainsi les paroles que Richelieu avait adressées à Castel-Rajac en prenant congé de lui dans la grande salle du château de Pau, paroles que lui, Henry, n’avait jamais oubliées, tant elles avaient laissé dans son esprit une impression ineffaçable.

À moins que son père ne le délivrât, et il en était sûr, il était condamné à vivre et à mourir dans son cachot.

Cette ressemblance l’avait à tout jamais perdu. Pourtant, Dieu sait qu’il n’avait jamais eu l’intention d’en tirer le moindre profit, et qu’il se trouvait heureux de la vie que son père lui avait faite. Il ne demandait qu’à suivre ses traces, à être un soldat comme lui, à verser son sang pour celui dont il était la réplique vivante, pour son frère que, même maintenant, au fond de sa misère, il ne demandait qu’à aimer, car il se disait :

– Il n’est pas possible que ce soit lui qui ait voulu cela. Sait-il même si j’existe ?

Et, avec une clairvoyance qui montrait combien il était resté maître de sa conscience et de ses esprits, il ajoutait :

– Ce sont ceux qui l’entourent qui ont dû se rendre coupables de ce forfait. Et pourquoi, grand Dieu ?… Pourquoi me craignent-ils ? Parce qu’ils ne me connaissent pas. Mais si je les voyais, je leur dirais qu’ils n’ont rien à redouter de moi, que je suis prêt à m’éloigner, que je n’ai aucune ambition et que, ne voulant pas être le témoignage vivant de la faute d’une mère, je suis prêt à m’en aller loin, très loin, et ne jamais reparaître.

C’était dans ces dispositions d’âme qu’Henry, un jour, plongé dans un mutisme dont rien ne semblait devoir le faire départir, après être arrivé à Cannes, avait franchi dans une barque, en compagnie de M. de Saint-Mars, de M. de Durbec et de son escorte, la faible distance qui sépare de la côte le délicieux petit archipel méditerranéen dont fait partie l’île Sainte-Marguerite.

Tout de suite, on l’avait conduit dans la prison qui lui était destinée.

Ce n’était pas à proprement parler un véritable cachot, mais plutôt une vaste salle qui avait servi, autrefois, de cabinet au gouverneur. Les murailles, dont on apercevait les grosses pierres, que ne recouvrait aucun enduit, étaient d’une épaisseur telle qu’elles semblaient à l’abri même de l’artillerie. Deux fenêtres assez larges et assez hautes, mais garnies de barreaux de fer d’une solidité à toute épreuve, donnaient sur la mer. Les meubles en bois, d’une simplicité presque rudimentaire : table, chaises, escabeaux, un lit garni d’une simple couverture de laine brune formaient tout l’ameublement.

M. de Saint-Mars présenta ensuite au prisonnier Jean Martigues, le pêcheur qui devait lui servir de valet.

Toujours sans prononcer un mot, Henry accueillit ces explications. On eût dit qu’il avait fait le vœu de ne plus prononcer une parole. Trois jours s’écoulèrent, pour lui monotones, interminables. Ne mangeant que le strict nécessaire, car on eût dit qu’une force intérieure le poussait à vivre, le fils de Mazarin et d’Anne d’Autriche usait son temps soit à lire les quelques livres que M. de Saint-Mars lui apportait lui-même, et lui reprenait, non sans avoir soigneusement vérifié s’il n’y manquait pas un feuillet, soit en passant de longues heures devant la fenêtre de son cachot à contempler la mer, tantôt plus bleue que le ciel, calme comme les eaux d’un lac italien, tantôt agitée, démontée et venant battre de ses vagues furieuses les rochers rougeâtres sur lesquels reposaient les murs de la citadelle.

Lorsque, longtemps, très longtemps après, – il y avait bien un an qu’il était ainsi captif, – par un beau jour de printemps où la mer et le ciel n’avaient jamais été d’un plus bel azur, où les rayons du soleil miroitaient sur les flots et où une brise légère gonflait les voiles qui sillonnaient l’horizon, un soupir d’espérance dilata sa poitrine.

Il venait d’apercevoir, en effet, passant tout près de lui, sur une barque de pêcheurs, trois hommes dans lesquels, bien qu’ils fussent habillés en matelots, il reconnut les silhouettes bien caractéristiques du chevalier de Castel-Rajac, de M. d’Assignac et de M. de Laparède.

Ignorant qu’on avait rapporté au gouverneur le plat qu’il avait lancé un jour à ce pêcheur à travers les barreaux de sa prison, il se figura que son appel avait dû parvenir jusqu’au chevalier et que, dès que celui-ci l’avait entendu, il était accouru le délivrer. Il ne douta pas un seul instant que celui-ci ne parvînt promptement à l’enlever à ses geôliers. Aussi se décida-t-il à attendre les événements qui se préparaient avec une confiance totale envers son sauveur.

Comme la barque passait une seconde fois encore plus près de l’île, la porte de son cachot s’ouvrit et livra passage à M. de Saint-Mars, que suivait Jean Martigues, apportant le repas du prisonnier. Henry quitta aussitôt la fenêtre et s’en fut s’asseoir devant sa table.

M. de Saint-Mars, qui avait renoncé à adresser la parole à Henry – car celui-ci avait continué à persister dans son mutisme, – se contenta de déposer devant lui un nouveau livre et de reprendre celui qu’il avait apporté quelques jours auparavant. Après s’être légèrement incliné, il s’en fut, laissant seul le captif et son serviteur.

Celui-ci, qui n’avait jamais parlé à Henry, pas plus que celui-ci, d’ailleurs, ne lui avait jamais fait entendre le son de sa voix, déposa sur la table un plateau qu’il tenait à la main. Il allait se retourner, comme il le faisait habituellement, dans l’un des angles de la pièce, lorsque, à sa grande surprise, d’un geste impérieux, le prisonnier le retint sur place.

– Mon ami, dit-il, veuillez prévenir M. le gouverneur que les ressorts de mon masque sont dérangés, et qu’il m’est absolument impossible de faire honneur au repas qu’il m’envoie.

Jean Martigues demeura un instant sidéré d’entendre cet homme muet jusqu’alors lui parler pour la première fois.

Se méprenant sur la cause de son attitude, Henry reprit :

– Vous ne m’avez donc pas compris, mon ami, ou bien avez-vous reçu des ordres tels que vous jugiez impossible de me rendre ce service ?

Martigues, qui était un sot, mais pas un mauvais homme, répondit :

– Monsieur, excusez-moi, je croyais que vous étiez privé de l’usage de la parole… Mais je vais prévenir tout de suite M. le gouverneur.

Et il ajouta, plein d’une pitié sincère :

– Ah ! si cela ne dépendait que de moi, il y a longtemps que je vous l’aurais enlevé, ce masque ! Ce doit être si dur de vivre là-dessous, surtout pour un homme jeune comme vous. Moi, je n’aurais jamais eu votre courage.

» Je ne sais pas qui vous êtes, monsieur, mais n’avoir jamais fait entendre aucune plainte et avoir gardé en vous toutes les douleurs que vous devez souffrir, ça prouve que vous avez beaucoup de courage ! »

À ces mots, Henry se sentit envahi d’une émotion indicible. C’était la première fois, depuis son enlèvement, qu’il entendait vibrer à ses oreilles une parole de compassion, et cela juste au moment où il venait d’acquérir la certitude que Gaëtan travaillait à sa délivrance avec ses amis.

Décidément, la Providence ne l’avait pas abandonné.

Jean Martigues reprenait :

– Excusez-moi, monsieur, je vais prévenir tout de suite M. le gouverneur.

Il s’en fut aussitôt.

Dès qu’Henry eut perçu le bruit des verrous et des chaînes qui indiquait que Martigues venait de l’enfermer, il se précipita vers la fenêtre, afin de revoir la barque qui portait ses futurs libérateurs.

Il l’aperçut, cette fois, à quelque distance de l’île. Elle rejoignait la côte dans la direction de Cannes.

Henry se dit :

« Ils sont venus simplement me dire qu’ils étaient là. Je les attends. »

Il retourna vers la table et, lorsque le gouverneur reparut, à son vif étonnement, il trouva son prisonnier en train de prendre son repas.

D’un ton pincé, il dit à son prisonnier :

– Or çà, monsieur, vous me faites mander pour que je vous change votre masque, mais je m’aperçois que celui-ci fonctionne à merveille.

M. de Saint-Mars, qui portait à la main un masque absolument pareil à celui qui dissimulait la figure du prisonnier, fit, d’un ton toujours acerbe, bien qu’empreint d’une certaine déférence :

– Je regrette, monsieur, que, pour une première fois que vous ayez daigné reprendre la parole, ce soit pour me causer un inutile dérangement.

Tout en reposant sur la table le verre qu’il s’apprêtait à porter à sa bouche, Henry répliqua d’un ton ferme :

– Monsieur le gouverneur, excusez-moi, mais ce mécanisme, qui s’était détraqué, vient de se rétablir de lui-même.

M. de Saint-Mars, qui ne pouvait moins faire que d’accepter cette explication fort plausible, reprit, cette fois, avec amabilité :

– Je ne puis que me féliciter de cet accident qui me permet de rompre un silence qui, jusqu’alors, m’a été profondément pénible.

– Monsieur le gouverneur, reprit Henry, j’ai pour principe de ne parler que lorsque j’ai quelque chose à dire… et, comme je n’avais rien à vous dire, je me taisais.

– Pourtant, objecta M. de Saint-Mars, je vous avais mis bien à votre aise, puisque je vous ai prévenu que, si vous aviez quelques réclamations à m’adresser, je les écouterais toujours avec bienveillance, et que je ferais en sorte de leur donner satisfaction dans le domaine du possible.

D’un ton ironique, le fils adoptif de Gaëtan reprenait :

– Monsieur le gouverneur, je n’aurais qu’une réclamation à vous faire, mais vous ne pourriez y donner suite.

– Dites toujours, fit M. de Saint-Mars.

– Ce serait de me rendre la liberté.

– Vous avez raison, monsieur, il ne faut point y compter.

– Alors, conclut Henry, il y a bien des chances, monsieur le gouverneur, pour que vous n’entendiez plus d’ici longtemps le son de ma voix.

Jugeant inutile d’insister, M. de Saint-Mars s’inclina. Le jeune homme, à travers les trous de son masque, lui jeta malgré lui un regard de défi. M. de Saint-Mars se retira, laissant le captif achever son déjeuner et savourer le beau rêve d’espoir qui mettait déjà du soleil dans son âme endeuillée.

*

* *

Le même soir, vers dix heures, dans une maison isolée située aux alentours de Cannes, à l’entrée de la route en lacets qui conduisait, à cette époque, jusqu’à la hauteur de Théoule, et un peu en arrière du village de La Napoule, un grave conciliabule était tenu entre Mme de Chevreuse et le chevalier Gaëtan.

Tous deux se trouvaient dans une pièce de faible dimension, assez sommairement meublée, dont la porte était fermée par un verrou à l’intérieur, et dont les deux fenêtres étaient recouvertes d’épaisses tentures.

M. de Castel-Rajac, qui avait vraiment très belle allure sous son costume d’officier de mousquetaires, se tenait debout, la main sur la garde de son épée, le regard énergique et le sourire aux lèvres.

Mme de Chevreuse, que l’assurance de son chevalier semblait rassurer, lui disait :

– Alors, vous êtes décidé à renouveler vos exploits du château de Montgiron ?

– Parfaitement ! répliqua le Gascon d’un air décidé.

– N’est-ce point vous mettre en rébellion directe contre le roi, auquel vous avez fait serment de fidélité ?

– C’est possible, mais, ma belle amie, j’avais fait, auparavant, un autre serment, celui de défendre, quoi qu’il arrive, envers et contre tout, mon fils d’adoption. C’est le seul qui compte, car, lorsque j’ai fait le second, je ne pouvais pas prévoir qu’il serait en contradiction avec le premier.

» Ma bonne foi est donc évidente. D’ailleurs, je ne serais nullement surpris que le roi, lorsqu’il saura la vérité, non seulement me pardonne d’avoir mis fin à une infamie commise en son nom et dont il ne pouvait avoir eu connaissance, mais que, lorsque je lui aurai dit et prouvé que son frère n’a aucunement l’intention de lui disputer une couronne à laquelle il n’a aucun droit, mais qu’il veut vivre dans son ombre comme le meilleur et le plus fidèle de ses sujets, Sa Majesté, qui nous a déjà tant donné de preuves de son intelligence et de sa noblesse d’âme, ne tende la main au fils de sa mère. »

Remarquant que Marie de Rohan ne semblait pas partager son optimisme, Castel-Rajac poursuivait :

– On dirait que vous êtes encore inquiète !

– Mais non !

– Mais si ! Vous effraierais-je avec ce projet qui, pourtant, me semble le seul réalisable, si nous voulons vraiment sauver Henry ?

– Non, répondit la duchesse avec fermeté, non, mon ami, vous ne me faites pas peur. Je vous admire, au contraire, de toutes mes forces, car votre loyauté est telle que vous la prêtez à tous avec une générosité imprudente. Voilà pourquoi, si je n’ai point peur de vous, j’ai peur pour vous, et cela me déchirerait le cœur s’il vous arrivait malheur au cours de cette si redoutable aventure.

» N’est-ce point moi qui en serais la cause, puisque c’est moi qui, jadis, vous ai amené cet enfant que, si généreusement et si noblement, vous avez pris sous votre sauvegarde ? »

Et, avec une profonde mélancolie, Mme de Chevreuse ajouta :

– Combien, aujourd’hui, je regrette d’avoir cédé aux instances de la reine.

– Ne dites pas cela, interrompit vivement Castel-Rajac. En agissant de la sorte, non seulement vous m’avez prouvé dans quelle estime vous me teniez, mais vous m’avez encore donné l’occasion d’accomplir un acte qui sera l’honneur et l’orgueil de ma vie : façonner un cœur, former une âme, créer de toutes pièces un vrai gentilhomme et lui forger de mes mains cette armure morale qui le met à l’abri de toutes les bassesses et de toutes les turpitudes de ce monde ! »

Comme des larmes apparaissaient dans les beaux yeux de la duchesse, Castel-Rajac s’avança vers elle et, l’attirant dans ses bras, il lui dit :

– Ne pleurez pas. Marie. Je le sens, je vaincrai et, bientôt, demain, cette nuit, peut-être, je vous ramènerai celui qu’on m’avait volé, je vous restituerai le dépôt que vous aviez remis entre mes mains et, après avoir mis en sûreté celui que je persiste et persisterai toujours à considérer comme mon fils, vous pourrez retourner près de votre amie et lui dire que, vous aussi, vous avez tenu votre serment.

– Ah ! mon ami, s’écria la duchesse en enlaçant Gaëtan, je vous devrai plus que la vie !

À peine avait-elle prononcé ces mots qu’une petite porte en tapisserie, qui se trouvait tout au fond de la pièce, s’ouvrit, livrant passage à une jeune femme fort élégante et d’une rare beauté.

C’était la comtesse de Lussey, une nièce de la duchesse de Chevreuse, à qui appartenait la maison où Marie de Rohan et Castel-Rajac avaient reçu la plus cordiale hospitalité.

Mme de Lussey avait pour la duchesse, sa marraine, une affection profonde, car elle lui devait la dot qui lui avait permis d’épouser un jeune seigneur méridional et charmant. Aussi avait-elle été enchantée en l’absence de son mari, appelé à Marseille pour affaires de famille, de lui ouvrir toute grande sa demeure.

Quoiqu’elle eût en sa nièce une confiance absolue, Mme de Chevreuse s’était bien gardé de communiquer à celle-ci le motif de son voyage en ces régions lointaines. Elle lui avait simplement laissé entendre qu’elle accomplissait une mission secrète en compagnie du lieutenant aux mousquetaires Gaëtan de Castel-Rajac. Mme de Lussey n’en avait pas demandé davantage.

Après avoir fait signe de la main à la duchesse et au chevalier de ne pas broncher et de garder le silence, elle s’avança jusqu’auprès d’eux et leur dit tout bas :

– Il y a une heure environ, un cavalier est arrivé ici. Il était porteur d’un ordre signé du roi, enjoignant quiconque de le recevoir et de l’héberger avec les honneurs d’un représentant de Sa Majesté. Il se nomme, ainsi que je l’ai lu sur son sauf-conduit, le baron Tiburce d’Espagnac. Il est d’ailleurs fort laid, suffisamment ridicule, et ne ressemble pas plus à un gentilhomme que le bedeau de ma paroisse ne ressemble au pape.

» Je dois vous dire qu’il m’a inspiré tout de suite la plus légitime méfiance. Maintenant, j’en suis certaine, ainsi que vous allez le voir, ce M. d’Espagnac est tout simplement un policier qui, à l’aide d’un faux blanc-seing, s’est introduit dans ma maison pour vous surveiller et tâcher de surprendre vos secrets.

» En effet, après m’avoir raconté qu’il était brisé de fatigue et qu’il désirait se reposer, il a prié qu’on le conduisît dans la chambre que je lui destinais.

» Tout d’abord, je lui ai demandé pourquoi il avait choisi ma maison de préférence à une autre. Il m’a déclaré que c’était uniquement parce qu’elle était la seule dans tout le pays où il avait remarqué de la lumière.

» Cette réponse, des plus saugrenues, et qui tendrait à prouver que ce jeune policier n’est pas d’une très grande finesse, a éveillé mes soupçons et je me suis promis, aussitôt, d’observer soigneusement le personnage.

» M’étant cachée derrière un paravent dans le couloir sur lequel donne sa chambre, je l’ai vu bientôt entrouvrir sa porte, se glisser dehors, son épée nue sous le bras, et gagner la salle à manger, qui communique avec le salon par cette porte. Je lui ai donné le temps de bien s’y installer. Alors, grimpant sur un escabeau et regardant à travers un petit carreau placé au-dessus de la porte de la salle à manger qui donne dans le vestibule, je l’ai vu, toujours son épée sous le bras et l’oreille collée contre cette porte, en train d’accomplir son ignoble métier de mouchard.

» Voilà pourquoi je me suis empressée de vous prévenir. »

Mme de Lussey avait parlé assez bas pour ne pas être entendue par l’indiscret espion, et assez distinctement, cependant, pour que ni sa marraine ni le chevalier ne perdissent une seule de ses paroles.

Lorsqu’elle eut terminé, Mme de Chevreuse la remercia d’un regard qui en disait plus long que tout un discours, puis, tout doucement, colla son oreille, non point contre la porte à deux battants, derrière laquelle elle supposait devoir se trouver encore le prétendu baron d’Espagnac, mais contre une autre petite porte basse qui, pratiquée dans la boiserie, se confondait avec elle, et dont l’espion ne pouvait soupçonner l’existence.

Elle écouta un instant. Un grincement très significatif du parquet l’éclaira sur la situation et, se tournant vers Castel-Rajac, d’un simple geste, elle lui indiqua la serrure de la porte à deux battants, tout en se livrant à une mimique des plus expressives, qui signifiait très clairement :

« Notre mouchard est là, et nous écoute ! »

Un malicieux sourire entrouvrit les lèvres du Gascon. Tirant son épée du fourreau, il en introduisit la pointe dans le trou de la serrure et, brusquement, il avança le bras.

De l’autre côté du battant, un cri perçant se fit entendre. Vite, Castel-Rajac ramena son épée vers lui. Quelques gouttes de sang en tachaient la pointe. Alors, il bondit sur la porte, repoussa le verrou, ouvrit l’un des panneaux et, l’épée au poing, se précipita dans la pièce en disant au policier qui, tout en se tenant en garde, rompait prudemment vers la sortie :

– Or ça, monsieur le faquin, que faites-vous ici ?

Effaré, le faux d’Espagnac continuait à rompre, mais le Gascon engageait son fer avec le sien et lui disait :

– Ne croyez pas, monsieur le drôle, que je vais avoir l’honneur de vous blesser une seconde fois. Je ne me bats qu’avec de vrais gentilshommes.

D’un coup sec, il désarma le mouchard, qui semblait n’avoir que des notions d’escrime fort approximatives. Et, l’empoignant aussitôt par le col de sa chemise il fit, en le secouant comme un prunier :

– Pauvre imbécile ! Je ne félicite pas ceux qui t’ont envoyé à mes trousses. Quand on veut remplir l’emploi de coquin, on commence par être moins bête.

Et, s’adressant à Mme de Lussey qui, avec Mme de Chevreuse, pénétrait dans la salle à manger il lui dit :

– Vous aviez raison, madame, cet homme est un mouchard ; mais il ne me suffit pas de lui avoir fait une estafilade qui va lui permettre, maintenant, de porter une boucle d’oreille. Je veux encore le mettre hors d’état de nuire, sans toutefois lui ôter la vie. Pouvez-vous m’indiquer, madame, un endroit où je pourrais l’enfermer, sans qu’il puisse s’évader ?

– Très facilement, chevalier, dans la cave !

D’Espagnac, qui s’appelait, en réalité, Pierre Motin, et était bien un agent de la police secrète que Colbert venait de réorganiser et de placer sous la direction de M. de Durbec, eut un mouvement d’effroi.

Castel-Rajac, qui le tenait toujours à la gorge, lui dit :

– Monsieur, estimez-vous donc heureux que je ne vous étrangle pas comme un poulet.

Et, se tournant vers la maîtresse de maison, il lui dit :

– Veuillez, madame, me fournir les moyens d’immobiliser ce drôle jusqu’à ce que nous n’ayons plus à redouter ses indiscrétions.

Mme de Lussey sortit aussitôt pour revenir quelques instants après avec une corde assez mince, mais très résistante, et un gros torchon de cuisine en toile grise.

Après avoir ligoté et bâillonné Pierre Motin, qui, en proie à une frayeur considérable, n’avait pas manifesté la moindre velléité de résistance, Castel-Rajac, conduit et éclairé par Mme de Lussey, emporta dans ses bras, aussi facilement qu’il l’eût fait d’un enfant, l’émissaire de M. de Durbec, saucissonné à un tel point qu’il ne pouvait ni proférer un cri ni esquisser le moindre geste. Après l’avoir enfermé dans une cave qui ne possédait pour toute ouverture qu’un soupirail garni de solides barreaux et qu’une porte en chêne fort épaisse et pourvue d’une serrure qui eût été digne de fermer un cachot de la Bastille ou… de l’île Sainte-Marguerite, Gaëtan remonta dans la salle à manger, où Mme de Chevreuse était restée seule.

Au même moment, un coup de sifflet aigu s’élevait au dehors. Aussitôt, Castel-Rajac dressa l’oreille et, comme un second coup succédait au premier, il fit entre ses dents :

– Le signal, tout va bien, je n’ai plus qu’à les rejoindre !

Se tournant vers Mme de Chevreuse et Mme de Lussey, il leur dit :

– Attendez-moi jusqu’au point du jour. Si, à ce moment, je ne suis pas revenu, c’est que…

Il s’arrêta, dominant l’émotion qui s’était subitement emparée de lui ; puis, reprenant instantanément toute sa belle énergie et sa merveilleuse bonne humeur, il s’écria en adressant à Mme de Chevreuse un sourire dans lequel il fit passer toute son âme :

– Mais je reviendrai !

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