I

Comme toutes les fois qu’il y avait course de taureaux, Juan Gallardo déjeuna de bonne heure. Il mangea une simple tranche de viande rôtie, sans boire une seule goutte de vin : car il fallait être en pleine possession de son sang-froid. Il prit deux tasses de café noir très fort, et, après avoir allumé un cigare énorme, il resta là, les coudes sur la table et la mâchoire appuyée sur les mains, regardant avec des yeux somnolents les personnes qui, peu à peu, arrivaient dans la salle à manger.

Depuis quelques années, c’est-à-dire depuis qu’on lui avait donné « l’alternative » au cirque de Madrid, il venait loger à cet hôtel de la rue d’Alcalá, où les patrons le traitaient comme s’il avait été de la famille, où les garçons de salle, les portiers, les marmitons et les vieilles servantes l’adoraient comme une des gloires de l’établissement.

C’était là aussi qu’à la suite de deux blessures il avait passé de longues journées enveloppé de linges, dans une atmosphère chargée d’iodoforme et de fumée de tabac ; mais ce fâcheux souvenir ne l’affectait guère. Avec sa superstition de méridional exposé à des dangers continuels, il croyait que cet hôtel était de bon augure et que, logé là, il n’aurait à redouter aucun accident grave : peut-être quelqu’un des moindres risques de la profession, par exemple une déchirure dans le costume ou dans la peau, mais non le désastre de tomber pour ne plus se relever, comme cela était advenu à des camarades dont le souvenir troublait ses instants les plus heureux.

Les jours de course, après avoir déjeuné de bonne heure, l’espada s’attardait volontiers dans la salle à manger et s’amusait à observer le mouvement des voyageurs, étrangers ou provinciaux venus de loin, qui d’abord passaient à côté de lui sans le regarder, puis se retournaient curieusement, lorsqu’ils avaient appris des garçons que ce bel homme à la face rasée et aux yeux noirs, vêtu en fils de famille, c’était Juan Gallardo, celui que tout le monde appelait familièrement « le Gallardo », l’illustre matador. Il trouvait là, jusqu’au moment de se rendre aux arènes, une distraction à sa pénible attente. Comme le temps était long ! Ces heures d’incertitude, où de vagues appréhensions surgissaient du fond de son âme et le faisaient douter de lui-même, étaient les plus amères que lui imposât son métier. Il ne voulait pas sortir, parce qu’il songeait aux fatigues de l’après-midi, à la nécessité de se conserver frais et agile ; et il ne pouvait pas prolonger le déjeuner, parce qu’il fallait manger peu et vite, pour arriver au cirque sans avoir à craindre les pesanteurs de la digestion. Il restait donc au bout de la table, la tête entre les mains, avec un nuage de fumée odorante devant les yeux, et, de temps à autre, il jetait autour de lui, non sans fatuité, un coup d’œil circulaire, afin de lorgner quelques femmes qui considéraient avec intérêt le fameux torero.

Dans les regards de ces femmes, son orgueil d’idole des foules croyait deviner des éloges et de flatteuses avances. Sans doute elles le trouvaient élégant et bien fait. Et alors, oubliant ses préoccupations, obéissant à son instinct d’homme qui a coutume de prendre en public une fière attitude, il se redressait, faisait choir, par une chiquenaude, la cendre tombée de son cigare sur la manche de son veston, rajustait la bague qui couvrait toute une phalange de l’un de ses doigts, bague où un diamant énorme s’entourait d’un rayonnement de feux.

Et il promenait sur sa propre personne des regards satisfaits, admirant son « complet » de coupe élégante, la casquette qu’il mettait pour circuler dans l’hôtel et qu’il avait posée sur une chaise voisine, la belle chaîne d’or qui traversait son gilet d’une poche à l’autre, les perles de son plastron qui semblaient éclairer d’une lumière laiteuse la teinte brune de son visage, les chaussures de cuir de Russie qui laissaient voir, entre le cou-de-pied et le bord du pantalon retroussé, des chaussettes de soie brodées à jour comme des bas de cocotte.

Des effluves de parfums anglais, suaves et subtils, répandus avec profusion, émanaient de ses vêtements, de la chevelure noire et lustrée dont il lissait les boucles sur ses tempes ; et, devant la curiosité féminine, il se carrait dans une posture de triomphateur. Non, pour un torero il n’était pas mal. Il se sentait content de lui-même. Un autre qui fût plus distingué, plus capable de plaire aux femmes, on ne l’aurait pas trouvé facilement…

Mais bientôt revenaient les préoccupations ; l’éclat de ses yeux s’éteignait ; son menton se rabaissait entre les paumes de ses mains ; et il tirait plus fort sur son cigare, les yeux perdus dans les nuages de la fumée.

Il songeait avec impatience à l’heure où la nuit tomberait et où il reviendrait des arènes, trempé de sueur et harassé de fatigue, mais avec la joie du péril vaincu, avec les appétits réveillés, avec une folle envie de jouissance et avec la certitude d’avoir plusieurs jours de repos et de sécurité. Si Dieu le protégeait comme les autres fois, il pourrait alors manger avec la voracité des années où il n’était qu’un meurt-de-faim, se griser un peu, se mettre en quête d’une certaine fille qui chantait dans un music-hall et qu’il avait vue à un voyage précédent, mais dont il n’avait pas eu le loisir de cultiver la bienveillance. Cette vie de déplacements continuels, qui l’obligeait à courir sans cesse d’un bout à l’autre de la péninsule, ne lui laissait de temps pour rien.

Sur ces entrefaites entrèrent dans la salle à manger des amis enthousiastes qui, avant d’aller déjeuner, désiraient voir l’espada. C’étaient de vieux aficionados qui, heureux de figurer dans une coterie et de posséder une idole, avaient adopté Gallardo pour « leur matador » et lui donnaient de sages conseils, non sans rappeler à tout bout de champ leur adoration rétrospective pour Lagartijo ou pour Frascuelo. Ils tutoyaient le matador avec une familiarité protectrice ; mais celui-ci, lorsqu’il leur répondait, ne manquait pas de mettre don devant leurs prénoms, en vertu de la traditionnelle séparation de castes qui existe entre le torero, surgi de la plus basse classe sociale, et ses admirateurs. L’enthousiasme de ces gens s’alliait à de lointains souvenirs, pour faire sentir au jeune « maître » la supériorité que donnent les années et l’expérience. Ils parlaient volontiers de l’ancienne plaza de Madrid, la seule où l’on ait connu de vrais taureaux et de vrais toreros ; et, pour ce qui est de l’époque voisine de la nôtre, ils tremblaient d’émotion lorsqu’ils prononçaient le nom de Negro, c’est-à-dire de Frascuelo.

– Si vous l’aviez vu, celui-là !… Mais, toi et ceux de ton âge, vous tétiez encore ou vous n’étiez pas nés…

Parmi les partisans du matador qui entraient dans la salle à manger, il y en avait de piteuse mine et d’aspect famélique : obscurs reporters, connus seulement des toreros auxquels ils adressaient leurs éloges ou leurs censures ; individus de profession douteuse, qui apparaissaient dès que l’arrivée de Gallardo était annoncée, et qui l’assaillaient de louanges, tout en quémandant des billets de faveur. Le commun enthousiasme leur permettait de fraterniser avec les autres, grands commerçants ou fonctionnaires, qui, sans s’inquiéter de cet extérieur misérable, discutaient chaleureusement avec eux sur les choses de la tauromachie.

Tous, en abordant Gallardo, l’embrassaient ou lui serraient la main, avec accompagnement de questions et d’exclamations :

– Juanillo !… Et comment va ta femme Carmen ?

– Très bien, merci.

– Et ta mère, la señora Angustias ?

– Très bien, merci. Elle est à la Rinconada.

– Et ta sœur ? et tes jeunes neveux ?

– Tous très bien, merci.

– Et ton singe de beau-frère ?

– Bien également. Toujours bavard.

– Ta famille ne s’est pas augmentée ? Il n’y a rien en perspective ?

– Non, rien en perspective. »

Et il faisait claquer un ongle entre ses dents, avec une énergique expression de dénégation ; puis, à son tour, il adressait des questions au nouveau venu, dont il ne savait d’ailleurs absolument rien, sinon que c’était un passionné des courses de taureaux.

– Ça va bien aussi chez vous ?… Allons, tant mieux !… Asseyez-vous donc et prenez quelque chose.

Puis il s’informait de l’apparence des animaux qu’il aurait à combattre dans quelques heures : car tous ces bons amis-là sortaient des arènes, où ils avaient assisté à la séparation et à la mise en loges du bétail. Enfin, avec la curiosité d’un professionnel, il demandait des nouvelles du Café anglais, où se réunissaient beaucoup d’aficionados.

Les admirateurs de Gallardo témoignaient de grandes espérances, citaient les journaux qui avaient rendu compte des récents triomphes remportés par lui dans les autres cirques d’Espagne.

Aucun matador n’avait autant d’engagements. Depuis la course donnée à Séville pour les fêtes de Pâques – la première course importante de l’année – il allait de ville en ville tuant des taureaux. Quand août et septembre seraient venus, il lui faudrait passer les nuits en chemin de fer et les après-midi dans les cirques, sans avoir un instant pour reprendre haleine. Son fondé de pouvoir ne savait plus où donner de la tête, obsédé qu’il était par les lettres et les télégrammes, ne sachant comment concilier toutes ces demandes d’engagement avec la brièveté de la saison.

La veille, Gallardo avait combattu à Ciudad Real, et, sans avoir même le temps de dépouiller son costume de gala, il avait dû se jeter dans le train pour arriver le lendemain matin à Madrid. Une nuit blanche ou à peu près, pendant laquelle il avait à peine fermé l’œil, pelotonné dans le coin que lui avaient laissé les autres voyageurs en se serrant par complaisance, afin de permettre quelque repos à cet homme qui, le jour suivant, exposerait sa vie pour le plaisir du peuple.

Les enthousiastes admiraient sa résistance physique et le courage téméraire avec lequel, au moment de tuer, il s’élançait sur le taureau.

– Nous allons voir ce que tu feras, cet après-midi, lui disaient-ils, avec une ferveur de croyants. La afición attend beaucoup de toi. Tu vas rabattre le chignon à plus d’un rival. Tâche d’être aussi brillant qu’à Séville !…

Puis les enthousiastes s’en allèrent déjeuner, parce qu’ils voulaient être de bonne heure au cirque ; et Gallardo, resté seul, se disposait à remonter dans sa chambre : par impatience nerveuse, il avait besoin de changer de place. Mais, sur ces entrefaites, un homme tenant par la main deux garçonnets poussa la contre-porte vitrée et entra dans la salle à manger sans faire attention aux domestiques qui lui demandaient ce qu’il voulait. À l’aspect du matador, cet homme sourit comme un bienheureux et s’avança, avec ses mioches à la remorque, les yeux fixés sur l’illustre personnage. Gallardo reconnut l’homme.

– Comment allez-vous, mon compère ?

Et ce salut fut suivi de tout le chapelet des questions habituelles sur la santé de la famille. Enfin l’homme se tourna vers ses enfants et leur dit avec gravité :

– Regardez-le bien : c’est lui ! Vous brûliez d’envie de le voir. Tout pareil à ses portraits !…

Les deux petits contemplaient religieusement le héros, si souvent admiré dans les images qui ornaient les pièces de leur pauvre demeure : un être surnaturel dont les exploits et la richesse avaient été leur premier émerveillement, lorsqu’ils avaient commencé à comprendre les réalités de la vie.

– Juanillo, baise la main de ton parrain.

Le plus jeune des moutards appliqua contre la main droite du « maître » son petit museau rouge, récemment débarbouillé par la mère à l’occasion de cette visite ; et Gallardo lui caressa distraitement la tête. C’était un des innombrables filleuls qu’il avait en Espagne. Ses fidèles l’obligeaient à être parrain de leurs enfants, croyant assurer de cette façon l’avenir de leur progéniture. S’exhiber de baptême en baptême était pour lui une des conséquences de la gloire. Or, ce filleul lui remémorait le mauvais temps où il débutait dans la carrière, et il conservait au père une certaine gratitude pour la foi que celui-ci avait eue en lui, à une époque où tout le monde discutait encore son talent.

– Et les affaires ? demanda Gallardo. Vont-elles mieux ?

L’aficionado fit la grimace. Il était commissionnaire au marché de la Cebada, et cela lui permettait tout juste de ne pas mourir de faim. Gallardo regarda avec compassion son triste accoutrement de gueux endimanché :

– Il vous plairait sans doute de voir la course, hé ! compère ? Montez donc à ma chambre. Garabato vous donnera un billet. Adieu, mon brave. Et vous, mes enfants, prenez ça pour vous acheter un joujou.

De la main gauche, en même temps que son filleul lui baisait de nouveau la main droite, il remit à l’aîné une couple de douros. Et le père tira dehors sa progéniture, après mille excuses et remerciements dont la confuse expression n’arrivait pas à expliquer bien clairement si la vive reconnaissance était pour le cadeau fait aux bambins ou pour le billet que lui remettrait le domestique.

Gallardo laissa passer quelques minutes, afin de ne pas se retrouver là-haut avec l’enthousiaste et avec les mioches. Puis il regarda sa montre : – une heure ! – Que de temps encore avant la course !…

Comme il sortait de la salle à manger et se dirigeait vers l’escalier, une femme, enveloppée dans un mauvais châle, déboucha de la loge du concierge et lui barra le passage avec une familiarité résolue, sans se soucier des protestations des gens de service.

– Juaniyo !… Juan !… Tu ne me reconnais pas ?… Je suis la Caracola, la seña Dolores, la mère du pauvre petit Lechuguero… »

Gallardo sourit à cette femme vieille, noire, petite et ridée, dont les yeux de sorcière luisaient comme de la braise et qui parlait avec volubilité. Et en même temps, devinant bien l’objet de tout ce flux de paroles, il mit la main à la poche.

– Quelle misère, mon fils ! Quelle indigence, quelle agonie !… Quand j’ai su que tu descendrais aujourd’hui dans l’arène, je me suis dit : « Allons voir Juaniyo, qui n’aura pas oublié la mère de son pauvre petit camarade ! »… Comme tu es beau mon gaillard ! Sûrement toutes les femmes courent après toi, coquin !… Moi, mon fils, je suis très malheureuse. Je n’ai pas même une chemise. Depuis ce matin, il n’est entré dans ma bouche qu’un peu de cazaya . On me garde par charité dans le logement de la Pepona, une femme de là-bas, une payse. C’est un logement très convenable, à cinq douros par mois. Viens nous voir : là, on t’apprécie sincèrement… Je coiffe les filles et je fais les commissions des messieurs… Ah ! si mon pauvre enfant vivait !… Te souviens-tu de Pepiyo ? Te souviens-tu de cet après-midi où il est mort ?…

Après avoir glissé un douro dans la main sèche de la vieille, Gallardo s’efforça d’échapper à ce verbiage où commençait à se mêler le chevrotement des pleurs. Maudite sorcière ! Venir, un jour de course, lui rappeler ce pauvre Lechuguero, ce camarade des premières années, qu’il avait vu mourir presque instantanément d’un coup de corne en plein cœur, aux arènes de Lebrija, dans le temps où ils combattaient ensemble comme novilleros ! Maudite vieille de funeste présage !… Et il la repoussa. Mais elle, passant de l’attendrissement à la gaieté avec une inconscience de linotte, éclata en propos flatteurs sur ces valeureux champions, sur ces intrépides toreros qui savaient conquérir l’argent du public et le cœur des femmes.

– C’est la reine des Espagnes que tu mérites, mon joli garçon ! La seña Carmen fera bien d’ouvrir l’œil. Un beau jour, une gachi te volera et ne te rendra pas… Tu ne me donnes pas un billet pour cet après-midi, Juaniyo ? J’ai si grande envie de te voir estoquer, mon bijou !

Les exclamations de la vieille et ses cajoleries extravagantes forcèrent à rire les employés de l’hôtel et firent fléchir la sévère consigne qui retenait sur le seuil de la porte un groupe de curieux et de pauvres diables attirés par la présence du matador. Refoulant doucement les domestiques, une invasion de mendiants, de vagabonds, de camelots, se glissa dans le vestibule. Les petits crieurs de journaux, portant leurs paquets d’imprimés sous le bras, ôtaient leurs casquettes et saluaient avec une enthousiaste familiarité :

– Le Gallardo ! Olé le Gallardo ! Vivent les braves !

Les plus hardis lui prenaient une main qu’ils serraient fortement, qu’ils secouaient avec énergie, désireux de prolonger le plus possible cet honorable contact avec le héros national dont ils avaient vu l’image sur les feuilles publiques. Puis, pour faire participer leurs copains à cette gloire, ils les incitaient vivement à faire de même :

– Touche-lui la main. Il ne se fâche pas. Il est si bon garçon !

Et peu s’en fallait que, dans leur admiration, tous ces galopins ne s’agenouillassent devant lui.

D’autres curieux à la barbe mal peignée, accoutrés de vieilles nippes qui jadis avaient pu être élégantes, promenaient leurs chaussures éculées autour de Gallardo et inclinaient vers l’idole leurs chapeaux gras, en lui parlant à voix basse et en l’appelant « don Juan », pour se distinguer des enthousiastes et irrévérencieux voyous. Après l’avoir entretenu de leurs malheurs, ils sollicitaient une aumône ou, plus audacieux, imploraient, au nom de leur passion tauromachique, un billet d’entrée pour la course, bien décidés, d’ailleurs, à le revendre aussitôt.

Gallardo se défendait en riant contre cette avalanche qui le bousculait, l’écrasait, sans que l’intervention des serviteurs de l’hôtel, intimidés par le respect qu’inspirent les témoignages de la faveur populaire, réussît à le délivrer. Il fouilla et refouilla dans ses poches jusqu’à ce qu’elles fussent vides, distribua au hasard les pièces d’argent entre les mains qui se tendaient vers lui.

– Je n’en ai plus !… Ma provision de braise est épuisée !… Laissez-moi donc, farceurs !

Après quoi, feignant d’être ennuyé de cette popularité qui le flattait, il s’ouvrit un passage par une poussée de ses muscles d’athlète et monta l’escalier quatre à quatre, franchissant les marches avec une agilité de gymnaste, tandis que les serviteurs, n’ayant plus d’égards pour cette canaille, rejetaient violemment la bande dans la rue.

Gallardo passa devant la chambre qu’occupait Garabato, et, par la porte entrebâillée, il aperçut son domestique qui, au milieu des malles et des caisses, préparait le costume pour la course.

Lorsque enfin il se trouva seul dans sa propre chambre, il sentit s’évanouir subitement la joyeuse excitation que lui avait donnée l’enthousiasme de ses partisans. Les pires moments de la journée étaient venus, ces heures d’anxiété qui précédaient le départ pour les arènes. Des taureaux de Miura et le public de Madrid ! Le danger qui, plus tard, vu de près, semblait l’enivrer et accroître son audace, l’inquiétait, dès qu’il était seul, comme quelque chose de surnaturel, d’effrayant par son incertitude même.

Il eut la sensation d’être anéanti, comme si, tout d’un coup, se fussent abattues sur lui les fatigues de la mauvaise nuit précédente. L’envie lui vint de s’étendre sur un des lits qui étaient au fond de la chambre ; mais, de nouveau, l’appréhension que lui causait cet après-midi incertain et mystérieux chassa la somnolence.

Il se promena de long en large, alluma un autre havane avec le bout de celui qu’il achevait de fumer.

Que serait pour lui cette saison de Madrid ? Que diraient ses ennemis ? Comment se comporteraient ses rivaux professionnels ? Il avait déjà tué maints taureaux de Miura, et, en somme, c’étaient des bêtes pareilles aux autres. Mais pourtant, malgré lui, il songeait aux camarades qui avaient succombé dans le redondel, presque tous victimes d’animaux de cette provenance. Ces satanés taureaux de Miura ! Ce n’était pas pour rien que, dans les contrats, les autres matadors et lui-même exigeaient mille pesetas de plus, quand ils devaient combattre ce bétail.

Il continua de se promener avec agitation dans sa chambre. Par moments, il s’arrêtait, fixait un regard stupide sur quelque objet faisant partie de ses bagages ; puis il se laissait tomber dans un fauteuil, engourdi par une subite défaillance. À plusieurs reprises il regarda sa montre : il n’était pas encore deux heures. Le temps avait-il donc cessé de couler ?

Il souhaitait, comme un remède pour ses nerfs, que l’heure de s’habiller et de se rendre au cirque vînt le plus vite possible : car la foule, le bruit, la curiosité populaire, le désir de se montrer serein et allègre, et surtout la proximité du péril réel et corporel, dissiperaient instantanément cette angoisse qui, dans la solitude, en l’absence des réconfortantes excitations venues du dehors, ressemblait un peu à de la peur.

Le besoin de se distraire fit qu’il chercha dans la poche intérieure de son veston une petite enveloppe d’où émanait une odeur suave et pénétrante. Debout près d’une fenêtre par laquelle entrait la terne clarté d’une cour, il considéra cette enveloppe qu’on lui avait remise lorsqu’il était arrivé à l’hôtel, admira l’élégance des caractères fins et déliés qui formaient l’adresse. Puis il ouvrit la lettre, aspira avec délices le voluptueux parfum dont elle était imprégnée. Ah ! ces dames de haute naissance et qui ont voyagé beaucoup ! Leur distinction inimitable se révélait jusque dans les moindres détails.

Gallardo, comme si son corps eût conservé l’âcre relent de la misère où s’était passée sa jeunesse, se parfumait avec une scandaleuse prodigalité. Ses ennemis se moquaient de ce garçon athlétique, qui fleurait bon comme une courtisane. Quant à ses amis, ils souriaient de cette faiblesse ; mais quelquefois ils étaient obligés de détourner le nez, parce que les trop violents effluves leur soulevaient le cœur. Toute une parfumerie l’accompagnait dans ses voyages, et les essences les plus féminines embaumaient sa personne, lorsqu’il s’avançait dans l’arène, parmi les chevaux morts, au milieu des entrailles répandues et des bouses mêlées de sang. Quelques cocottes enthousiastes, dont il avait fait la connaissance au cours d’une tournée dans la France méridionale, lui avaient enseigné le secret de certaines mixtures extraordinaires. Mais rien n’était comparable au parfum de la lettre, à ce parfum fort et suave, mystérieux et subtil, le même dont se parfumait la femme qui lui avait écrit, un bizarre, exquis et indéfinissable parfum qui semblait émané d’une chair aristocratique et qu’il appelait « odeur de dame ».

Il lut et relut la lettre, avec un béat sourire de délectation et d’orgueil. Pourtant ce n’était pas grand-chose : une demi-douzaine de lignes, un salut envoyé de Séville, de bons souhaits pour la saison de Madrid, des félicitations anticipées sur les prochains triomphes. Une lettre comme celle-là, on pouvait la perdre sans compromettre en aucune façon la femme qui l’avait signée. Au début : « Mon cher monsieur Gallardo » ; et à la fin : « Votre amie, Sol » ; le tout écrit d’une jolie écriture qui semblait chatouiller les yeux du matador, dans un style froidement aimable, sur un ton de supériorité courtoise, comme si les paroles descendaient de haut, par condescendance, vers un inférieur.

En relisant cette lettre avec une révérence de plébéien peu versé dans l’art de la lecture, Gallardo ne pouvait se défendre d’une sorte de malaise, comme s’il s’était senti méprisé.

– Cette gachi ! murmura-t-il. Quelle femme ! Rien ne la déconcerte ! Dire qu’elle me donne du « vous », à moi !…

Mais d’agréables réminiscences le firent sourire de satisfaction. Cette froideur du style, ce n’était que pour la correspondance : une habitude de grande dame, une précaution d’ambassadrice qui a couru le monde. Bref, le déplaisir du matador se transforma en admiration.

– Ce qu’elle est avisée, cette femme ! Une maligne bête !…

Et son sourire trahissait une satisfaction de vanité professionnelle, un orgueil de dompteur qui, en vantant la force de l’animal vaincu, exalte sa propre gloire.

Tandis que Gallardo contemplait la lettre, Garabato, son domestique, allait et venait, apportait des vêtements et des boîtes, posait le tout sur un lit.

C’était un garçon aux mouvements silencieux, aux mains agiles, et qui semblait ne pas remarquer la présence du matador. Depuis plusieurs années, il accompagnait celui-ci dans tous ses voyages en qualité de mozo de estoques. Il avait autrefois commencé à « taurer » dans les « capées » avec Gallardo, sur les plazas des environs de Séville ; mais tous les mauvais coups étaient pour lui, tandis que les succès et les éloges étaient pour son camarade. Petit, olivâtre, de faible musculature, il avait une cicatrice tortueuse, aux lèvres mal réunies, qui balafrait d’un sillon blanchâtre sa face ridée et maigre de vieux. Cela lui venait d’un coup de corne qui l’avait laissé presque mourant sur l’arène d’une petite ville de province ; et, outre cette atroce blessure, il en avait d’autres qui défiguraient les parties cachées de son corps. Le plus cruel pour lui, à cette époque-là, c’était que les gens riaient de ses mésaventures et prenaient plaisir à le voir foulé aux pieds et déchiré par les taureaux. Mais, comme par miracle, il était sorti vivant de toutes ces tribulations ; et à la fin, sa maladresse têtue cédant à la déveine, il s’était résigné à n’être que le serviteur de son ancien camarade, serviteur de confiance qui accompagnait celui-ci partout. Il était le plus fervent admirateur de Gallardo, quoiqu’il abusât un peu des franchises de l’intimité et qu’il se permît les remontrances et les critiques. « S’il avait été dans la peau du maître en telle ou telle occasion, il aurait fait mieux !… » Les amis de Gallardo profitaient de ses ambitions ruinées pour se moquer de lui ; mais il demeurait indifférent à leur persiflage. Renier la tauromachie ? Jamais ! Afin d’empêcher que la mémoire de son passé s’abolît entièrement, il disposait en luisants accroche-cœurs, au-dessus de ses oreilles, les mèches raides de ses cheveux, et il conservait à l’occiput la sacro-sainte mèche, la coleta de sa jeunesse, noble insigne qui le distinguait des autres mortels.

Quand Gallardo se fâchait contre lui, c’était toujours à cet ornement capillaire que s’en prenait la bruyante irritation du nerveux matador :

« Et tu portes la coleta, effronté ? Je vais te la couper, ta queue de rat, maleta sans vergogne, mauvais drôle ! »

Garabato accueillait avec résignation ces outrages ; mais il se vengeait en s’enfermant dans un silence d’homme supérieur, ne répondant que par des haussements d’épaules à la gaieté de l’espada, lorsque celui-ci, au retour des arènes, après une corrida heureuse, lui demandait avec une puérile vanité :

– Comment as-tu trouvé la course ? N’est-ce pas que j’ai été bon ?

De leur camaraderie de jeunesse, Garabato conservait le privilège de tutoyer le « maître ». Il n’aurait pu lui parler autrement ; mais son « tu » était accompagné d’un geste grave, d’une expression de respect naïf. Sa familiarité était semblable à celle dont usaient les anciens écuyers avec les chevaliers coureurs d’aventures.

Torero depuis le vertex jusqu’au bas de la nuque, il avait dans le reste de sa personne quelque chose du tailleur et du valet de chambre. Habillé d’un complet de drap anglais, cadeau de son maître, il portait une multitude d’épingles piquées aux revers de sa jaquette, et il avait sur une de ses manches plusieurs aiguilles pourvues de leur fil. Ses mains sèches et brunes touchaient et ajustaient les choses avec une adresse féminine.

Quand il eut disposé sur le lit tout ce qui était nécessaire pour la vêture du matador, il passa en revue ces nombreux objets, s’assura qu’il ne manquait rien. Puis il se planta au milieu de la chambre, et, sans regarder Gallardo, de l’air de quelqu’un qui parle pour lui-même, il dit, d’une voix rauque et grincheuse :

– Deux heures !

Gallardo releva brusquement la tête, comme s’il ne s’était pas encore aperçu que son domestique fût là. Il remit la lettre dans sa poche et s’en alla, non sans quelque lenteur, vers le fond de la pièce, désireux peut-être de retarder le moment de s’habiller.

– Tout est prêt ?

Mais soudain il sursauta ; sa face pâle se colora ; ses yeux s’ouvrirent démesurément. Il avait l’aspect d’un homme qui vient de subir le choc d’une découverte effrayante.

– Quel est le costume que tu m’as préparé ?

Garabato indiqua le lit ; mais, avant même qu’il pût prononcer un mot, la colère du maître s’abattit sur lui, éclatante et terrible :

– Malédiction ! Tu ne sais donc rien des choses de ton métier ? Est-ce que tu sors de ton village ? Une course à Madrid, des taureaux de Miura, et tu me donnes un costume rouge ! La couleur de celui que portait ce pauvre Manuel l’Espartero ! Pis que si tu étais mon ennemi, fripouille ! Tu désires donc ma mort ?

Et son irritation croissait à mesure qu’il réfléchissait sur l’énormité de cette inadvertance, laquelle était un vrai défi jeté au mauvais sort. Combattre à Madrid en costume rouge, après ce qui était arrivé ! Ses yeux jetaient des éclairs hostiles, comme si on venait de l’attaquer par trahison ; ses pupilles flamboyaient, et il semblait prêt à tomber sur le pauvre Garabato avec ses rudes poings de matador.

Un coup discrètement frappé à la porte mit fin à cette scène.

– Entrez !

Celui qui entra était un jeune homme aux vêtements clairs et à la cravate rouge, qui tenait un feutre cordouan entre ses doigts où brillaient les gros diamants de plusieurs bagues. Gallardo le reconnut tout de suite, grâce à cette prompte mémoire des visages qu’acquièrent les hommes obligés de vivre en fréquents rapports avec les foules. Et subitement il passa de la fureur à une amabilité souriante, comme si cette visite lui causait la plus agréable surprise. Le visiteur était un ami qui habitait Bilbao, un aficionado enthousiaste, un zélé partisan du « maître ». C’était tout ce que l’espada pouvait se rappeler de lui. Mais comment ce visiteur se nommait-il ?… Ce qu’il y avait de certain, en tout cas, c’était que le matador devait le tutoyer, puisqu’il existait entre eux une amitié ancienne.

« Assieds-toi. Quelle surprise ! Quand es-tu arrivé ? Ça va bien, chez toi ? »

Et l’admirateur s’assit, avec la satisfaction du dévot qui a pénétré dans le sanctuaire de l’idole, bien résolu à ne plus bouger de là jusqu’au dernier moment, heureux d’être tutoyé par le diestro dont il répétait le prénom à chaque phrase, pour que les meubles, les murailles et les gens qui passeraient dans le corridor fussent édifiés sur ses relations cordiales avec le grand homme. Il était arrivé de Bilbao le matin, et il y retournerait demain. Il n’avait fait ce voyage que pour voir « Juan ». Il avait lu dans les journaux les merveilleux succès du « maître ». La saison commençait bien. Aujourd’hui la course serait bonne. Il avait assisté dans la matinée à la mise en loges, et il avait remarqué un bicho à robe châtain foncé, qui, sans aucun doute, rendrait beaucoup entre les mains de « Juan ».

Le matador coupa court, non sans un peu de hâte, à ces prophéties de l’aficionado :

– Excuse-moi, s’il te plaît. Je reviens dans une minute.

Et il sortit de la chambre, se dirigea vers une petite porte sans numéro, qui était au fond du corridor. Mais Garabato l’arrêta au passage, et, d’une voix rendue plus rauque par le désir de se montrer soumis :

– Quel costume dois-je préparer ? demanda-t-il.

– Le vert, le bleu, le marron… celui que tu voudras !

Et le « maître » disparut derrière la petite porte, tandis que le domestique, délivré de sa présence, souriait avec une malice vengeresse. Garabato connaissait bien cette fugue rapide, au moment de se vêtir : – « le pipi de la frousse », comme disaient les gens du métier. – Et son sourire exprimait la jubilation du subalterne constatant une fois de plus que les grands hommes de l’art, les braves à trois poils, éprouvaient, eux aussi, les angoisses d’un besoin causé par l’émotion, tout comme il les avait éprouvées lui-même, au temps où il « taurait » dans les arènes de province.

Un peu plus tard, lorsque Gallardo rentra dans la chambre, il y trouva un nouveau visiteur. C’était le docteur Ruiz, médecin qui, depuis trente ans, signait les bulletins médicaux de toutes les cogidas et soignait tous les toreros écharpés sur la « place » de Madrid. Gallardo l’admirait, le tenait pour le plus remarquable représentant de la science universelle ; ce qui ne l’empêchait pas de se permettre d’affectueuses plaisanteries sur le caractère trop bienveillant et sur la tenue trop négligée du docteur. L’admiration du matador était de la même espèce que celle de la populace, pour qui le savoir ne va pas sans une toilette débraillée et sans certaines bizarreries d’humeur par où le savant se distingue du commun des hommes.

Le docteur était courtaud, avait l’abdomen proéminent, la face large, le nez camus, un collier de barbe d’un blanc pisseux, si bien qu’il offrait une lointaine ressemblance avec Socrate. Lorsqu’il était debout, sa grosse panse flasque sursautait dans son ample gilet à chacune de ses paroles ; et, lorsqu’il était assis, cette même région de son organisme lui remontait jusqu’à la poitrine. Ses habits, tachés et fripés après quelques jours d’usage, flottaient comme des effets qui ne lui auraient pas appartenu, autour de son corps inharmonieux, obèse dans les parties consacrées à la digestion et grêle dans celles affectées au mouvement.

– C’est un nigaud ! disait Gallardo. Savant, oui, bon comme le pain, mais architoqué ! Jamais il n’aura une peseta. Il est toujours prêt à donner ce qu’il possède, et il se contente de prendre ce qu’on lui offre !…

À la passion des taureaux le docteur joignait celle de la révolution : – une révolution vague et terrible qui devait se produire un jour, et qui ne laisserait debout en Europe aucune des institutions existantes ; le rêve d’un républicanisme anarchiste qu’il ne se donnait pas la peine d’expliquer et où il n’y avait de clair que les négations exterminatrices.

Les toreros parlaient à Ruiz comme à un père. Lui, il les tutoyait tous ; et il suffisait d’un télégramme venu de n’importe quelle extrémité de la péninsule pour qu’aussitôt le bon docteur prît le train et s’en allât soigner le coup de corne reçu par un de ses « gars », sans autre espoir de récompense que ce dont on voudrait bien lui faire cadeau.

En revoyant Gallardo après une longue absence, il l’embrassa, pressa son ventre mou contre ce corps de bronze. Olé les braves garçons ! Il trouvait à l’espada meilleure mine que jamais.

– Et comment va l’affaire de la République, docteur ? Quand la proclame-t-on ? interrogea Gallardo avec un flegme andalou. Le Nacional dit qu’elle est sur le point de venir, que ce sera pour un de ces jours…

– Et que t’importe, farceur ? Laisse en paix le pauvre Nacional. Mieux vaudrait pour lui être plus adroit à planter les banderilles. Quant à toi, l’unique chose que tu dois avoir en tête, c’est de continuer à tuer des taureaux comme Dieu lui-même… Nous allons, paraît-il, avoir un bon après-midi : on m’a dit que le bétail…

Mais, à cet endroit, le jeune homme de Bilbao, qui avait assisté à la mise en loges et qui désirait fournir des nouvelles, interrompit le docteur pour parler d’un certain taureau châtain foncé « qui lui avait donné dans l’œil » et dont il espérait des merveilles. Les deux hommes, qui étaient demeurés longtemps seuls dans la chambre, et qui, après s’être salués, n’avaient plus échangé une parole, se trouvèrent ainsi nez à nez, et Gallardo crut une présentation indispensable. Mais comment s’appelait donc cet ami qu’il tutoyait ? Il se gratta la tête, fronça les sourcils, réfléchit un instant. D’ailleurs son indécision fut courte :

– Écoute un peu, toi. Tu t’appelles ?… Il faut m’excuser. Tu comprends : avec tant de monde !…

Le jeune homme dissimula sous un sourire le désenchantement de se voir oublié par le maître, et il déclina son nom. À peine ce nom entendu, Gallardo sentit que le passé lui remontait subitement à la mémoire, et il répara son oubli en ajoutant au nom : « riche propriétaire de mines à Bilbao ». Puis il présenta « le fameux docteur Ruiz ». Et, comme s’ils s’étaient connus toute leur vie, les deux aficionados, rapprochés aussitôt par l’ardeur de la passion commune, se mirent à disserter sur le bétail de l’après-midi.

– Asseyez-vous, leur dit Gallardo en indiquant un sofa au fond de la pièce. Là vous ne gênerez personne. Causez, et ne vous occupez pas de moi. Je m’habille. Entre hommes…

Il ôta son veston et son gilet, resta en manches de chemise. Assis sur une chaise, au milieu de la baie cintrée qui séparait le petit salon de l’alcôve, il se livra aux mains de Garabato, lequel avait ouvert un sac de cuir de Russie et en avait tiré un nécessaire presque féminin, pour la toilette du matador.

Quoique celui-ci fût déjà soigneusement rasé, Garabato lui savonna de nouveau la face et lui passa le rasoir sur les joues, avec la prestesse d’un homme habitué à faire tous les jours cette besogne. Juan, après s’être lavé, revint occuper son siège. Alors le domestique inonda de brillantine et de parfums la chevelure du maître, la disposa en boucles sur le front et sur les tempes ; et ensuite il entreprit d’ajuster l’insigne professionnel, la sacro-sainte coleta.

Il peigna avec respect la longue mèche qui couronnait l’occiput, la tressa ; puis, interrompant l’opération, il en releva l’extrémité, l’attacha avec deux épingles à cheveux sur le haut de la tête, et il remit à plus tard l’ajustement définitif. Pour le moment il devait s’occuper des pieds. Il dépouilla donc le torero de son pantalon, de ses chaussettes, et il ne lui laissa qu’un maillot et des caleçons brodés de soie. La robuste musculature de Gallardo ressortait sous l’étoffe en saillies vigoureuses. Un creux dans une cuisse correspondait à une profonde cicatrice, à une dépression du muscle causée par un coup de corne. Sur la peau brune des bras, plusieurs taches blanches marquaient d’anciennes blessures. La poitrine, fauve et sans poils, était barrée par deux lignes irrégulières et violacées qui rappelaient aussi des épisodes sanglants. À l’une des chevilles, la peau, enfoncée comme si elle avait reçu l’empreinte concave d’une monnaie, présentait une teinte rougeâtre. Cet organisme de combat exhalait une odeur de chair saine et vaillante, mêlée à de violents parfums de femme.

Garabato, dont un bras était chargé d’ouate et de bandes blanches, s’agenouilla aux pieds du maître.

– Comme les gladiateurs antiques ! dit le docteur Ruiz, interrompant sa conversation avec le propriétaire de Bilbao. Te voilà devenu Romain, Juan !

– C’est l’âge, docteur ! répondit le matador avec une nuance de mélancolie. Nous nous faisons vieux. Quand je combattais à la fois les taureaux et la faim, je n’avais pas besoin de tout cela : mes pieds étaient de fer, dans les passes de cape…

Entre les doigts de pied, Garabato introduisit de petites touffes de coton. Puis, sur la plante et sur le cou-de-pied, il étendit des plaques de cette molle enveloppe, et, tirant sur les bandes, il commença de les rouler en spirales serrées, comme celles qu’on voit aux momies égyptiennes. Ensuite il prit les aiguilles qu’il portait tout enfilées sur sa manche, et il cousit soigneusement les extrémités des bandes.

Gallardo frappa le sol avec ses pieds emmaillotés, qui, dans cet appareil, avaient l’air d’être plus solides. Ainsi comprimés, il les sentait forts et agiles. Son domestique les fit glisser dans de longs bas qui montaient jusqu’à moitié de la cuisse, bas épais et souples, pareils à des guêtres, unique défense des jambes sous la soie du costume de combat.

– Prends garde aux plis. Tu sais : je n’aime pas les bas qui godent !

Et, debout en face du miroir, le matador essayait de se voir lui-même par-devant et par-derrière, se courbait pour passer les mains sur ses cuisses et y effacer les plis. Par-dessus les bas blancs Garabato enfila encore des bas de soie rose, qui cachaient entièrement les premiers. Puis le « maître » chaussa les escarpins qu’il avait choisis entre plusieurs paires rangées sur un coffre, toutes à semelles blanches et n’ayant jamais servi.

C’était maintenant que commençait la vraie difficulté de l’opération. Le domestique prit la culotte de soie couleur tabac, ornée de lourdes broderies d’or sur les coutures, et, la tenant par le haut, bien ouverte, il la présenta au matador qui y introduisit ses jambes, tandis que les machos , terminés par des glands d’or, demeuraient pendants sur les pieds. Ensuite Gallardo recommanda au domestique de bien tendre les cordons, en même temps que lui-même gonflait les muscles de ses cuisses. Cette opération était l’une des plus importantes : un matador doit avoir les machos très serrés. Et Garabato, après avoir enroulé les cordons invisibles sous le bord inférieur de la culotte, fit artistement de petites pendeloques avec leurs extrémités.

Le matador endossa la fine chemise de batiste que lui présentait le domestique, chemise ornée d’un jabot tuyauté, aussi molle et transparente qu’un linge de femme. Garabato la boutonna, puis noua la cravate dont les bouts, coupant de leur ligne rouge le plastron depuis le haut jusqu’en bas, allèrent se perdre dans la culotte.

Restait à mettre ce qui exigeait le plus de soin, la ceinture : une bande de quatre mètres au moins, qui semblait remplir toute la pièce et que Garabato maniait avec la magistrale habileté que donne l’habitude.

Le matador alla se placer près de ses amis, de l’autre côté de la chambre, et il inséra dans le haut de sa culotte une des extrémités de la bande.

– Fais bien attention, à présent, dit-il au domestique, et montre si tu as un peu d’adresse.

Puis, tournant lentement sur les talons, il se rapprocha peu à peu de Garabato, qui tenait l’autre extrémité, de sorte que la ceinture s’enroulait à la taille du matador en courbes régulières, donnant à cette taille plus de sveltesse. Garabato, par de rapides mouvements de la main, modifiait la position de la bande de soie. À certains tours, la ceinture s’enroulait en double ; à d’autres tours, elle s’étalait complètement ; et partout elle s’appliquait si bien sur le corps, sans plis et sans bourrelets, qu’elle était lisse comme s’il n’y avait eu qu’une épaisseur d’étoffe. Au cours de ce voyage rotatoire, Gallardo, minutieux et difficile à contenter pour tout ce qui concernait l’ajustement de sa personne, s’arrêtait de temps à autre et rétrogradait de deux ou trois pas, afin de rectifier le travail.

– Ce n’est pas ça ! disait-il, de mauvaise humeur. Morbleu ! fais donc attention, Garabato !

Après de nombreuses haltes, le matador arriva enfin au terme du voyage et eut toute la ceinture de soie enroulée à la taille.

L’habile serviteur avait fait des coutures, avait posé des épingles partout, si bien que toutes les pièces de l’habillement ne formaient plus qu’une pièce unique. Pour en sortir, il fallait que le « maître » eût recours aux ciseaux et à des mains étrangères. Il lui était impossible de quitter un seul de ses vêtements jusqu’à ce qu’il fût rentré à l’hôtel, sauf dans le cas où un taureau se chargerait de l’en dépouiller au beau milieu de l’arène et où on finirait de le déshabiller à l’infirmerie.

De nouveau le matador s’assit, et, pour la seconde fois, Garabato s’occupa d’arranger la coleta. Il la délivra des épingles à cheveux et y attacha la moña, ce faux chignon de rubans noirs qui rappelle l’ancienne résille des premiers temps de la tauromachie.

Le « maître », comme s’il voulait retarder le moment de s’emprisonner définitivement dans son costume, s’étirait, demandait à Garabato le cigare qu’il avait laissé sur la table de nuit, s’informait de l’heure, semblait croire que toutes les montres étaient en avance.

– Il est trop tôt… Du reste, les gars ne sont pas encore arrivés… Il me déplaît de partir de bonne heure pour la plaza : c’est assommant, de faire le pied de grue !…

Mais un garçon de l’hôtel annonça que la voiture attendait en bas avec la quadrille. L’heure était venue. Il n’y avait plus de prétexte pour retarder le moment du départ. Gallardo mit par-dessus la ceinture le gilet galonné d’or, et, par-dessus le gilet, la veste éblouissante, aux énormes reliefs de broderie, lourde comme une armure et flamboyante comme un brasier. La soie de couleur tabac ne restait visible qu’à la partie interne des manches et aux deux triangles des épaules. Presque toute l’étoffe disparaissait sous l’épaisse couche des brandebourgs et des ramages d’or, lesquels représentaient des fleurs dont la corolle était faite de pierreries colorées. Les épaulettes étaient rehaussées de massives broderies d’or, bordées de franges d’or auxquelles pendaient en grappes une multitude de petits pompons d’or frissonnant à chaque pas. À l’ouverture dorée des poches se montraient les pointes de deux foulards de soie, rouges comme la cravate et la ceinture.

– Donne la montera.

Avec beaucoup de précaution, Garabato tira d’une caisse ovale la toque noire et frisée, aux deux boursouflures qui ressortaient de chaque côté comme des oreillettes de passementerie. Gallardo la posa sur sa tête, en ayant soin que la moña demeurât à découvert et pendît symétriquement entre les épaules.

– Donne la cape.

Garabato prit sur le dossier d’une chaise la cape de luxe, la cape de gala, le manteau princier en soie de même couleur que le costume et non moins chargée de broderies d’or. Gallardo la jeta sur une de ses épaules et se regarda dans le miroir, satisfait de ces préparatifs. Vrai, il n’était pas mal. Et maintenant, au cirque !

Ses deux amis le quittèrent à la hâte, en quête d’une voiture pour le suivre. Garabato mit sous son bras un gros paquet d’étoffes rouges, aux extrémités duquel apparaissaient les gardes et les bouterolles de plusieurs épées.

Descendu dans le vestibule de l’hôtel, Gallardo vit que la porte était encombrée d’une foule nombreuse et grouillante, comme s’il venait de se passer quelque grand événement ; et il entendit même la rumeur d’une autre multitude qu’il ne pouvait voir, parce qu’elle s’était massée dans la rue, à droite et à gauche du porche. Le patron de l’hôtel accourut avec sa famille, tous ayant les bras tendus comme s’ils prenaient congé de lui pour un long voyage :

– Bonne chance ! Bon succès !

Les garçons, à qui le transport de l’enthousiasme faisait oublier les distances, lui serraient aussi la main :

– Bonne chance, don Juan !

Il se tournait de tous côtés, le sourire aux lèvres, sans remarquer les faces alarmées des dames de l’hôtel :

– Merci bien, merci bien ! À tantôt !

C’était un autre homme. Depuis qu’il avait jeté sur son épaule la cape resplendissante, un sourire calme éclairait son visage. Il était pâle, d’une pâleur un peu moite qui ressemblait à celle d’un malade ; mais il riait, content de vivre et de s’en aller vers le public, adoptant cette nouvelle attitude avec l’instinctive facilité de celui qui a besoin de se faire une physionomie pour se montrer à la foule. Il se carrait avec arrogance, en mâchonnant le cigare qu’il tenait dans sa main gauche ; il marchait en se dandinant sous sa riche cape ; il posait les pieds d’aplomb, avec l’assurance du bel homme qui sait qu’on l’admire.

– Pardon, messieurs, laissez-moi passer… Merci bien, merci bien !

Et il tâchait d’éviter les souillures à son costume, tandis qu’il s’ouvrait un chemin dans cette cohue de gueux mal nippés, mais enthousiastes, qui se pressaient à la porte. Ils n’avaient pas d’argent pour aller à la course ; mais ils profitaient de l’occasion pour donner la main au fameux Gallardo ou pour toucher au moins le pan de son costume.

Près du trottoir attendait une calèche attelée de quatre mules aux harnais superbes, garnis de pompons et de grelots. Garabato s’était déjà hissé près du cocher avec son paquet de muletas et d’épées. À l’intérieur étaient trois toreros tenant leurs capes sur leurs genoux, vêtus de costumes aux brillantes couleurs et non moins brodés que celui du chef ; mais les broderies n’étaient que d’argent.

Gallardo, parmi les bousculades de l’ovation populaire, obligé de se défendre à coups de coude contre les mains avides, arriva enfin au marchepied de la voiture et fut aidé dans son ascension par le zèle d’admirateurs dont les violentes poussées lui caressaient le dos.

– Bonjour, messieurs, dit-il brièvement à sa quadrille.

Et, pour que tout le monde pût le voir aisément, il s’assit sur le siège de derrière, près du marchepied, répondant par des sourires et par des inclinations de tête aux cris de quelques femmes dépenaillées et au bref applaudissement dont les petits vendeurs de journaux donnèrent le signal.

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