II

La calèche, enlevée par l’impétuosité de ses mules fougueuses, emplit la rue d’un allègre tintement de grelots. La foule s’ouvrit pour laisser passer l’attelage ; mais plusieurs individus s’élancèrent vers la voiture, comme s’ils voulaient se précipiter sous les roues. Un frémissement courait parmi l’assistance : c’était une de ces contagions d’enthousiasme qui, à certaines heures, agitent et affolent les masses populaires, et qui font que tout le monde crie sans savoir pourquoi.

– Olé les braves ! Vive l’Espagne !

Gallardo, toujours pâle et souriant, continuait à saluer et à répéter « merci bien », ému par ces acclamations et fier d’entendre associer son nom à celui de la patrie.

Une bande de gamins et de fillettes échevelées suivit la calèche à toutes jambes, comme si quelque chose d’extraordinaire les attendait à la fin de cette course folle.

Depuis une heure, la rue d’Alcalá était comme un fleuve de voitures entre deux rives de piétons qui marchaient à la hâte vers la banlieue de la ville. Tous les véhicules, anciens et modernes, figuraient dans ce tumultueux et sonore courant de passagers, depuis l’antique diligence, reparue au jour comme un anachronisme, jusqu’à l’automobile. Les tramways filaient combles, avec des grappes de gens qui débordaient sur les marchepieds. Les omnibus chargeaient des voyageurs au coin de la rue de Séville, tandis que le conducteur vociférait d’en haut : « Pour la plaza ! pour la plaza ! » Les mules, parées de houppes rouges, trottaient dans un joyeux bruit de sonnailles, traînant des landaus découverts où étaient des femmes en mantille blanche, avec des fleurs pourpres. À chaque instant jaillissaient des exclamations d’effroi, et, d’entre les roues d’une voiture, on voyait sortir indemne, avec une agilité simiesque, quelque gamin qui se faufilait d’un trottoir à l’autre, défiant la dangereuse rapidité des attelages. Les trompes des automobiles hurlaient, les cochers vociféraient, les marchands de programmes criaient la feuille qui donnait l’image et l’histoire des taureaux à combattre, les portraits et les biographies des matadors fameux ; et, de temps à autre, une explosion de curiosité enflait la sourde rumeur de cette multitude. Entre les noirs gendarmes de la garde municipale passaient, montés sur de maigres et pitoyables haridelles, de superbes cavaliers aux cuisses prises dans des pantalons jaunes, aux vestes dorées, aux castors pourvus d’une mentonnière et ornés, sur le côté gauche, d’une grosse houppe de couleur, en guise de cocarde. C’étaient les picadors, rudes chevaucheurs à l’aspect montagnard, qui portaient en croupe, derrière la haute selle mauresque, une sorte de diable habillé de rouge, le « singe savant », le serviteur qui leur avait amené la monture.

Les quadrilles passaient dans les calèches découvertes, et les broderies des toreros, reflétant la vive lumière de l’après-midi, éblouissaient la foule et provoquaient son enthousiasme.

– Celui-ci, c’est Fuentes !

– Celui-ci, c’est Bomba !

Et les gens, satisfaits de cette identification et suivant d’un regard curieux les voitures qui s’éloignaient, marchaient plus vite, comme s’il allait se produire quelque chose de très intéressant et qu’ils eussent peur d’arriver en retard.

Du haut de la rue d’Alcalá, on voyait dans toute sa longueur cette artère large et droite, blanche de soleil, avec ses rangées d’arbres qui verdoyaient à la brise printanière, avec ses balcons noirs de gens, avec sa chaussée envahie par une grouillante multitude et sillonnée par d’innombrables voitures qui descendaient vers la fontaine de Cybèle. À partir de cette fontaine, la rue remontait entre des allées d’arbres et de grands édifices ; et, à l’extrémité, pour clore la perspective, se dressait comme un arc de triomphe la porte d’Alcalá, dont la masse, percée d’une baie, se détachait sur un ciel d’azur où voguaient çà et là quelques flocons de nuages.

Il semblait qu’une mystérieuse influence annonçât à la foule le passage de la dernière quadrille qui se rendait aux arènes. La calèche de Gallardo n’était plus escortée par cette troupe de gamins qui d’abord l’avaient suivie en galopant, puis s’étaient perdus dans le flot des véhicules ; et néanmoins, comme si les gens avaient senti derrière eux l’approche du célèbre matador, ils tournaient la tête, faisaient halte une minute, s’alignaient sur le bord du trottoir afin de le voir mieux. Dans les voitures qui précédaient la calèche, les femmes se retournaient aussi, attirées par le tintement des sonnailles. Parfois une rumeur confuse partait de certains groupes stationnant sur les trottoirs : c’étaient sans doute des acclamations frénétiques. Des hommes agitaient leurs chapeaux ; d’autres arboraient des gourdins et les branlaient comme pour saluer.

Gallardo, muet à sa place, ne répondait que par la grimace d’un immuable sourire et semblait ne pas se rendre compte de ces saluts chaleureux. Depuis qu’il avait dit bonjour aux banderilleros, il n’avait plus prononcé une parole. Eux aussi restaient silencieux et pâles, dominés par l’anxiété de l’inconnu. Puisqu’ils étaient entre toreros, ils jugeaient inutile d’affecter la désinvolture fanfaronne qui est indispensable en présence du public.

À côté du matador était assis le Nacional, le péon de confiance, banderillero plus âgé de dix ans que son chef, rude colosse aux sourcils joints et à la physionomie grave. Il était fameux entre les gens du métier pour sa bonté, pour son honnêteté et pour ses convictions politiques.

– Juan, dit le Nacional à Gallardo, tu n’auras pas à te plaindre de Madrid. Tu as conquis le public.

Mais Gallardo, comme s’il n’avait pas entendu et que le besoin le pressât d’exprimer d’autres pensées obsédantes, répondit :

– Mon cœur me dit que tout à l’heure il arrivera quelque chose…

Près de la Cybèle, la calèche dut s’arrêter. Un grand enterrement, venant par le Prado, se dirigeait vers la Castellana et avait coupé le torrent des voitures qui dévalaient de la rue d’Alcalá.

Gallardo pâlit davantage encore, considéra de ses yeux effarés le passage de la croix et le défilé des prêtres, qui entonnèrent tout à coup un chant lugubre, en même temps qu’ils regardaient, les uns avec aversion, les autres avec envie, tous ces gens oublieux de Dieu et qui allaient se divertir. Le matador se hâta d’ôter sa montera, et les banderilleros l’imitèrent, à l’exception du Nacional.

– Mais, sacrebleu, s’écria Gallardo, découvre-toi donc, brigand !

Et il le dévisageait avec colère, comme s’il voulait le frapper, convaincu que cette impiété pouvait attirer sur lui-même les plus grands malheurs.

– Bon ! je me découvre ! répondit le Nacional avec une brusquerie d’enfant maussade, lorsque la croix se fut éloignée. Je me découvre, mais c’est pour le mort !

Ils durent attendre longtemps, afin de laisser passer l’interminable cortège.

– Quelle déveine ! murmura Gallardo, d’une voix que l’irritation faisait trembler. A-t-on jamais vu personne rencontrer un enterrement sur le chemin du cirque ! Quand je vous dis que tout à l’heure il arrivera quelque chose !

Le Nacional sourit, haussa les épaules :

– Superstition et fanatisme ! Dieu ou la Nature ne s’occupe pas de ces bagatelles.

Ces paroles irritèrent encore plus le matador et chassèrent les soucis des autres toreros qui commencèrent à se moquer de leur camarade, comme toutes les fois qu’il prononçait dans la conversation sa phrase favorite sur « Dieu ou la Nature ».

Quand la chaussée fut libre, la calèche repartit au grand trot de ses mules et devança les autres voitures qui affluaient vers le cirque. En y arrivant, elle tourna à droite pour gagner la porte dite « des écuries », porte qui donnait accès au corral et aux étables ; mais, à cause de la foule compacte, il fallut reprendre le pas. Lorsque Gallardo descendit avec sa quadrille, on lui fit une nouvelle ovation, tandis qu’il distribuait des coups de poing et des coups de coude pour protéger son costume contre les contacts salissants, souriait à tout le monde, cachait sa main droite que tout le monde voulait serrer.

– Laissez-moi passer, messieurs, laissez-moi passer !... Merci bien !

Le vaste corral, situé entre l’enceinte du cirque et le mur des dépendances, était plein d’un public qui, avant d’aller occuper ses places, voulait voir de près les toreros. Par-dessus les têtes de cette cohue émergeaient les picadors à cheval et les alguazils dans leurs costumes du XVIIe siècle. D’un côté du corral s’élevaient des constructions en briques, à un seul étage, avec des treilles sur les portes et des pots de fleurs aux fenêtres : tout un petit village de bureaux, d’ateliers, d’étables et de logements où vivaient les garçons d’écurie, les charpentiers et d’autres employés.

Le matador s’ouvrit difficilement un passage entre les groupes. Son nom volait de bouche en bouche avec des exclamations d’enthousiasme :

– Gallardo !… C’est le Gallardo !… Vive l’Espagne !

Et lui, voué entièrement au culte du public, il marchait en se dandinant, serein comme un dieu, radieux et satisfait comme s’il assistait à une fête donnée en son honneur.

Soudain deux bras s’enroulèrent à son cou et une forte odeur de vin frappa ses narines :

– Un vrai mâle ! Mon joli cœur ! Vivent les gars vaillants !

C’était un monsieur de bonne mine, un bourgeois qui avait déjeuné avec des amis et qui croyait s’être soustrait à leur souriante vigilance, tandis qu’ils l’observaient d’un peu plus loin. Le monsieur pencha sa tête sur l’épaule du matador et resta dans cette position, comme s’il voulait s’y endormir d’extase. Les bourrades du « joli cœur » et les secousses données par les amis délivrèrent Gallardo de cet embrassement interminable. Alors l’ivrogne, se voyant séparé de son idole, éclata en cris patriotiques. Olé les preux ! Tous les peuples du monde pouvaient venir à Madrid et crever d’envie !

– Ils ont des navires, ils ont de l’argent ; mais tout ça, c’est de la gnognote ! Ils n’ont pas de taureaux, ils n’ont pas de gars capables de dégoter celui-ci de sa réputation de bravoure. Vive le cher enfant ! Vive la terre de mes aïeux !

Gallardo traversa une grande salle peinte à la chaux, où il n’y avait aucun meuble et où se tenaient ses compagnons professionnels, environnés de groupes enthousiastes. Puis il traversa la foule qui obstruait une porte et entra dans une pièce étroite et sombre, mal éclairée par quelques lumières. C’était la chapelle. Un vieux tableau représentant la Vierge à la Colombe décorait le retable. Sur l’autel même brûlaient quatre cierges, et des bouquets de fleurs artificielles s’y rongeaient aux vers, tout poudreux dans leurs vases de faïence commune.

La chapelle était bondée. Les aficionados d’humble condition venaient s’y entasser, pour voir de près les grands hommes de la tauromachie ; et ils se tenaient là dans l’obscurité, tête découverte, les uns blottis aux premiers rangs, les autres montés sur des chaises et sur des bancs. Presque tous tournaient le dos à la Vierge, regardaient curieusement vers la porte ; et, dès qu’ils apercevaient la scintillation d’un costume de gala, ils chuchotaient un nom.

L’entrée des banderilleros et des picadors, pauvres diables qui allaient exposer leur vie aussi bien que les espadas, soulevait à peine un léger murmure, et il n’y avait que les aficionados fanatiques qui connussent leurs sobriquets. Mais tout à coup un bourdonnement prolongé s’éleva, un nom fut répété de bouche en bouche :

– Fuentes !… C’est Fuentes !

Et le coquet torero, à la taille svelte et au port élégant, la cape étalée sur l’épaule, s’avança jusqu’à l’autel et plia un genou avec une affectation théâtrale. La flamme des cierges se reflétait dans le blanc de ses yeux de gitano, tandis qu’il cambrait son buste fin, gracieux et agile. Après avoir dit une prière et s’être signé, il se releva et recula jusqu’à la porte sans perdre de vue la sainte image, comme un ténor qui se retire de la scène en saluant le public.

Gallardo était plus ingénu dans sa piété. Il entra la montera à la main, la cape repliée, se dandinant aussi avec affectation ; mais, quand il fut devant l’image, il mit les deux genoux en terre et s’absorba dans une invocation fervente, sans prendre garde aux centaines d’yeux qui se fixaient sur lui. Son âme de chrétien naïf palpitait de crainte et de remords. Il demandait la protection céleste, avec la candeur des hommes simples qui vivent dans un continuel péril et qui croient à toute sorte d’influences malfaisantes et de secours surnaturels. Pour la première fois depuis le matin, il pensa à sa femme et à sa mère. Cette pauvre Carmen qui, là-bas, à Séville attendait le télégramme ! Et la señora Angustias qui, tranquille avec ses poules dans la basse-cour de la Rinconada, ignorait probablement que son fils allait combattre ! Quelle terrible chose que ce pressentiment d’un malheur qui arriverait dans l’après-midi ! Un peu de protection, ô Vierge à la Colombe ! Désormais il serait sage, il oublierait « le reste », il vivrait selon le commandement de Dieu.

Après avoir réconforté son esprit superstitieux par cet inutile repentir, il sortit de la chapelle, encore ému, les yeux troubles, sans voir les gens qui se pressaient sur son passage. Dehors, dans la salle où attendaient les toreros, il fut salué par un monsieur à la face rasée, vêtu d’une redingote noire qui lui donnait un air un peu gauche.

– Quelle guigne ! grommela le matador en poursuivant son chemin. Quand je vous dis qu’il arrivera quelque chose !…

C’était le chapelain du cirque, un enthousiaste de la tauromachie, qui apportait les saintes huiles dans sa poche. Il venait du faubourg de la Prosperidad, escorté par un voisin qui, moyennant une place pour voir la course, lui servait de sacristain. Depuis des années, ce prêtre était en contestation avec une paroisse de l’intérieur de Madrid, laquelle se prétendait mieux fondée en droit pour monopoliser le service religieux des arènes. Les jours de course, il prenait une voiture de place aux frais de l’entreprise, cachait sous sa redingote le vase sacré, choisissait à tour de rôle, parmi ses amis et ses protégés, celui à qui il ferait le plaisir d’offrir le billet destiné au sacristain ; et il partait pour le cirque où on lui gardait deux places de devant, près de la porte du toril.

Le prêtre entra dans la chapelle comme un propriétaire et se scandalisa de l’attitude du public. Tout le monde avait la tête découverte ; mais tout le monde parlait haut, et quelques-uns même fumaient.

– Ce n’est pas ici un café, messieurs ! Veuillez sortir. La course va commencer tout de suite.

Cette nouvelle eut pour effet la rapide dispersion des assistants, et le prêtre tira de dessous le pan de sa redingote les saintes huiles, qu’il serra dans un coffre de bois peint. Puis, dès qu’il eut mis sous clef le sacré dépôt, il se hâta d’aller occuper sa place dans l’amphithéâtre, avant la sortie de la quadrille.

La foule avait disparu des dépendances. On ne voyait plus dans le corral que des hommes vêtus de soies brodées, des cavaliers jaunes coiffés de grands castors, des alguazils à cheval et des gens de service habillés de rouge et de bleu.

À la porte dite « des chevaux », sous une voûte qui donnait accès dans l’arène, les toreros formaient leur cortège : les matadors en tête ; puis, à de larges intervalles, les banderilleros, et derrière eux, dans le corral, l’arrière-garde qui piétinait, l’escadron des picadors, brutal et bardé de fer, puant le cuir échauffé et la bouse de vache, sur des chevaux étiques dont un œil était bandé. Comme train des équipages, il y avait, à la queue de cette armée, les deux attelages de trois mules destinés à traîner les cadavres hors du cirque : des bêtes inquiètes et vigoureuses, à la robe luisante, aux harnachements garnis d’une multitude de houppes et de grelots, avec le drapeau national planté sur le collier.

Au bout de la voûte, par-dessus les clôtures de bois qui fermaient la baie à mi-hauteur, s’ouvrait une arcade bleue et lumineuse qui laissait apercevoir un morceau de ciel, la toiture de l’amphithéâtre et une section de graderio , chargée d’une foule compacte et fourmillante, où palpitaient, semblables à des moucherons de couleurs variées, les éventails et les programmes. Un souffle immense, la respiration d’un poumon formidable entrait par cette baie. Un bourdonnement harmonieux, apporté par les ondes aériennes, laissait pressentir une lointaine musique, plutôt devinée qu’entendue. Sur les bords de l’arcade s’allongeaient des têtes, beaucoup de têtes, celles des spectateurs qui, assis aux places contiguës, se penchaient, curieux, pour voir plus vite les héros.

Gallardo et les deux autres espadas échangèrent une grave salutation, puis se mirent en file avec les toreros des quadrilles. Ils ne parlaient pas, ne souriaient pas ; chacun pensait à soi-même et laissait son imagination s’envoler au loin ; ou peut-être aussi ne pensaient-ils à rien du tout, l’esprit vidé. Leur inquiétude se manifestait par le soin machinal avec lequel ils arrangeaient les plis de leur cape, n’en finissant plus, la déployant sur une épaule, en roulant les bouts autour de leur taille, prenant soin que, par-dessous cette sorte d’entonnoir aux vives couleurs, les cuisses se dégageassent bien, moulées dans leur enveloppe de soie et d’or. Tous avaient la face pâle, non d’une pâleur mate, mais d’une pâleur luisante où la sueur étendait le vernis de l’émotion. Ils songeaient à l’arène encore invisible, et ils éprouvaient cette insurmontable frayeur que donnent les choses qui s’accomplissent de l’autre côté d’un mur, la crainte de ce qui ne se voit pas, de l’obscur péril qui s’approche sans se dévoiler. Comment se terminerait l’après-midi ?…

Derrière les toreros alignés résonna le trot de deux chevaux qui arrivaient par les galeries extérieures du cirque. C’étaient les alguazils avec leurs petits manteaux noirs, avec leurs chapeaux à cornes chargés de plumes rouges et jaunes. Ils venaient de faire évacuer le redondel, de le débarrasser des intrus, et ils allaient se mettre à la tête des quadrilles auxquelles ils serviraient de batteurs d’estrade.

Les portes de la voûte s’ouvrirent complètement, comme aussi celles de la « barrière  » ; et le redondel apparut, large cercle sablé où allait se jouer la tragédie, pour le frémissement et pour la jouissance de quatorze mille spectateurs. Le bourdonnement harmonieux et confus grandit encore, se convertit en musique allègre et gaillarde, en marche triomphale où les éclats des cuivres invitaient les bras à se mouvoir martialement et les torses à se balancer. En avant, les braves !

Et les toreros dont les yeux clignaient, éblouis par cette violente transition, sortirent de l’ombre à la lumière, du silence au vacarme du cirque, où la multitude s’agitait sur les gradins avec des houles de curiosité et où tout le monde se tenait debout pour mieux voir.

Ils s’avancèrent, subitement rapetissés par l’immensité de la perspective, dès qu’ils mettaient le pied dans l’arène. Sous le soleil qui allumait dans leurs broderies des reflets irisés, ils ressemblaient à des marionnettes scintillantes. Leurs mouvements gracieux exaltaient les spectateurs, provoquaient des transports analogues à ceux de l’enfant qui s’émerveille d’un jouet extraordinaire. Ce vent de folie qui, à certaines heures, soulève les multitudes, qui fait courir dans le dos un frisson nerveux et qui donne la chair de poule sans qu’on sache pourquoi, secoua toute l’assistance. Les uns applaudissaient ; d’autres, plus exaltés, criaient ; l’orchestre rugissait. Et, au milieu de ce brouhaha qui éclatait à droite et à gauche, depuis la porte de sortie jusqu’à la loge de la présidence, les quadrilles défilaient avec une lenteur solennelle, compensant la brièveté du pas par les jolis mouvements des bras et par le balancement des corps. Dans le cercle de ciel bleu tendu au-dessus du cirque, des pigeons blancs volaient, effrayés par le grondement qui s’élevait de ce cratère de briques.

À mesure qu’ils cheminaient dans l’arène, les toreros se sentaient d’autres hommes. Ils exposaient leur vie pour quelque chose de plus que l’argent. Les hésitations, la terreur de l’inconnu, ils avaient laissé tout cela derrière la clôture. Maintenant, ils foulaient le sable, ils étaient en présence du public. Ça, c’était la réalité ! La passion violente de la gloire, le désir de surpasser les camarades, l’orgueil d’être forts et habiles, aveuglaient ces âmes simples et barbares, leur faisaient oublier toute appréhension, leur inspiraient une brutale audace.

Gallardo s’était transfiguré. Il se redressait en marchant, pour hausser sa taille ; il se mouvait avec une arrogance de conquérant, jetait de tous côtés des regards de triomphateur, comme si ses deux confrères n’eussent pas existé. Tout lui appartenait, le cirque et le public. Il se sentait capable de tuer tout ce qu’il y avait de taureaux, en ce moment-là, dans les pâturages d’Andalousie et de Castille. Tous les applaudissements étaient pour lui, il n’en doutait point. Aux loges et le long des barrières, les milliers d’yeux féminins, ombrés par les mantilles blanches, ne se fixaient que sur sa personne, il en avait la certitude. C’était lui que le public adorait. Et, tout en marchant et en souriant avec une insolente fatuité, comme si cette ovation se fût adressée à lui seul, il passait en revue les gradins de l’amphithéâtre, sachant bien l’endroit où se massaient les principaux groupes de ses partisans et voulant ignorer celui où se trouvaient les sectateurs de ses confrères.

Ils saluèrent le président, montera en main ; et le brillant cortège se désagrégea, les péons et les cavaliers se dispersèrent dans le redondel. Puis, tandis qu’un alguazil recevait dans son chapeau la clef du toril jetée par le président, Gallardo se dirigea vers l’endroit des gradins où étaient ses plus zélés admirateurs et leur donna à garder sa cape de gala. La riche cape, empoignée par plusieurs mains, fut étalée sur le bord de la clôture comme un étendard, symbole sacré d’un parti. Les plus passionnés, debout, agitant les mains et les cannes, acclamaient le matador, exprimaient bruyamment leurs espérances. On allait voir comment se comporterait l’enfant de Séville !

Et lui, appuyé à la barrière, il souriait, satisfait de sa force, et répétait à tous :

… Merci bien. On fera ce qu’on pourra…

Ce n’étaient pas seulement les partisans de Gallardo qui nourrissaient des espérances. Tout l’amphithéâtre avait les yeux sur lui, dans l’attente de profondes émotions. Ce torero-là promettait, comme disent les aficionados, « de la toile cirée » – celle des lits de l’infirmerie. Tout le monde croyait qu’il était destiné à mourir d’un coup de corne en pleine arène, et c’était pour cela qu’on applaudissait avec un enthousiasme homicide, avec un intérêt cruel, analogue à celui de ce misanthrope qui suivait un dompteur dans tous ses déplacements, parce qu’il espérait le voir un jour dévoré par ses fauves.

Gallardo se moquait des anciens aficionados, graves docteurs en tauromachie, qui affirmaient qu’un accident était impossible pourvu que le torero observât exactement les règles de l’art. Les règles ! Il les ignorait, lui, et il ne se mettait pas en peine de les apprendre. Ce qu’il fallait pour vaincre, c’était de la vigueur, de l’audace. Et, presque à l’aveugle, sans autre guide que sa témérité, sans autre ressource que ses qualités corporelles, il avait fait une rapide carrière, transportant d’admiration le public, le stupéfiant par sa hardiesse folle.

Il n’avait pas, comme d’autres matadors, avancé par étapes successives ; il n’avait pas servi de longues années, en qualité de capeador et de banderillero, à côté des maîtres. Les cornes des taureaux ne lui faisaient pas peur. « Les pires cornes, disait-il, sont celles de la faim. » L’important, c’était de percer vite. Il s’était produit d’emblée en public comme espada, et il était parvenu en quelques années à une immense popularité.

Si on l’admirait, c’était précisément parce qu’on tenait pour certaine une catastrophe finale. La foule s’enflammait d’un affreux enthousiasme à constater l’aveuglement avec lequel cet homme défiait la mort, et elle avait pour lui les mêmes attentions et les mêmes soins que l’on a pour un condamné mis en chapelle. Gallardo n’était pas de ceux qui se ménagent ; il donnait tout, y compris sa vie ; il valait l’argent qu’il coûtait. Et le public, avec l’ignoble satisfaction de ceux qui, étant en lieu sûr, jouissent du péril d’autrui, acclamait et stimulait ce casse-cou. Quant aux gens prudents, ils se rembrunissaient à l’aspect de ces prouesses, disaient que c’était un véritable suicide ; et ils murmuraient :

– Pourvu que cela dure !…

Les timbales et les clairons sonnèrent, et le premier taureau parut. Gallardo, portant sur un bras sa cape de travail, nette de tout ornement, restait contre la barrière, près des gradins de ses fidèles, dans une immobilité hautaine, persuadé que tout l’amphithéâtre avait les yeux sur lui. Ce taureau-là était pour l’autre matador. Lui, il donnerait signe de vie quand viendrait son tour. Mais les applaudissements accordés aux jeux de cape qu’exécutaient les camarades le tirèrent de son inertie, et, en dépit de ses résolutions, il s’approcha du taureau et accomplit quelques suertes où il y avait plus d’audace que de science. Tout l’amphithéâtre applaudit, en raison du goût déraisonnable que l’on avait pour sa témérité.

Lorsque Fuentes eut tué le premier taureau et que, saluant la foule, il se dirigea vers la présidence, Gallardo pâlit davantage encore, comme si toute marque de faveur qui ne s’adressait pas à lui-même équivalait à un injurieux oubli de sa personne. Mais enfin, c’était son tour, à présent, et on allait voir quelque chose de beau. Il ignorait ce que cela serait ; mais il se sentait en veine d’étonner le public.

À peine le second taureau fut-il sorti, que Gallardo grâce à son agilité et à son envie d’exceller, parut emplir toute l’arène. Sa cape était sans cesse près du mufle de la bête. Un picador de sa quadrille, appelé Potaje, fut renversé de cheval et resta fort exposé, tout près des cornes ; et le maître, se cramponnant à la queue de la « bête féroce », la tira avec une force si herculéenne qu’il l’obligea à tourner sur elle-même, jusqu’à ce que le cavalier démonté fut à l’abri. Le public l’acclama frénétiquement.

Lorsque vint la suerte des banderilles, Gallardo demeura dans le couloir, entre les barrières, attendant que l’on sonnât pour la mort. Le Nacional, les « bâtons » à la main, provoquait le taureau arrêté dans le milieu de l’arène. Point de coquets mouvements ni d’élégantes témérités : il ne s’agissait que de gagner son pain. Là-bas, à Séville, il avait quatre mioches qui, s’il venait à mourir, ne trouveraient pas un autre père. Accomplir son devoir, et rien de plus ; planter les banderilles comme un prolétaire de la tauromachie, sans prétendre à des ovations, mais en évitant, si possible, les sifflets.

Lorsqu’il eut posé sa paire, les uns, dans le vaste amphithéâtre, l’applaudirent, d’autres le censurèrent sur un ton gouailleur, faisant allusion à ses idées :

– Moins de politique et appuyer plus fort !

Le Nacional, trompé par la distance, entendait mal les semonces et répondait, souriant comme son chef :

– Merci bien !… Merci bien !…

Une sonnerie de clairons et de timbales annonça la suerte de muerte, et Gallardo sauta de nouveau dans l’arène. Aussitôt la foule s’agita avec un bourdonnement d’émotion. C’était le matador favori, et on attendait de lui le meilleur du spectacle.

Il prit la muleta des mains de Garabato qui, du couloir, la lui offrait pliée, il tira l’épée que lui tendait aussi son domestique, et, à petits pas, il alla se camper devant la présidence, montera en main. Tout le monde allongeait le cou, dévorait des yeux l’idole. Personne n’entendit les paroles qu’il prononça ; mais cette fière silhouette à la taille bien prise, et dont le buste se cambrait un peu pour donner plus de portée aux paroles, produisit sur la foule le même effet que la harangue la plus éloquente. Lorsqu’il termina sa péroraison en faisant demi-tour et en jetant à terre sa montera, l’enthousiasme éclata bruyamment : « Olé l’enfant de Séville ! Cette fois, on allait voir un vrai combat !… » Et les spectateurs se regardaient les uns les autres, se promettant tacitement d’extraordinaires prouesses. Un frisson parcourut les gradins de l’amphithéâtre, comme si l’on eût été dans l’attente d’un spectacle sublime. Puis un silence tomba sur la foule, si profond qu’on aurait pu croire le cirque vide. Toute la vie de ces milliers d’hommes s’était concentrée dans les yeux. On ne respirait plus.

Gallardo s’avança vers le taureau avec lenteur, tenant comme un étendard la muleta roulée ; et, de l’autre main, il balançait l’estoc avec un mouvement de pendule qu’il réglait sur son propre pas. Ayant tourné la tête une seconde, il s’aperçut que le Nacional et un autre péon de sa quadrille le suivaient, la cape sur le bras, prêts à l’aider.

« Tout le monde au large ! » ordonna-t-il.

Sa voix résonnant dans le silence du cirque, parvint jusqu’aux bancs les plus lointains, et une explosion d’admiration lui répondit : « Tout le monde au large ! » Il avait dit : « Tout le monde au large ! » Quel homme !

Le matador arriva seul près de la bête, et soudain il se fit un nouveau silence. Gallardo déroula tranquillement la muleta, la déploya, avança encore un peu, jusqu’à toucher presque le mufle du taureau surpris et effrayé par l’audace de cet homme. Le public n’osait plus parler, ne soufflait plus ; mais dans tous les yeux brillait l’admiration. Quel courage ! Aller jusqu’aux cornes !

Le matador frappa du pied le sable avec impatience, excitant la bête à l’attaque ; et cette énorme masse de chair armée de défenses aiguës se précipita en mugissant. La muleta passa au-dessus des cornes, qui effleurèrent les pompons et les franges du costume ; mais l’homme resta en place, sans autre mouvement que de rejeter le buste en arrière. Un rugissement de la foule répondit à cette passe. Olé !

La bête se retourna, attaquant de nouveau l’homme et son chiffon rouge ; et la même passe, répétée, provoqua le même rugissement de la foule. Le taureau, de plus en plus furieux d’être ainsi trompé, se ruait sur son adversaire ; et celui-ci multipliait les passes de muleta, se déplaçant sur un étroit terrain, enhardi par la proximité du péril, enivré par les acclamations du public.

Gallardo sentait près de lui les violentes bouffées du monstre, recevait sur sa main droite et sur son visage l’haleine humide de bave. Mais, comme familiarisé par ce contact, il semblait ne voir dans la brute qu’un ami qui se laisserait tuer pour contribuer à la gloire du matador.

Enfin le taureau demeura immobile, comme fatigué de ce jeu, regardant avec des yeux pleins d’une sombre réflexion l’homme et le chiffon rouge, soupçonnant, dans son obscure pensée, l’existence d’un artifice par lequel, d’attaque en attaque, on le conduisait à la mort. Alors Gallardo éprouva le battement de cœur des grands jours :

« Allons-y !… »

Par un mouvement circulaire de la main gauche, il ramassa la muleta et l’enroula autour du bâton : puis il leva la main droite à la hauteur de ses yeux et inclina l’épée vers le garrot de la bête. La foule s’agita dans un mouvement de protestation étonnée.

… Ne te lance pas ! crièrent des milliers de voix. Non ! non !

C’était trop tôt. Le taureau n’était pas bien placé ; il était prêt à charger et pouvait atteindre le matador. Celui-ci procédait contre toutes les règles de l’art.

Mais qu’importaient les règles, qu’importait la vie même à cet insensé ? Tout à coup, dans l’instant où le taureau se jetait sur lui, il fonça, l’épée en avant. Ce fut une rencontre violente, sauvage. Pendant une seconde l’homme et la bête ne formèrent qu’une masse, et, ainsi accolés, ils firent ensemble quelques pas sans que l’on pût distinguer qui était le vainqueur : – l’homme ayant un bras et une partie du corps engagés entre les cornes, la bête baissant le front et se démenant pour saisir à la pointe de ses terribles armes le pantin bariolé d’or et de couleur qui tâchait de se dérober en sautillant.

Enfin le groupe se divisa, la muleta tomba par terre comme une loque, et le diestro, les mains libres, sortit du corps à corps en vacillant sous la violence du heurt ; mais, quelques pas plus loin, il reprit son équilibre. Son costume était en désordre ; sa cravate flottait hors de son gilet, prise et déchirée par une corne.

Le taureau poursuivit d’abord sa course avec la rapidité de l’impulsion première. Sur son large cou se distinguait à peine la poignée rouge de l’estoc enfoncé jusqu’à la garde. Puis l’animal s’arrêta, oscilla dans un mouvement douloureux qui ressemblait à une révérence, plia les genoux de devant, inclina la tête jusqu’à toucher le sable avec son mufle qui beuglait, et finit par se coucher dans les frissons de l’agonie.

Ce fut à croire que le cirque s’écroulait, que les briques s’entrechoquaient, que la foule, debout, pâle et tremblante, était saisie de panique, tant elle gesticulait et agitait les bras. Le taureau mort ! Quelle estocade ! Pendant une seconde, tout le monde avait cru le matador accroché par les cornes, tout le monde s’était attendu à le voir rouler sanglant sur l’arène ; et on le voyait sur pied, encore étourdi par le choc, mais vivant et souriant. La surprise et l’admiration portèrent au comble l’enthousiasme.

– Ah ! le brutal ! criaient sur l’amphithéâtre les aficionados qui ne trouvaient pas d’expression plus juste pour exprimer leur émerveillement. Le sauvage !

Et les chapeaux volaient dans l’arène, et une gigantesque recrudescence d’applaudissements, pareille à une averse de grêle, courait de gradin en gradin, à mesure que le matador s’avançait dans le redondel, le long de la barrière, jusqu’en face de la présidence.

L’ovation éclata, formidable, lorsque Gallardo, ouvrant les bras, salua le président. Tout le monde criait, réclamait pour le diestro les honneurs de sa maîtrise. Il fallait lui donner l’oreille. Jamais cette récompense n’avait été mieux méritée. Des estocades comme celle-là, on n’en voyait guère. Et l’enthousiasme fut plus grand encore lorsque le valet de piste remit à l’espada un triangle sombre, poilu et saignant : le bout d’une oreille de la bête.

Déjà le troisième taureau était dans l’arène, et l’ovation faite à Gallardo continuait, comme si le public n’était pas revenu encore de son émotion, comme si tout ce qui pouvait arriver durant le reste de la course n’avait plus aucune importance. Les autres toreros, pâles de jalousie, s’efforçaient en vain d’attirer l’attention sur eux-mêmes : les applaudissements résonnaient, mais mous et clairsemés. Le public, comme épuisé par le délire précédent, ne prêtait qu’un intérêt médiocre aux péripéties du nouveau drame qui se jouait sous ses yeux.

Mais, un peu plus tard, de véhémentes discussions s’engagèrent de banc à banc. Les zélateurs des autres matadors, déjà calmés, déjà libérés du ravissement qui s’était emparé de toute l’assistance, regrettaient leur involontaire admiration et discutaient Gallardo. Très brave, oui, très audacieux, faisant bon marché de sa vie ; mais tout cela, ce n’était pas de l’art. Et les fanatiques de l’idole, les plus ardents et les plus brutaux, ceux qui, étant eux-mêmes violents et téméraires, goûtaient d’autant plus la violence et la témérité chez les autres, s’indignaient avec la furieuse intolérance du croyant qui voit mettre en doute les miracles de son saint.

L’attention du public était distraite aussi par d’obscurs incidents qui se passaient sur les gradins. Tout à coup les gens s’agitaient dans telle ou telle section de l’amphithéâtre ; les spectateurs se levaient, tournaient le dos à l’arène ; des bras et des cannes étaient brandis au-dessus des têtes.

– Il y a du grabuge au 3 ! criait-on gaiement. On se cogne au 5 !

Et on se dressait sur la pointe des pieds, on s’efforçait de voir par-dessus les voisins ; mais on n’apercevait que les agents de police qui montaient lentement vers l’endroit où avait éclaté l’altercation.

– Assis ! assis ! braillaient les plus flegmatiques, privés de la vue de l’arène où les toreros continuaient leur travail.

Et, peu à peu, les houles de la multitude s’apaisaient, les têtes reprenaient leur position normale sur la longue courbe des bancs. Mais les spectateurs avaient les nerfs surexcités, et leur énervement se manifestait par une animosité injuste contre certains toreros ou par un dédaigneux silence.

Le public, gâté par la grande émotion de tout à l’heure, trouvait tout insipide et entretenait sa mauvaise humeur en mangeant et en buvant. Les marchands circulaient entre les barrières, lançaient avec une merveilleuse adresse les articles qu’on leur demandait. Les oranges, volant ainsi que des pelotes vermeilles jusqu’au haut de l’amphithéâtre, allaient de la main du vendeur à celle de l’acheteur en ligne droite, comme si un fil invisible les eût dirigées. On débouchait des bouteilles de boissons gazeuses. L’or liquide des vins andalous étincelait dans les verres.

Un courant de curiosité traversa l’amphithéâtre. Fuentes allait poser les banderilles à son taureau, et tout le monde s’attendait à quelque chose d’extraordinairement habile et gracieux.

Il s’avança au milieu de l’arène, les banderilles à la main, tranquille, s’approchant à pas lents, comme s’il commençait un jeu. Le taureau suivait ses mouvements avec des yeux inquiets, étonné de voir en face de lui cet homme seul, après le tohu-bohu des capes déployées, des piques plantées dans le morillo et des haridelles qui venaient s’offrir à ses cornes.

Le torero hypnotisait la bête. Il s’approcha jusqu’à lui toucher le front avec la pointe des banderilles ; puis il courut à petits pas, et le taureau, comme cédant à la persuasion, courut derrière lui, gagna avec lui l’autre côté de l’arène. Le monstre semblait apprivoisé par l’homme, lui obéissait dans toutes ses évolutions, jusqu’au moment où celui-ci jugea à propos de finir le jeu. Alors, tenant une banderille dans chaque main, il écarta les bras, dressa sur la pointe des pieds son corps svelte et bien découplé, marcha vers le taureau avec une majestueuse assurance et planta les dards enguirlandés dans le cou de la bête surprise.

Trois fois de suite il exécuta la même passe, aux acclamations du public. Ceux qui se considéraient comme des « connaisseurs » prenaient maintenant leur revanche de l’enthousiasme suscité par Gallardo. Celui-ci, c’était un vrai torero. Ceci, c’était de l’art pur !…

Gallardo, debout contre la barrière, essuyait la sueur de son front avec un linge que lui avait donné Garabato. Puis il but un verre d’eau, les épaules tournées vers le redondel, pour ne pas voir les prouesses de son camarade. Hors du cirque, il estimait ses rivaux, en vertu de cette fraternité que crée le péril ; mais, dès qu’il était dans l’arène, tous devenaient pour lui des ennemis, et leurs succès le chagrinaient comme autant d’offenses. À cette heure, l’enthousiasme témoigné par le public à Fuentes lui faisait l’effet d’un vol commis au détriment de sa propre gloire.

Dès que parut le quatrième taureau, qui était pour lui, il s’ingénia à émerveiller le public par ses exploits. Si quelque picador tombait, c’était lui qui déployait la cape, qui emmenait la bête à l’autre extrémité du redondel et qui l’étourdissait par des passes rapides, jusqu’à ce qu’elle demeurât immobile. Alors il lui touchait le mufle avec le pied, ou il ôtait sa montera et la posait entre les cornes. D’autres fois, par un audacieux défi, il abusait de la stupéfaction de l’animal, soit en lui présentant le ventre, soit en s’agenouillant à peu de distance et en faisant mine de se coucher presque sous le mufle.

Les vieux aficionados protestaient sourdement : « Des singeries, des bouffonneries que l’on n’aurait pas tolérées jadis !… » Mais ils étaient obligés de se taire, vaincus par les acclamations frénétiques du public.

Lorsqu’on sonna pour les banderilles, les gens s’ébahirent de voir que Gallardo prenait au Nacional ses « bâtons » et se dirigeait avec eux vers la bête. On protesta. Banderiller aussi ? Non, non ! Tout le monde connaissait sa faiblesse dans cette phase de la lutte. Cette suerte-là était pour ceux qui avaient fait leur carrière étape par étape, pour ceux qui avaient banderillé longtemps à côté des maîtres, avant de devenir matadors. Mais Gallardo, lui, avait commencé par la fin, avait tué des taureaux dès qu’il s’était produit dans les cirques.

– Non ! non ! hurlait la foule.

De la contre-barrière, le docteur Ruiz lui cria en agitant les mains :

– Laisse donc ça, mon garçon ! Toi tu ne sais que l’essentiel, tuer le bicho !

Mais Gallardo méprisait les avis des spectateurs et restait sourd à leurs protestations, lorsqu’il sentait en lui-même la poussée de l’audace. Malgré le vacarme, il alla directement au taureau, et, sans que celui-ci fit un mouvement, vlan ! il lui planta les banderilles. La paire, maladroitement posée, n’était pas bien à sa place, et, au sursaut de surprise que fit le taureau, l’un des « bâtons » tomba. Mais qu’importait ? Avec cette indulgence que les foules montrent à leurs favoris, dont elles excusent et justifient tous les défauts, le public sourit de plaisir à voir cette témérité. Alors, de plus en plus intrépide, Gallardo saisit d’autres banderilles et les planta, sourd aux admonestations des gens qui craignaient pour sa vie. Et il répéta le même exercice une troisième fois, toujours avec maladresse, mais avec tant d’audace que ce qui, pour un autre, aurait provoqué des sifflets, fut accueilli par une explosion d’admiration : « Quel homme ! Comme la chance lui venait en aide, à ce luron-là !… »

Sur les six banderilles, le taureau n’en avait gardé que quatre, et si mollement posées que la bête paraissait ne pas sentir le « châtiment ».

– Le taureau est encore « entier », criaient les aficionados sur les gradins, tandis que Gallardo, empoignant estoc et muleta, s’avançait calme et superbe, confiant dans sa bonne étoile.

– Tout le monde au large ! commanda-t-il cette fois encore.

Puis, s’apercevant que quelqu’un restait derrière lui malgré l’ordre donné, il retourna la tête. Fuentes le suivait, la cape sur le bras, feignant la distraction, mais prêt à lui porter secours comme s’il pressentait un malheur.

« Laissez-moi, Antonio ! » lui dit Gallardo sur un ton impératif, mais pourtant respectueux, comme s’il parlait à un frère aîné.

Et l’expression de sa physionomie était telle que Fuentes, haussant les épaules comme pour dire qu’il déclinait toute responsabilité, lui tourna le dos et s’éloigna un peu, certain que, d’un moment à l’autre, son intervention serait nécessaire.

Gallardo déploya la muleta sur la tête même de la bête, qui attaqua incontinent. Une passe.

– Olé ! rugirent les enthousiastes.

Mais la bête se retourna et fondit de nouveau sur le matador, avec un violent coup de tête qui lui arracha la muleta des mains. Le torero, se voyant désarmé et serré de près, dut courir vers la barrière ; mais, au même instant, la cape de Fuentes arrêta l’animal. Gallardo, dans sa fuite, devina la soudaine immobilité du taureau, et, au lieu de sauter la barrière, il s’assit sur le marchepied et y resta quatre ou cinq secondes, contemplant son ennemi à quelques pas. La déroute aboutit à des applaudissements soulevés par cette ostentation de bravoure.

L’espada ramassa la muleta et l’estoc, arrangea soigneusement l’étoffe rouge et vint se replacer vis-à-vis du taureau, mais avec moins de sang-froid, dominé maintenant par une colère meurtrière, par le désir de tuer le plus vite possible cette brute qui l’avait obligé à fuir sous les yeux de ses admirateurs. À peine eut-il fait une passe, il crut arrivé le moment décisif et il se « carra », la muleta basse, la poignée de l’estoc à la hauteur des yeux. Le public protesta encore, craignant pour la vie de Gallardo :

– Ne te risque pas !… Non, non !… Aïe !…

Une exclamation d’horreur ébranla tout le cirque. La foule se leva dans un spasme d’épouvante, les yeux agrandis, tandis que beaucoup de femmes se cachaient la face ou s’accrochaient convulsivement au bras de leur voisin. Le matador, en fonçant, avait rencontré un os au bout de son estoc, et, retardé par cet obstacle dans le mouvement fait pour se dégager, il avait été saisi par une des cornes et il restait accroché à mi-corps, de sorte que ce gaillard fort et membru, soulevé de tout son poids, sautillait en l’air comme une chétive marionnette. Enfin la brute puissante le rejeta d’un coup de tête à plusieurs mètres de distance. Le torero retomba lourdement sur le sable, bras et jambes écartés, pareil à une grenouille qui serait vêtue de soie et d’or.

– Il est tué ! Un coup de corne dans le ventre ! criait-on sur les gradins.

Mais Gallardo, entre les capes et les hommes accourus pour le couvrir et le sauver, se releva, sourit, tâta ses membres ; puis il haussa les épaules, pour signifier qu’il était sain et sauf. L’étourdissement de la chute et la ceinture en lambeaux, rien de plus. La corne n’avait pénétré que dans cette enveloppe de forte soie.

Il alla ramasser « les instruments de mort » ; mais personne ne voulut se rasseoir : on était certain que la lutte serait brève et terrible. Gallardo aborda le taureau avec un aveuglement d’impulsif comme si, après être sorti indemne de ces cornes, il ne croyait plus en leur pouvoir. Il s’agissait pour lui de vaincre ou de mourir, mais tout de suite, sans retards et sans précautions. Ou la bête ou lui ! Il voyait rouge, comme si ses yeux eussent été injectés de sang. Il percevait à peine, ainsi qu’un grondement lointain venu d’un autre monde, la clameur de la foule qui lui conseillait la prudence.

Il ne fit que deux passes de muleta, aidé par un capeador qui se tenait à côté de lui ; et soudain, avec une rapidité de songe, comme par le déclic d’un ressort, il bondit sur le taureau et lui porta une estocade dont ses admirateurs dirent que c’était un éclair. Il engagea le bras si avant que, quand il le retira d’entre les cornes, il sentit le contact de l’une d’elles, chancela, fut repoussé à plusieurs pas ; mais il resta debout, et la bête, après un galop affolé, vint choir de l’autre côté de l’arène où elle demeura les pattes pliées et la tête sur le sable, jusqu’à ce que le puntillero lui eût donné le coup de grâce.

Le public délira d’enthousiasme. Une course admirable ! Des émotions à n’en pouvoir plus ! Non, Gallardo ne volait pas l’argent des spectateurs : ce qu’il donnait valait plus que le prix de la place. Les aficionados auraient matière à causer pendant trois jours, dans les cafés où ils se réunissaient. « Ah ! le risque-tout, le sauvage !… » Et les plus enthousiastes, pris d’une fièvre belliqueuse, regardaient de côté et d’autre, comme pour chercher les tenants du parti adverse :

– Le premier matador du monde !… Je suis là pour répondre à celui qui prétendra le contraire…

Ce fut à peine si on regarda le reste de la course. Après les hauts faits de Gallardo, tout paraissait fade et incolore.

Lorsque le dernier taureau succomba, une volée de gamins, d’amateurs de la basse classe et d’apprentis toreros envahirent le redondel. Ils entourèrent Gallardo, l’escortèrent dans sa marche depuis la présidence jusqu’à la porte de sortie. Ils le bousculaient, voulaient tous lui serrer la main, toucher son costume. Finalement les plus fanatiques, sans s’occuper des bourrades du Nacional et des autres banderilleros, empoignèrent le maître par les cuisses et le portèrent en triomphe sur leurs épaules, d’abord à travers l’arène, puis dans les galeries et au-dehors du cirque.

Le matador, ôtant sa montera, saluait les groupes qui l’applaudissaient au passage. Enveloppé dans sa cape de luxe, il se laissait porter comme une divinité, dressé avec orgueil au-dessus de ce flot de chapeaux cordouans et de casquettes madrilènes d’où jaillissaient des vivats enthousiastes.

Quand il se vit dans la calèche, au bas de la rue d’Alcalá, salué par la multitude de ceux qui n’avaient pas assisté à la course, mais qui déjà étaient au courant de ses triomphes, un sourire d’orgueil et la satisfaction de sa propre force illuminèrent son visage en sueur, où persistait la pâleur de l’émotion. Le Nacional, encore inquiet de la terrible chute faite par le maître, voulait savoir si celui-ci souffrait quelque part et s’il y avait lieu d’appeler le docteur Ruiz.

– Mais non ! Une simple caresse ! Il n’y a pas de taureau qui puisse me tuer, moi !…

Et néanmoins, comme si, parmi les fumées de l’orgueil, le souvenir des appréhensions du matin venait de remonter à sa mémoire, et comme s’il croyait entrevoir dans les yeux du Nacional une expression ironique, il ajouta :

– Ce sont des idées qui me hantent avant d’aller au cirque. Quelque chose comme les vapeurs des femmes. Et pourtant tu as raison, Sebastián. Comment dis-tu ça ? Dieu ou la Nature, n’est-ce pas ?… Eh bien, Dieu ou la Nature ne se mêle pas de tauromachie. Chacun se tire d’affaire comme il peut, avec son adresse ou avec son courage, sans que lui servent à rien ni les protections de la terre ni celles du Ciel… Toi, Sebastián, tu as de la capacité : si tu avais étudié, tu aurais réussi dans une profession libérale…

Dans l’optimisme de sa joie, il considérait le banderillero comme un sage, sans prendre garde qu’il avait toujours accueilli par des moqueries les discours embrouillés de ce brave homme.

En rentrant chez lui, il se heurta, dans le vestibule, à de nombreux admirateurs qui voulaient l’embrasser. Ils parlaient de ses prouesses avec de telles hyperboles qu’il lui semblait que ce n’étaient plus les siennes, tant elles avaient été exagérées et défigurées par les commentaires, pendant le court trajet du cirque à l’hôtel. Remonté dans son appartement, il le trouva plein d’amis, plein de messieurs qui le tutoyaient et qui, affectant le parler rustique des gens de la campagne, des pâtres et des bouviers, lui disaient en frappant sur ses épaules :

– Tu as été très bon ! Je ne te dis que ça : très bon !

Il se débarrassa de cet accueil trop chaleureux en gagnant le corridor avec Garabato.

– Va expédier le télégramme pour la maison. Tu sais : « Rien de nouveau. »

Garabato voulait s’excuser. Il lui fallait aider le matador à se dévêtir. Les gens de l’hôtel se chargeraient d’envoyer la dépêche.

– Non, non. Je veux que ce soit toi. J’attendrai ton retour… Et tu auras aussi à expédier un second télégramme… Tu sais : pour cette personne… pour doña Sol… Tu lui télégraphieras : Rien de nouveau. »

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