V

« Jerusalem… leva in circuitu oculos tuos, et vide ; omnes isti congregati sunt, venerunt tibi : filii tui de longe venient… laudem Domino annuntiantes. »

Isaïe, LX, 4 et 6.

Mont Sion.

Le mont Sion fut le berceau de la nationalité juive, mais on n’y retrouve plus trace des constructions dravidiennes. Le château fort, situé près de la porte de Jaffa, est improprement appelé tour de David ; les gros blocs de maçonnerie qui lui servent de soubassement ont appartenu à la tour Mariame.

De l’autre cété de la place, une belle église d’un style simple et sévère attire mon attention ; elle est de date récente, et fut construite par les protestants qui travaillent, mais en vain, à convertir la nation juive ; non qu’ils n’obtiennent pas de temps en temps un résultat apparent ; beaucoup de juifs au contraire s’adressent à eux, écoutent patiemment leurs leçons, reçoivent le prix attaché à leur conversion ; mais une fois l’argent dépensé, ils retournent à la loi de Moïse, plus fervents que jamais, quittes a se convertir de nouveau a l’Évangile, et au même prix. J’ai connu à Jérusalem un juif qui avait changé sept fois de religion.

Dans une ruelle voisine, je remarque un reste de vieux mur ; il a dû appartenir à la prison où fut enfermé saint Pierre ; en effet, voilà bien la rue unique que suivit l’apôtre, guidé par l’ange, pour arriver chez Marie, mère de Jean, surnommé Marc. Ce petit couvent syrien à ma droite est bâti sur l’emplacement de la maison de la sainte femme.

Un des plus beaux établissements de Jérusalem est le patriarcat arménien ; les abords comme l’intérieur en sont d’une propreté, hélas ! trop rare. Le patriarche me reçut avec une aménité parfaite, me questionnant longuement sur les nouvelles européennes ; il affecta une grande sympathie pour la France, mais il me fut facile de comprendre que ses regards étaient tournés vers la Russie. Après les scherbets, le café et la pipe d’usage, il me donna un chammas pour me faire visiter le couvent et l’église de Saint-Jacques. C’est ici où, d’après la tradition, saint Jacques le Majeur eut la tête coupée. On a déployé à l’intérieur de cette église tout le luxe oriental ; les portes sont recouvertes de nacre et d’ivoire, et des ornements de cuivre ciselé leur donnent un éclat et un cachet particuliers. L’or et les pierres précieuses y sont prodigués ; une vierge entre autres porte sur sa tête une couronne de diamants et de saphirs énormes et de la plus belle eau. Je restai longtemps à examiner toutes ces merveilles ; j’en ressentais encore l’éblouissement lorsque je me trouvai devant les murailles de Jérusalem.

Sous les rois de Juda, le mont Sion tout entier était renfermé dans l’enceinte de la ville ; la partie sud de la montagne en a été exclue, par une erreur difficile à expliquer, seulement à l’époque du sultan Sélim, qui a fait reconstruire les murailles. Je franchis donc la porte de Sion (Nebi Daoud) ; le petit couvent à ma droite remplace le palais du grand prêtre Caïphe. Devant moi s’élève, au milieu des pierres tumulaires, un vaste bâtiment carré appartenant à des derviches depuis le seizième siècle ; il renferme, dit-on, le tombeau de David, mais, comme il n’est visible qu’aux yeux de la foi, j’ai dû m’en rapporter à ce qui me fut dit. La tradition y place également la sainte Cène, la descente du Saint-Esprit sur les apôtres et la réunion des disciples pour rédiger la profession de foi de la doctrine nouvelle.

En rentrant en ville, je traverse des monceaux de décombres s’élevant, en quelques endroits, plus haut que les remparts. Ce quartier est encore plus abandonné, si c’est possible, que les autres ; les cactus, les mauvaises herbes y ont élu domicile ; de misérables cabanes se dressent au milieu des immondices et servent de refuge à toute une colonie de lépreux. Le spectacle de cette misère humaine est navrant, aussi je hâte le pas en descendant le flanc rapide du mont Sion qui regarde l’orient.

Comme j’essaye d’entrer dans la grande synagogue, un vieillard que je crois reconnaître se présente à moi. Bien des fois j’ai vu son portrait dans les médaillons qui ornent les éditions stéréotypes : longue robe de chambre d’un noir assez douteux, barbe blanche qui descend jusqu’au milieu de la poitrine, bonnet noir entouré d’une auréole fauve. Est-ce Guttenberg, Faust ou Schœffer ? C’est simplement le second rabbin des siknadjes ou askenazim. Il s’excuse de son mieux de ne pouvoir me laisser visiter le temple, actuellement en réparation. Au moment où je me retire survient un jeune homme pâle, maigre, aux tempes garnies de longues mèches de cheveux d’étoupe, au bonnet fourré non moins gras mais infiniment plus pelé que celui du rabbin, c’est son fils. Celui-ci me propose de m’accompagner jusqu’à leur quartier. J’accepte l’offre, comptant mettre à profit sa société pour obtenir quelques renseignements sur la communauté israélite de Jérusalem.

Les juifs qui habitent la ville sainte sont safardim ou askenazim ; les premiers suivent le rite méridional, les autres, originaires de la Russie, de la Pologne ou de la Gallicie, se subdivisent en haschidim (esséniens) et en pérouschim (pharisiens). Ils admettent tous le Talmud ; d’accord sur le dogme en général, ils ne se séparent guère que par le rituel. Leur administration temporelle est complètement distincte, et les nombreuses aumônes qui leur arrivent d’Europe sont versées dans des caisses spéciales. À ce propos, une remarque : Jérusalem ne vit que de charité ; de même que la Rome impériale se gorgeait des dépouilles du monde ancien, la ville sainte ne subsiste que des aumônes du monde religieux. Toutes les croyances y envoient leur offrande ; pour toutes, c’est un sanctuaire révéré. Déjà du reste, au temps de saint Paul, les revenus des saints de la ville sainte consistaient en collectes pieuses ramassées de toutes parts.

Je reviens à mon sujet. Dans toute opération de commerce, dans toutes les nécessités de la vie, on retrouve un juif, l’industrie juive, avec son activité, avec son patelinage, avec ses ruses. Le voyageur a-t-il besoin de renouveler sa chaussure, un juif se présente ; veut-il faire blanchir son linge, qu’il s’adresse à un juif ; a-t-il à tirer de l’argent d’Europe, les banquiers de Jérusalem sont des juifs. Malgré tout, ils sont l’objet de la haine et du mépris général, mais aux insultes, aux mauvais traitements, ils opposent une résignation inaltérable, puisant leur force dans leur admirable dévouement à la foi de leurs pères.

X.

(La suite à la prochaine livraison.)

Nous publions sous ce titre deux relations inédites. La première est un simple journal écrit au courant du crayon, sans aucune intention de publicité ; M. Bida, qui, sur nos instances, a bien voulu nous abandonner son manuscrit, se défend d’être écrivain. Mais on retrouvera, dans cette rapide esquisse, le sentiment de concision et le don d’observation précise et sérieuse qui donnent un si grand caractère aux œuvres de cet excellent artiste.

La seconde relation, beaucoup plus étendue, et qui se continuera dans la livraison 2e est d’un écrivain exercé, qui a bien vu et étudié la Palestine, et qui n’est étranger à aucun des travaux récents dont elle a été l’objet : il désire, et nous le regrettons, que son nom ne soit pas publié.

Quant aux gravures, les unes sont les fac-simile de dessins de M. Bida, les autres reproduisent fidèlement, mais avec art, de belles photographies, en grande partie empruntées au magnifique album publié sous le titre de Jérusalem, par M. Auguste Salzmann, à la librairie de MM. Gide et Baudry (Paris, 1856).

Cet édifice, que Saladin avait converti en école, a été rendu au culte latin grâce au zèle intelligent de notre consul, M. de Barrère. Voy. la relation d’Arculfe dans le tome II des Voyageurs anciens et modernes.

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