CHAPITRE III OÙ CASTEL-RAJAC PART EN CAMPAGNE

La duchesse de Chevreuse ne logeait pas au château de Saint-Germain, résidence principale de la cour. Elle avait préféré, afin de garder plus aisément cette liberté à laquelle elle tenait tant, demeurer dans un hôtel particulier de la ville où elle pouvait recevoir qui bon lui semblait.

Ce jour-là, après avoir rendu sa visite quotidienne à son amie la reine Anne d’Autriche, Marie de Rohan, qui avait conservé presque intégralement son éclatante beauté et entièrement son charme, son esprit et sa grâce, était rentrée chez elle et s’était retirée dans un petit boudoir où elle avait l’habitude d’écrire à ses amis.

Installée devant un petit bureau, elle avait adressé une première missive à l’une de ses cousines de province, lorsqu’on lui annonça que M. le lieutenant de Castel-Rajac sollicitait l’honneur d’être reçu par elle.

Surprise par cette visite à laquelle elle ne s’attendait guère et pressentant une catastrophe, elle donna l’ordre de faire entrer aussitôt le chevalier.

Dès que celui-ci parut sur le seuil, tout de suite, la duchesse, devinant la vérité, s’écria :

– Henry ! n’est-ce pas ?

– Disparu, fit simplement Gaëtan, dont la voix s’étrangla.

Tandis que Mme de Chevreuse s’effondrait sur un siège, le mousquetaire articula :

– Il a certainement été enlevé hier au cours d’une promenade, qu’il faisait en forêt.

S’efforçant de se ressaisir, Mme de Chevreuse reprit :

– Ce que je redoutais est arrivé. La ressemblance était trop frappante et c’est ce qui a perdu ce malheureux.

» Quand je pense, qu’hier encore, j’adjurais la reine d’éloigner Henry ! Il était fatal que sa ressemblance avec le roi attirât sur lui l’attention des gens.

» Tant que le cardinal de Mazarin a vécu, j’étais tranquille, je savais qu’il ne permettrait pas que l’on touchât à son fils et que sa toute-puissante sauvegarde mettait à l’abri ce malheureux jeune homme de tout attentat et même de toute persécution.

» Mais, Mazarin mort, il fallait bien s’attendre à ce que l’on cherchât à anéantir cette réplique vivante du roi ! Pourvu qu’ils ne l’aient pas assassiné. »

À ces mots, Gaëtan eut un frémissement de tout son être.

– S’il en était ainsi, s’écria-t-il, il serait bientôt vengé !

– Calmez-vous, mon ami, reprit la duchesse. Plus que jamais nous allons avoir besoin de toute notre présence d’esprit, de tout notre sang-froid, pour déjouer l’intrigue qui a coûté la liberté à notre cher Henry ; car, plus j’y songe, moins je crois que ses ennemis ont osé le tuer. Selon moi, ils se sont emparés de lui, l’ont emmené et l’ont enfermé dans une citadelle.

– Pourquoi ? Pourquoi ? interrogea Castel-Rajac, dont l’immense douleur se lisait sur le visage.

– Raison d’État, répliquait la duchesse.

– Raison d’État ?

– Oui. Certains ont pu redouter qu’une ressemblance aussi extraordinaire ne provoque un jour quelque coup d’éclat, en dressant tout à coup, en face du roi, un frère rival, dont les factieux, qui n’ont point désarmé, eussent fait leur chef.

– Voilà, s’écria le Gascon, une chose que je n’aurais jamais imaginée.

– C’est parce que, mon ami, déclara Mme de Chevreuse, vous vous êtes toujours tenu à l’écart de la politique et que vous êtes si droit, si franc et si loyal, que vous ne pouvez penser au mal.

– Milledious ! ragea le Gascon. Pouvoir passer mon épée au travers du corps de celui qui a conçu un tel forfait et des gredins qui l’ont exécuté !

– Prenez garde, ami, avertit la duchesse. Oui, prenez garde, car vous seriez obligé, peut-être, de frapper trop haut.

– Que voulez-vous dire ? s’exclama le père adoptif d’Henry.

– Pour l’instant, ne m’interrogez pas.

– Le roi, laissa échapper Gaëtan.

– Silence !

– Mais non, dit le Gascon, le roi… admettons qu’il eût appris la vérité, est incapable d’un acte de félonie.

– J’en suis convaincue, moi aussi, appuya Mme de Chevreuse.

– Alors, qui ?

– Vous connaissez Colbert ?

– Alors, vous croyez…

– Ce ne peut être que lui…

– Ce grimaud aux yeux torves et aux sourcils broussailleux…

– Qui a l’étoffe d’un grand ministre et qui ne tardera pas à le devenir.

» Vous allez voir, mon ami, que ce n’est point sur des impressions plus ou moins vagues que j’accuse Colbert d’avoir fait enlever le fils de Mazarin et d’Anne d’Autriche, le demi-frère de son roi, mais sur un fait précis, qui ne peut que renforcer ma conviction et décider la vôtre. »

Et la duchesse fit avec force :

– Ces jours derniers, j’ai vu sortir du cabinet de M. Colbert, un homme que vous connaissez bien et qui, comme vous et moi, est au courant du secret de la naissance d’Henry.

– M. de Durbec ?

– Oui !…

– Alors, il n’y a pas d’hésitation possible ! Marie, vous avez deviné la vérité. Je sais ce qu’il me reste à faire.

– Quoi donc ?

– Je vais aller de ce pas trouver M. de Durbec et le sommer de me dire ce qu’il a fait d’Henry.

– Il ne vous dira rien.

– Alors je le tuerai.

– Mauvais moyen, mon cher Gaëtan, car vous aurez détruit ainsi votre seule source d’information.

– Mais, bouillonna littéralement le Gascon, puisque vous prétendez qu’il ne dira rien !

– Oui, si vous employez la menace, pas, si vous employez la ruse. Au cours de votre existence, vous m’avez déjà souvent prouvé que vous saviez vous servir aussi adroitement de cette arme que vous utilisez vaillamment votre épée.

– Marie, comme toujours, vous avez raison. J’étais fou de douleur et de rage, mais n’est-ce pas effroyable de penser qu’on m’a volé mon fils ? Après vous, Marie, c’est l’être que j’aime le mieux au monde.

– Vous pouvez dire : avant moi, mon cher Gaëtan, je ne serai pas jalouse.

– Ah ! Marie, Marie, s’écriait Castel-Rajac en attirant sa maîtresse dans ses bras.

Puis, d’une voix redevenue toute vibrante d’énergie la plus magnifique, le chevalier s’écria :

– Ne pensons plus à nous. Ne songeons plus qu’à lui. Il me vient une idée.

– Dites ! s’écriait Marie de Rohan, qui avait toute confiance dans la fertilité d’invention du Gascon.

– Si je me déguisais de telle façon qu’il serait impossible à l’œil le plus exercé de me reconnaître et si je m’attachais à suivre M. de Durbec, ne pensez-vous pas que j’arriverais à surprendre certains renseignements qui nous mettraient sur la voie de la vérité ?

– J’en suis persuadée ! déclara la duchesse.

– Dès à présent, je vais me mettre en chasse, dit le chevalier. Je suis en congé pour huit jours. Il faudrait vraiment, si je n’arrivais pas dans ce délai à un bon résultat, que Dieu fût contre nous, et cela n’est pas possible.

La duchesse s’écria :

– Vous ne pouvez vous imaginer, mon ami, combien je suis heureuse de vous entendre parler ainsi.

Gravement, Castel-Rajac reprit :

– J’ai juré de défendre et, au besoin, de sauver Henry, je tiendrai mon serment jusqu’au bout.

– Allez, mon ami, encouragea la duchesse, car je devine que vous avez grande hâte d’entrer en campagne.

– Certes !

– Un mot, cependant.

– Je vous en prie.

– Faites que la reine n’apprenne pas la disparition d’Henry, car elle ne serait pas assez forte pour cacher sa douleur, et les manifestations auxquelles elle se livrerait ne pourraient que compromettre définitivement celui que nous voulons arracher à ses geôliers.

– Comptez sur moi, affirma Gaëtan. J’espère bien, d’ici peu, vous apporter la bonne nouvelle.

Et, après avoir serré tendrement son amie dans ses bras, il partit, tout son être tendu vers la délivrance de celui auquel il avait donné toute son âme.

Le généreux Gascon allait, cette fois, se heurter contre le néant.

M. de Durbec était introuvable.

Discrètement, Castel-Rajac s’informa de lui. On lui répondit qu’il avait été chargé d’une mission auprès du roi de Perse…

Et ce ne fut qu’au bout d’une longue année qu’il reparut à la Cour.

Deux soirs après, dans le grand parc qui s’étendait alors autour du château de Saint-Germain, le chevalier de Durbec, qui venait d’avoir un long entretien avec Colbert, se promenait pensivement dans une allée lorsque, tout à coup, il fut abordé par un individu, vêtu en laquais.

Sans prononcer une parole, l’individu présenta à M. de Durbec un bijou vulgaire, sorte de broche en argent, en forme d’éventail, attachée au bout d’une chaînette de métal.

M. de Durbec, tout en demeurant impassible, dit à mi-voix, afin de ne pas être entendu des quelques seigneurs qui se promenaient aux alentours :

– Suivez-moi à une distance de vingt pas, jusqu’à ce que je m’arrête. Alors, seulement, vous me rejoindrez.

Immédiatement, il se dirigea vers la terrasse qui s’élevait en bordure de la forêt. Il marcha jusqu’à ce qu’il n’aperçût plus autour de lui aucune ombre indiscrète, puis, il s’immobilisa à la lisière d’une allée.

Observant ses instructions, l’inconnu le rejoignit aussitôt. Durbec, qui semblait désireux de s’assurer d’une sécurité absolue, dit à l’homme :

– Allons encore un peu plus loin, cela sera plus prudent.

Ils s’enfoncèrent sous bois. Ils arrivèrent jusqu’à une clairière.

– Ici, nous serons tranquilles, fit M. de Durbec.

S’adressant au laquais, qui observait toujours envers lui une attitude déférente, il fit :

– Maintenant vous pouvez parler.

L’homme déclara :

– Je suis envoyé près de vous par M. de Saint-Mars, le gouverneur de l’île Sainte-Marguerite, qui m’a chargé de vous rendre compte du fait très grave qui vient de se passer là-bas.

» Échappant à la surveillance rigoureuse dont il est sans cesse l’objet, le prisonnier que vous savez a réussi à tracer quelques lignes de son écriture avec un couteau sur une assiette d’argent, et a jeté l’assiette par la fenêtre vers un bateau qui était presque au pied de la tour.

» Un pêcheur, à qui ce bateau appartenait, a ramassé l’assiette et l’a rapportée au gouverneur. Celui-ci, étonné, a demandé au pêcheur :

» – Avez-vous lu ce qui est écrit sur cette assiette ? Et quelqu’un l’a-t-il vue entre vos mains ?

» – Je ne sais pas lire, répondit le pêcheur, je viens de la trouver, personne ne l’a vue.

» M. de Saint-Mars a retenu cet homme jusqu’à ce qu’il fût bien informé qu’il ne l’avait jamais lue et que l’assiette n’avait été vue de personne.

» – Allez, lui dit-il, vous êtes bien heureux de ne pas savoir lire.

» En effet, voici les mots qui avaient été tracés sur l’assiette par le prisonnier :

» Que celui qui trouvera cet objet prévienne mon père que je suis prisonnier dans le château de l’île Sainte-Marguerite, et que je le supplie de venir me délivrer. – HENRY DE CASTEL-RAJAC.

» Conformément aux prescriptions qu’il avait reçues de la bouche même de M. de Colbert, M. le gouverneur m’a immédiatement ordonné de me rendre à Paris et de brûler les étapes, afin de vous rendre compte de cet incident et de vous demander de bien vouloir lui faire savoir quelles mesures il devra prendre, désormais, à l’égard du prisonnier. »

M. de Durbec, que ces révélations semblaient vivement contrarier, réfléchit un instant, puis il dit :

– On lui a bien adapté ce masque de fer que j’avais imaginé ?

– Oui, monsieur.

– L’expérience a prouvé qu’il ne pouvait se l’enlever lui-même ?

– Absolument.

– Les ressorts d’acier qui lui laissent la liberté de manger avec le masque sur le visage fonctionnent normalement ?

– Oui, monsieur, mais, au cas où ils se détraqueraient, M. le gouverneur s’est procuré un masque absolument semblable à celui-ci et, de ce côté, aucune surprise n’est à craindre.

– Le prisonnier est toujours gardé au secret le plus absolu ?

– Oui, monsieur.

– Qui le sert ?

– Un homme tout à fait sûr. Un ancien pêcheur de la côte en qui nous pouvons avoir d’autant plus confiance qu’il sait très bien que s’il nous trahissait, il le paierait immédiatement de sa vie.

– Comment s’appelle cet individu ?

– Jean Martigues.

– Vous n’avez pas autre chose à me dire ?

– Non, monsieur, j’attends vos instructions.

– Je n’en ai pas à vous donner. L’affaire est assez importante pour que je les apporte moi-même à M. le gouverneur de Sainte-Marguerite. Je partirai dès demain.

– Les routes ne sont pas très sûres, et deux hommes déterminés valent mieux qu’un, si brave soit-il. Voulez-vous me permettre de vous accompagner ?

– J’accepte votre offre, déclara Durbec. Et, maintenant, séparons-nous, car il est inutile qu’on nous voie ensemble. Depuis mon retour, je me suis aperçu que j’étais filé par un espion, sans doute aux gages du chevalier de Castel-Rajac ; voilà pourquoi, ce soir, j’ai pris toutes les précautions en vue d’assurer à notre entretien le secret le plus absolu.

– Où vous trouverai-je, demain, monsieur ?

– En bas de la côte de Saint-Germain, devant l’auberge du Franc-Étrier.

– À quelle heure ?

– Au premier coup de l’Angélus du matin.

Ils s’éloignèrent sans rien ajouter. Lorsqu’ils furent à une certaine distance, dégringolant du chêne sous lequel avaient été tenus les propos que nous venons de rapporter, un homme sauta à terre.

C’était Gaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac.

Le chevalier, qui avait conservé toute l’agilité de sa jeunesse, avait, ce soir-là, réussi à pister son ennemi sans attirer sur lui son attention. Il l’avait vu s’engager sous bois avec l’émissaire de M. de Saint-Mars. Alors, il s’était faufilé jusqu’à l’un des arbres de la clairière, au centre duquel il avait réussi à parvenir et à s’installer, surprenant ainsi le secret que, depuis de longs mois, il brûlait de connaître.

Maintenant, il n’en demandait pas davantage. Pour lui, le principal était fait. Et, tout en regagnant le château de Saint-Germain, il se disait :

– Ah ! les misérables, ils ont osé mettre sur son beau visage un masque de fer. Eh bien ! non seulement je lui arracherai ce masque, à ce cher et noble enfant, mais je l’arracherai, lui aussi, à ses bourreaux !

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