« Il gran sepolcro adora, e scioglie il voto. »
Jérusalem délivrée.
Mont Acrâ.
Jérusalem est bâtie sur quatre montagnes : Sion et Acrâ à l’ouest ; au sud Moriah avec Ophel, qui en est pour ainsi dire la continuation, et Bézétha au nord.
Si j’avais à donner une description de Rome, la ville aux sept collines, je diviserais mes courses en sept chapitres, et de cette marche synthétique résulterait une exposition plus claire et plus précise. Je vais faire pour Jérusalem ce que j’aurais fait pour la métropole du monde catholique, et je commencerai par le mont Acrâ.
Je pars de Casa Nuova, la maison hospitalière des pères de Terre-Sainte ; une rampe très-rapide me conduit dans la grande rue des Chrétiens. C’est un des quartiers les plus populeux et les plus commerçants ; de chaque côté de la rue s’ouvrent de nombreuses boutiques où l’on vend pêle-mêle des chapelets, des armes, des comestibles, de la quincaillerie de toute sorte, en un mot, ce qui est nécessaire à la vie indigène et aux besoins des nombreux pèlerins.
Vers le milieu de cette rue, j’entre dans une de ces boutiques, véritable kaléïdoscope marchand ; le propriétaire veut bien me permettre de monter sur son comptoir pour examiner la piscine d’Ézéchias. Ce vaste bassin, dont l’antiquité est incontestable, quoique je n’en fasse pas remonter la construction jusqu’au roi de Juda dont il porte le nom, s’alimente des eaux de pluie descendant des maisons voisines. Les piscines et les citernes sont une grande ressource dans une ville dépourvue d’eaux vives.
En quelques pas, j’arrive sur le parvis de l’église de la Résurrection, généralement appelée, par extension, église du Saint-Sépulcre.
Les voyageurs du moyen âge, et principalement Arculphe, nous ont laissé une description de ce saint édifice, dont la comparaison avec leurs textes est aujourd’hui impossible ; il fut détruit par le calife Hakem et brûlé par les Persans. Ce que l’on en voit actuellement remonte à l’époque des croisades et présente un caractère byzantin ogival assez remarquable. De nombreux couvents sont venus se grouper tout à l’entour de cette église ; ils lui ôteraient sa régularité si le désir de réunir dans son enceinte le plus de sanctuaires possibles n’en avait déjà fait sacrifier l’harmonie.
En entrant, j’aperçois tout d’abord, près de la porte, quatre musulmans accroupis sur une estrade recouverte d’un tapis ; ce sont les gardiens des sanctuaires. Souvent les auteurs, poussés par leurs regrets de voir le saint tombeau entre les mains des infidèles, ont accusé la conduite de ces mutewelli ; je dois à la justice d’affirmer que chaque fois que j’ai visité cette église j’ai toujours trouvé leur tenue fort convenable, et pendant toutes les fêtes de Pâques, auxquelles j’ai assisté, ils ont maintenu l’ordre avec un calme, une décence, qui auraient dû servir d’exemple à certains pèlerins.
Devant moi une grande pierre en marbre rosé couvre le sol ; on l’appelle pierre de l’onction ; là fut embaumé Notre-Seigneur. Je monte au Calvaire par un escalier de dix-huit degrés. Sur cette plate forme, de quinze mètres carrés, on a élevé deux riches autels. En suivant le couloir, à main droite, je trouve un escalier par lequel je descends dans l’église souterraine de l’Invention de la Croix ; de magnifiques colonnes en supportent les voûtes. Derrière le chœur des Grecs sont de nombreuses chapelles commémoratives ; voici l’endroit où les vêtements de Notre-Seigneur furent partagés au peuple, celui où se retira le soldat Longin après l’avoir frappé de sa lance. Je suis de nouveau sous l’abside centrale ; au milieu se dresse le sanctuaire entre tous révéré, le Saint-Tombeau. L’édicule qui le recouvre se compose de deux chambres ; la première où se tenait l’ange de la résurrection ; la seconde où fut déposé le corps du Christ. Cette dernière pièce est entièrement couverte de marbre ; une table de marbre s’étend également sur le sépulcre et sert d’autel aux nombreux religieux qui viennent y dire la sainte messe. J’aurais préféré la caverne dans sa sévère simplicité ; la roche nue, le tombeau béant porteraient mille fois plus à la méditation que ces ornements mondains dont elle est ornée.
Ici est la chapelle rappelant l’apparition de Jésus à Marie Madeleine, après sa résurrection ; là, les tombeaux de Nicodème et de Joseph d’Arimathie ; plus au centre, l’ombilic du monde. D’après le sieur d’Aramont, voyageur du seizième siècle, « Jésus, ayant fait un petit pertuis de son doigt, aurait dit : Voyez-ci le milieu du monde, et de cela en lairray la dispute à messieurs les théologiens. »
Avant de quitter l’église, j’entre dans la chapelle qui est en face de la pierre de l’onction ; elle renferme, assure-t-on, la tête d’Adam. Deux bancs de pierre placés de chaque côté de l’entrée remplacent les tombeaux de Godefroy de Bouillon et de Baudouin, disparus pendant l’incendie de 1808.
En sortant définitivement de l’église de la Résurrection, je jetai encore un coup d’œil sur sa belle porte à feuillures, et sur les colonnes en vert antique qui la soutiennent, puis, je visitai le petit couvent cophte qui lui est contigu. Un moine au teint jaune et bistré, vêtu d’une simple robe de cotonnade bleue, vint m’ouvrir, et, sur ma demande, me conduisit à la citerne de Sainte-Hélène. Les eaux étaient hautes ; j’eus le regret d’examiner de loin seulement les élégantes colonnettes qui en supportent la voûte.
Je m’en dédommageai en parcourant les ruines du couvent des Hospitaliers, situé dans la première ruelle à gauche. Le portail et une petite chapelle restent seuls debout mais ils méritent l’attention que je leur prêtai. Les Grecs schismatiques se sont déjà rendus adjudicataires des anciens jardins du couvent ; à force de temps, de patience et d’argent, ils espèrent, toujours en leur même qualité d’accapareurs, obtenir encore du gouvernement la cession de ces ruines, qui ont une grande importance, vu leur proximité du Saint-Sépulcre.
Portail de Sainte-Marie la Grande, ancien couvent des Hospitaliers à Jérusalem. — Dessin de Thérond d’après une photographie (voy. la note p. 386).
Je continue à descendre la pente du mont Acrâ, je traverse de longs bazars voûtés, où quelques chaudronniers et quelques tanneurs se livrent seuls à l’exercice de leurs professions. Une colonne en calcaire gris s’appuie à ma gauche sur le mur du consulat de France ; c’est le dernier débris de la porte judiciaire où fut affichée la condamnation à mort de Jésus de Nazareth ; un peu plus haut, une autre colonne marque l’endroit où se tenaient les femmes de Jérusalem lorsque le Christ leur dit : Filles de Sion, ne pleurez pas sur moi, mais sur vous-mêmes.
J’entre maintenant dans l’ancien tracé de la voie Douloureuse ; la configuration du terrain ne peut laisser aucun doute à cet égard. Quant à dire que l’on ne peut contester l’emplacement des stations, je n’oserais l’affirmer. Les évangélistes se sont abstenus de s’étendre en détail sur les dernières heures de la vie du Christ ; les documents authentiques manquent presque complétement ; ce que l’on peut en savoir, tout de tradition, a sans doute été recueilli par les premiers pèlerins ; mais, avec le temps, les agrandissements de la ville effacèrent ces traces du souvenir, et aujourd’hui l’on en est réduit aux suppositions.
Avant de donner le signal de la retraite, il me restait à voir les ruines appelées hôpital de Sainte-Hélène, par les chrétiens, Tekkié de Kasseki Sultane par les musulmans. Je me figurais un bâtiment de la belle époque byzantine ; quel fut mon étonnement lorsque je me trouvai devant une construction moresque. Je ne suis nullement systématique en fait d’architecture, aussi, le premier mouvement de surprise passé, je rendis justice à l’élégance de ces trois immenses portes, à l’heureux agencement de leurs cintres trifoliés, et à la richesse de leurs stalactites. Cet hôpital, actuellement en ruines, est l’œuvre de la sultane Roxelane, qui aura peut-être choisi avec intention, pour sa fondation pieuse, un endroit déjà consacré dans la mémoire du peuple par une antique reconnaissance.