X

Le dimanche suivant, au moment où la course commençait, des coups violents retentirent, frappés du dehors à la porte des Écuries. Un employé du cirque entrebâilla les battants, aperçut un homme et une femme, grogna, de mauvaise humeur :

– Le public n’entre pas ici !

Mais, comme il s’apprêtait à leur refermer la porte sur le nez, l’homme dit :

– Vous ne me reconnaissez pas ? Je suis le beau-frère de Gallardo, et cette dame est son épouse.

Alors l’employé s’humanisa, soit parce que les nouveaux venus appartenaient à la famille d’un matador célèbre, soit parce que le beau-frère, en lui serrant la main, avait eu la judicieuse idée d’ajouter à ce salut cordial un bon pourboire.

La veille, Carmen, bouleversée par le récent insuccès de son mari, s’était entretenue avec Antonio dans le cabinet du « maître », et elle lui avait confié sa résolution de partir le soir même pour Madrid. Depuis huit jours elle vivait dans le désespoir : car elle connaissait l’orgueil professionnel du matador, savait qu’il ne se résignerait pas à sa propre déchéance, était certaine qu’il allait commettre des folies pour reconquérir la faveur du public. Justement elle venait de recevoir de lui une lettre où il donnait à entendre qu’il risquerait tout pour sauver son honneur ; et, sans trop savoir d’ailleurs ce qu’elle ferait quand elle serait près de Juan, mais dévorée par l’anxieux désir d’être là-bas, comme si sa seule présence pouvait diminuer le péril, elle voulait absolument le rejoindre.

– Mais non, mais non ! avait répondu le beau-frère. Tu t’inquiètes sans motif…

Toutefois, après un instant de réflexion, il s’était dit que, même dans la dolente compagnie de Carmen, un voyage gratuit à Madrid était bon à prendre, et il avait ajouté :

– Au surplus, si tu t’obstines à partir, je ne refuse pas de t’accompagner.

Ils étaient donc partis en donnant un prétexte quelconque à la señora Angustias, qui se serait mis martel en tête ; et ce trajet de quatorze heures n’avait certes pas été réjouissant pour Antonio. La pauvre Carmen ne cessait de pleurnicher, de répéter à satiété ses funestes appréhensions. Maintenant ses idées sur l’objet du voyage étaient devenues plus précises, et elle déclarait au beau-frère :

– Je lui parlerai énergiquement. Nous sommes assez riches, et j’exigerai qu’il se retire. Il faut que cette course soit la dernière où il combattra… Mais non : c’est encore trop, et mon cœur me dit qu’il va lui arriver quelque chose ! Nous serons d’assez bonne heure à Madrid pour que j’aie le temps de le voir avant la course, et je saurai bien le convaincre de ne pas « taurer » cet après-midi…

Sur quoi, le beau-frère jetait les hauts cris, levait les bras au ciel, protestait avec indignation :

– Quelle absurdité ! Voilà bien les femmes ! Quand elles se sont fourré quelque chose dans la tête, il n’y a pas moyen de leur faire comprendre que ce qu’elles veulent est impossible. T’imagines-tu qu’il n’y ait ni autorité, ni lois, ni règlements tauromachiques, et qu’il suffise qu’une femme apeurée se jette au cou de son mari pour que celui-ci puisse manquer à ses engagements et faire un pied de nez au public ?… Après la course, tu diras à Juan tout ce qu’il te plaira ; mais avant, motus ! On ne se joue pas de l’autorité, tu sais ! Nous irions tous en prison…

Au fond, Antonio avait envie de voir tranquillement le spectacle, et il ne se souciait pas de gâter d’avance son plaisir par les scènes pénibles que provoquerait inévitablement une entrevue des époux. C’est pourquoi, lorsque les deux voyageurs débarquèrent à Madrid, vers dix heures du matin, et que Carmen annonça son intention de courir tout de suite chez Juan, l’égoïsme ingénieux suggéra au beau-frère, pour la dissuader d’accomplir cette démarche, un argument décisif :

– Ta présence l’impressionnera, le bouleversera, et il viendra au cirque avec l’esprit troublé. Songe un peu : s’il lui arrivait malheur, c’est toi qui en aurais été cause !…

Carmen s’était donc laissé conduire à l’hôtel choisi par Antonio, et elle s’était étendue sur un canapé, dans sa chambre, tandis que le beau-frère allait faire un tour à la Puerta del Sol. Mais, après le déjeuner où elle n’avait presque rien mangé, elle avait été saisie d’une inquiétude nerveuse qui s’était accrue de minute en minute jusqu’à l’heure de la course ; et alors, brusquement, elle avait dit à Antonio qui partait pour le cirque :

– J’y vais avec toi !

Ce n’était pas qu’elle eût l’intention de prendre place dans l’amphithéâtre et d’assister au drame sanglant : elle avait les combats de taureaux en horreur et elle ne se sentait pas le courage de voir Juan risquer sa vie devant elle. Mais, sans pouvoir s’expliquer à elle-même cet obsédant désir, elle voulait être près de lui à l’heure du danger. Elle se dissimulerait quelque part, n’importe où, dans les dépendances du cirque, et là, parmi les transes et les larmes, elle attendrait la fin de l’odieux massacre.

Cette fois, le beau-frère avait compris qu’il serait inutile de la sermonner ; et, comme il craignait déjà d’être en retard et de manquer le paseo de la quadrille, il s’était résigné assez aisément à l’emmener avec lui.

Vêtue de noir et coiffée de la mantille, Carmen regardait de tous côtés la cour des Écuries, déserte en ce moment-là. Au loin, derrière les épaisses murailles de briques, la musique jouait, et l’on percevait le frémissement de la foule, frémissement interrompu par des cris d’enthousiasme et par des murmures de curiosité. Les toreros défilaient devant le président.

– Où est-il ? demanda Carmen, d’une voix tremblante, à l’employé qui leur avait ouvert la porte.

– Il est où il doit être ! répondit brutalement le beau-frère, qui enrageait de perdre cette première partie du spectacle. C’est folie à toi d’être venue ici. Puisque tu ne veux pas voir la course, qu’est-ce que tu vas faire, à présent ?

L’employé, touché de compassion pour cette femme aux yeux rougis, qui semblait en proie à une mortelle angoisse, eut une heureuse idée :

– Si madame voulait entrer à la chapelle ?…

Elle s’empressa d’accepter : c’était un lieu paisible, où elle pourrait faire quelque chose d’utile pour le salut de son Juan. Quant au beau-frère, très satisfait d’être débarrassé d’elle, il se hâta de venir prendre place sur les gradins.

Ce qui frappa d’abord Carmen, ce fut la sordide pauvreté de l’autel où quatre bouts de chandelles brûlaient devant la Vierge à la Colombe, et elle donna un douro à l’employé, en le priant d’aller chercher des cierges. L’homme se gratta la tête. « Des cierges ?… Il ne croyait pas qu’aux environs du cirque on pût s’en procurer… » Puis, subitement, il se souvint que les sœurs d’un matador en apportaient, chaque fois que celui-ci devait combattre. Peut-être en restait-il quelques-uns dans le fond d’un placard. Il les chercha, les trouva. Ce qui manquait maintenant, c’étaient les chandeliers. Mais l’employé était un homme de ressource : il aveignit des bouteilles vides, abandonnées dans un coin, ficha les cierges dans les goulots et disposa ce modeste luminaire sur la table de l’autel.

Demeurée seule, Carmen s’agenouilla, tourna ses yeux pleins de larmes vers la poudreuse image où rougeoyaient les reflets des cierges. Elle ne connaissait pas cette Vierge-là ; mais elle la supposait douce et bonne, comme celle de Séville, qu’elle avait si souvent invoquée. En outre, c’était la Vierge des toreros, celle qui écoutait leurs prières à l’heure suprême, quand l’imminence du péril réveillait chez ces hommes incultes une piété sincère, et son mari avait dû maintes fois plier les genoux sur ces dalles. Cela suffit pour lui rendre sympathique l’image inconnue, pour faire qu’elle la contemplât avec une religieuse confiance et qu’elle lui adressât de rapides et ferventes supplications.

Mais elle avait des distractions involontaires. Des bruits étranges parvenaient jusqu’à elle, confus et assourdis. À certains moments, elle entendait comme un grondement de volcan lointain, comme un vacarme de tempête ; et ces rumeurs sinistres représentaient clairement à son esprit ce qui se passait sur la scène invisible. Au caractère du brouhaha, elle devinait chacun des tragiques épisodes qui se succédaient dans le redondel. Tantôt c’était une explosion de clameurs indignées, avec accompagnement de sifflets ; tantôt c’étaient des milliers de voix qui proféraient des paroles inintelligibles. Puis, tout à coup, un cri d’effroi résonnait, un cri strident, un cri prolongé qui semblait monter jusqu’au ciel, qui suggérait l’idée de têtes pâlies par l’émotion, tendues en avant pour suivre la chasse donnée à l’homme par le taureau. Et soudain le cri cessait, coupé net ; le calme se rétablissait, le péril était conjuré.

Il y avait aussi des intervalles de silence, de profond silence, comme si l’énorme amphithéâtre avait été vide ou que les quatorze mille personnes entassées sur les gradins se fussent tenues immobiles, sans respirer. Mais ce silence ne durait pas longtemps, et bientôt c’étaient de nouveaux cris, de nouvelles clameurs, un tel tapage qu’on aurait pu croire que le cirque s’abîmait dans un formidable écroulement. Parfois aussi, de grêles sonneries de clairons éclataient, soit pour annoncer la sortie d’un taureau, soit pour donner le signal de la mort…

Un peu plus tard, l’attention de Carmen fut attirée par des bruits voisins, qui ne ressemblaient pas aux autres. Des pas s’approchaient, des portes s’ouvraient avec violence, des voix d’hommes s’élevaient, et ces hommes semblaient haleter sous une lourde charge.

– Ce n’est rien, dit l’un d’eux. Tu ne saignes pas ; tu n’as qu’un gnon à la tête. Avant la fin de la course, tu pourras remonter en selle.

Et une autre voix, râlante, affaiblie par la douleur, gémit avec un accent andalou :

– Bonne Vierge de la Solitude !… Je crois que je me suis cassé quelque chose… Examinez-moi bien, docteur… Ah ! mes pauvres enfants !…

Carmen frissonna d’épouvante, défaillit presque sur les dalles ; et son nez s’effila d’émotion entre ses joues blêmes et creusées. Ensuite elle essaya de se remettre en prière, de s’isoler dans son oraison douloureuse, de ne plus entendre ces bruits horribles. Mais, malgré ses efforts, elle percevait un lugubre clapotis d’eau et des paroles indistinctes, sans doute celles des médecins et des infirmiers qui soignaient le picador meurtri par une chute.

Bientôt elle n’y tint plus. Seule dans cette chapelle, obsédée par ces bruits effrayants qui venaient l’y tourmenter et qui l’affolaient de terreur, elle ne vivait plus, elle se sentait périr d’angoisse. Mieux valait sortir de là, être au grand air, voir ce qui se passait.

Elle quitta donc la chapelle, revint dans la cour. Il y avait du sang partout : à terre, des flaques de sang ; autour de quelques baquets, des flaques de sang ; dans les baquets, de l’eau sanglante.

Les picadors rentraient du redondel, à cheval sur leurs rosses dégouttantes de sang, à la peau trouée, aux entrailles qui pendaient. Carmen vit Potaje mettre lourdement pied à terre, en lançant une bordée d’injures au « singe savant » qui s’y prenait mal pour l’aider à descendre. Le colosse, appesanti par les jambières que cachait sa culotte et ankylosé par plusieurs chutes, se frottait l’épaule et s’étirait douloureusement ; mais il n’en souriait pas moins, d’un sourire qui découvrait toute sa denture chevaline.

– Vous avez vu comment s’est comporté Gallardo ? disait-il aux gens qui l’entouraient. Aujourd’hui il est très bon, c’est une justice à lui rendre !

En effet, Gallardo s’était montré d’une témérité insensée comme s’il n’avait plus aucune notion du péril. Par exemple, après avoir délivré du taureau le picador étourdi par une chute, il avait, au moyen d’insolentes « véroniques », amené l’animal dans le beau milieu du cirque ; et, là, tandis que la brute s’était arrêtée, stupéfaite, le matador, debout en face d’elle, lui avait présenté le ventre comme pour la défier. Puis, sentant son cœur battre ainsi qu’aux grands jours, il s’était agenouillé devant les cornes, avait allongé la main jusqu’à toucher le mufle baveux. Et, comme la bête continuait à demeurer immobile, l’homme, serrant dans ses deux bras sa cape repliée en guise d’oreiller, s’était peu à peu couché sous les naseaux mêmes, qui flairaient avec défiance cet objet étrange où était recelée peut-être une embûche. Enfin, à l’instant où l’animal avait baissé les cornes pour attaquer, le matador s’était glissé vers les pattes, de sorte que le monstre, dans son aveugle élan, avait sauté par-dessus l’ennemi sans l’atteindre.

Potaje, en promenant ses regards autour de lui, reconnut Carmen et n’en témoigna aucune surprise. Dans l’espèce d’hébétement où le tenaient sa stupidité native et son ivrognerie habituelle, rien au monde n’était capable de l’émouvoir.

– Bonjour, seña Carmen, lui dit-il. Votre mari fait des merveilles. Allez donc l’admirer ! Il n’y a personne qui soit capable d’en faire autant.

Et, d’un pas lourd, il se dirigea vers l’infirmerie pour voir son camarade à demi assommé.

Sur ces entrefaites, les valets de piste ramenèrent par la bride un cheval éventré, dont les entrailles ballottaient sous l’abdomen comme de hideuses hernies. Aussitôt un des préposés aux écuries, se démenant, agitant les bras et les jambes, pris d’une activité fébrile, s’écria :

– Hardi, les gars ! Allons, de la poigne !

Un palefrenier s’approcha avec précaution du cheval qui ruait de douleur, lui enleva la selle, lui passa aux jambes des entraves, lui rapprocha violemment les quatre pieds, le fit choir. Et vite des hommes de peine, manches retroussées, se penchèrent sur cette panse béante d’où coulaient des ruisseaux de sang et d’urine, s’évertuèrent à faire rentrer dans l’affreuse déchirure les viscères qui en étaient sortis. Un autre maintenait sous son genou la tête de l’animal, en la pressant de toute sa force contre terre.

Cette singulière opération chirurgicale ne fut pas facile, parce que la respiration haletante du patient repoussait au dehors les organes que les hommes ramassaient par paquets et s’efforçaient de renfoncer à coups de poing. D’ailleurs, comme le cheval avait laissé sur l’arène une partie de ses intestins arrachée par les sabots du train de derrière, il restait un vide dans le ventre, et il fallut combler ce vide en y fourrant de l’étoupe. Lorsque le tout fut bien rafistolé, on recousit la peau avec de la ficelle, on jeta un seau d’eau sur la tête, on détacha les liens qui assujettissaient les pieds, on invita par de grands coups de trique l’opéré à se remettre debout, et on le conduisit au « vernissage ». Là, on inonda d’eau tout son corps, et sa robe lavée reprit pour quelques minutes une sorte de lustre. C’était bien suffisant, puisqu’un picador allait ramener la pauvre bête au redondel et que, cette fois, un taureau lui ferait l’accroc irréparable.

Cependant Carmen s’était réfugiée sous les arcades, saisie d’horreur. Elle aurait voulu fermer les yeux pour ne plus voir, se boucher les oreilles pour ne plus entendre ; mais, malgré elle, ses yeux s’ouvraient sur le sang, ses oreilles se tendaient vers les bruits qui continuaient à venir de l’amphithéâtre. Elle ne savait pas dans quel ordre les matadors avaient à exécuter leur travail : peut-être cette fanfare signalait-elle le moment où Juan allait affronter le monstre. Ah ! sortir de ce cirque maudit, se soustraire à une pareille torture !…

Tout à coup son beau-frère reparut devant elle. Il rayonnait d’enthousiasme :

« Ton mari a été admirable ! Il vient de tuer son premier taureau avec plus de vaillance que jamais !

– Emmène-moi, emmène-moi ! supplia-t-elle d’une voix étouffée.

Antonio fit la grimace : il ne se souciait pas de la reconduire jusqu’à l’hôtel, parce que cela lui aurait fait perdre la fin d’un si beau spectacle. Quel enfantillage de s’effrayer ainsi ! Il n’y avait aucun danger. Gallardo mangeait les taureaux tout crus.

– Emmène-moi, je t’en conjure ! Je ne me sens pas bien ! Tu me laisseras dans la première église que nous rencontrerons…

Il se rappela que l’église des Augustins n’était qu’à cinq minutes du cirque, et il se laissa convaincre. En somme, il ne perdrait presque rien du nouveau combat qu’annonçaient déjà les clairons, et, quand il aurait installé là-bas cette femme tannante, il pourrait savourer en paix tout le plaisir de la course.

Lorsque le second des taureaux destinés à Gallardo parut dans l’arène, l’allure de la bête mit le public de mauvaise humeur. C’était un animal énorme, de belle apparence ; mais il courait çà et là, regardait avec étonnement le houleux bariolage de la foule massée sur les gradins, semblait effrayé par les cris et les sifflets des spectateurs. Les péons le poursuivaient, lui tendaient la cape ; mais, après avoir ébauché une attaque contre l’étoffe rouge, il soufflait de surprise, se retournait, prenait la fuite en bondissant. Cette agilité du fuyard exaspérait le public.

– Ce n’est pas un taureau, c’est une guenon ! braillait la foule indignée.

Les péons réussirent enfin à l’attirer vers la barrière, du côté où l’attendaient les picadors immobiles sur leurs montures, la pique en arrêt. Il s’approcha d’un cavalier avec des beuglements sauvages, la tête baissée, comme s’il allait charger. Mais, avant que le fer lui eût entamé le cou, il fit un brusque écart, passa entre les capes, se déroba. Dans sa retraite, il rencontra un autre picador et se déroba de nouveau, toujours beuglant et fuyant. Affolé, il vint se jeter près du troisième picador qui allongea sa pique, l’atteignit au garrot ; et ce « châtiment » ne fit qu’accroître la poltronnerie et la vitesse de la bête.

Le public s’était levé en masse, gesticulait, hurlait.

– Monsieur le président !… Un taureau domestique !… C’est un scandale !… Du feu, du feu !

Comme le président paraissait indécis, le tumulte redoubla. Des objets de toute sorte commencèrent à pleuvoir autour de la bête. Une bouteille heurta l’une de ses cornes, ce qui provoqua des applaudissements frénétiques.

– Du feu, du feu !…

Enfin le président agita un foulard rouge, et ce signal fut salué par une salve de bravos. Les « banderilles de feu » étaient un spectacle extraordinaire, un épisode inattendu qui augmentait l’intérêt de la course. Nombre de ceux qui protestaient jusqu’à s’enrouer étaient, dans le fond, très satisfaits de l’incident.

Le Nacional s’avança, portant à bout de bras deux grosses banderilles enveloppées de papier brun. Il s’approcha du taureau sans grandes précautions, avec une insouciance méprisante, et il planta les lourds bâtons dans la chair, aux acclamations vengeresses de la multitude.

On entendit le craquement sec d’une déchirure, et deux jets de fumée blanche commencèrent à cracher sur le cou de la bête. La lumière du jour empêchait de voir la flamme ; mais les poils grillaient et une large tache noire s’étendait sur le garrot.

L’animal, étonné de ce barbare supplice, accéléra sa fuite. Mais il avait beau sauter des quatre pieds, se secouer, tordre la tête en arrière pour arracher avec ses dents les brandons infernaux, il emportait partout avec lui cette crépitation de fusillade et ce nuage de papiers brûlés qui voltigeaient devant ses yeux. Ces bonds et ces contorsions amusaient beaucoup la foule, qui éclatait de rire et qui se moquait :

– Ça le chatouille !… Voyez comme il danse !… Un taureau savant !…

Quand les banderilles eurent cessé de détoner et de fuser, la graisse fondue formait des bulles sur la peau du cou et une puanteur de cuir carbonisé emplissait tout le cirque.

L’animal, ne sentant plus la morsure du feu, s’arrêta, la tête tombante, les yeux rougis, le mufle écumeux, les flancs haletants.

Jusqu’alors Gallardo s’était tenu près de la barrière, navré de la mauvaise chance qui l’obligeait à combattre une pareille bête, et il s’en expliquait avec les connaisseurs assis aux premiers rangs des gradins. Une course qui avait si bien commencé ! Quel guignon d’avoir maintenant devant soi un bœuf de boucherie !

– Que voulez-vous ? concluait-il en haussant les épaules et en s’excusant d’avance. On fera ce qu’on pourra ; mais ce ne sera pas grand-chose !

Quand les clairons sonnèrent pour la mort, l’espada, après un court brindis, marcha vers le taureau. Les aficionados lui criaient des conseils :

– Dépêche-le vite ! Il ne mérite pas qu’on lui fasse tant de cérémonies !

L’espada déploya la muleta devant la bête, et celle-ci chargea ; mais, instruite par le tourment qu’elle venait de subir, elle le fit sans impétuosité, avec une évidente intention de mesurer son coup, d’atteindre le but, d’écraser l’ennemi et de le mettre en pièces. Cet homme était le premier qui, depuis le martyre du feu, se présentait devant ses cornes.

La nouvelle manière du taureau réconcilia le public avec lui, et des applaudissements retentirent, qui s’adressaient à la fois aux deux adversaires.

Lorsque le taureau « humilia », bouffant de rage, la langue pendante, il se fit un silence précurseur de l’estocade mortelle ; et ce silence fut si profond que, jusqu’aux derniers bancs, on perçut le petit bruit de deux morceaux de bois qui s’entrechoquaient : c’était Gallardo qui, pour faciliter l’estocade, repoussait en arrière, avec la pointe de son épée, les banderilles noircies qui étaient retombées entre les cornes. Et soudain, par un mystérieux magnétisme, la foule sentit que la correspondance venait de s’établir entre sa propre volonté et celle du matador : la résolution de celui-ci était prise, et il se disposait à abattre le taureau par un coup magistral.

– Vas-y !

Gallardo s’élança, frappa. Mais l’animal, au lieu de chanceler et de choir, s’enfuit avec des mugissements furieux, tandis que l’épée, mal enfoncée, se balançait sur le cou, ressortait peu à peu de la chair et roulait enfin dans le sable. Cette fois encore, comme tant d’autres fois, le matador avait involontairement détourné la tête et poussé trop court l’estocade.

Il ramassa l’épée, sans avoir même le cœur de protester contre le mécontentement de ce public si indulgent pour les autres et si impitoyable pour lui. Par quelle fatalité manquait-il ainsi tous ses coups ? Pourquoi ne lui était-il plus possible de plonger, comme jadis, l’estoc jusqu’à la garde ?

Marchant de nouveau vers l’animal, il eut la sensation confuse qu’un péon venait se placer à côté de lui. C’était le Nacional.

– Du calme, Juan ! Ne perds pas la tramontane !

Le matador se posta vis-à-vis du taureau qui semblait l’attendre, immobile sur ses pattes. Il crut inutile de faire des passes de muleta. Il se profila, le chiffon rouge traînant au ras du sol, l’épée tenue horizontalement à la hauteur de l’œil… Vite le bras entre les cornes !

Et l’homme, repoussé d’un coup de tête, s’aplatit sur le sable. Et le taureau fondit sur lui, enleva ce corps inerte, le rejeta sur le sol, se mit à courir le long de la barrière. On voyait sur le garrot la poignée de l’estoc enfoncé jusqu’à la garde.

Le matador se releva péniblement, et tout l’amphithéâtre l’applaudit. « Vive l’enfant de Séville ! Cette fois, il avait réellement été bon ! » Mais Gallardo ne répondait par aucun signe de remerciement à cet enthousiasme. Il restait courbé dans une attitude douloureuse et se tâtait le ventre. Puis il fit quelques pas en zigzag, regardant à droite et à gauche comme pour chercher la porte de sortie.

Finalement il trébucha, à la façon d’un homme ivre, et s’affaissa par terre.

Quatre valets de piste accoururent, le prirent sur leurs épaules. Pendant qu’ils l’emportaient à l’infirmerie, sa tête oscillait, livide, et ses yeux étaient vitreux.

On déposa le matador sur un lit, où il demeura sans mouvement. On ne voyait de sang nulle part.

Garabato et le Nacional commencèrent à déshabiller le maître, à retirer des épingles, à déboutonner, à découdre, tandis que Potaje regardait d’un air stupide, en faisant rouler son chapeau entre ses doigts.

Deux médecins, accourus dès le premier instant, regardaient aussi, sans rien dire. Ils ne pouvaient encore juger de la gravité du cas. Peut-être le torero avait-il seulement perdu connaissance ; peut-être n’était-ce qu’un évanouissement causé par la rudesse de la collision et par la violence de la chute.

Le docteur Ruiz entra, se pencha sur le lit, se mit tout de suite à l’œuvre. Ses mains adroites aidèrent Garabato à ôter les dernières pièces du costume, à relever la chemise. Et le ventre apparut, sillonné d’une longue déchirure dont les bords sanglants s’écartaient et laissaient voir les intestins bleuâtres.

– Eh bien, docteur ? murmura le Nacional.

– C’est fini, Sebastián. Tu peux te chercher un autre matador.

L’honnête banderillero ne prononça pas un mot, n’eut pas une larme dans les yeux ; mais, subitement, il sentit naître au fond de lui-même une haine féroce contre tout ce qui l’entourait, une colère indignée contre le public, un mépris mêlé de remords contre son propre gagne-pain. Ah ! quelle horreur et quelle iniquité, qu’un homme pût mourir ainsi pour l’amusement de ses semblables !

Et, tandis que ses yeux, brûlants, mais secs, se fixaient sur le cadavre du chef auquel il avait voué une fraternelle affection, sa pensée se porta aussi vers un autre cadavre, vers celui qu’en ce moment les mules tiraient hors de l’arène, vers celui de la bête au garrot carbonisé. Et, avec sa simplicité d’homme primitif, il associa dans un même sentiment de profonde commisération les deux victimes :

– Pauvre taureau ! Pauvre espada ! soupira-t-il tristement.

Au cirque, la fête continuait. Il y avait bien eu d’abord quelques minutes d’hésitation et d’inquiétude ; mais presque aussitôt on s’était rassuré. Des nouvelles optimistes, d’origine inconnue, circulaient dans l’amphithéâtre : Gallardo n’était qu’étourdi, et l’accident n’aurait aucune suite fâcheuse. Le public accueillait volontiers cette opinion anonyme, d’autant plus volontiers qu’on aurait beaucoup perdu à l’interruption de la course : il restait encore trois taureaux à tuer.

Et les clairons sonnèrent pour annoncer le quatrième combat, et des cris de joie saluèrent l’entrée de l’animal dans le redondel. Clameurs et fanfares confondues arrivaient jusqu’à l’infirmerie et vibraient gaiement autour du mort.

C’était le rugissement de la Bête, de la vraie Bête féroce.

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