IX

Enfin le ciel s’était éclairci, le soleil brillait, et la course attendue depuis si longtemps allait se donner le lendemain.

Dans l’après-midi, Gallardo vint seul à la plaza. Le cirque de briques rouges, aux grandes baies mauresques, se détachait sur un fond de collines verdoyantes. À la limite extrême du paysage vaste et monotone, sur la pente d’un coteau, une tache blanchissait, un peu semblable à un troupeau lointain : c’était un cimetière.

Dès que le matador fut près de l’édifice, des individus sordides, des vagabonds à qui l’on permettait, par charité, de dormir dans les étables, et qui vivaient des aumônes des aficionados et des rogatons des tavernes voisines, accoururent vers lui. Quelques-uns d’entre eux étaient originaires de l’Andalousie ; venus à Madrid pour accompagner un convoi de taureaux, jamais plus ils n’avaient quitté les environs de la plaza. Gallardo distribua un peu de monnaie à ces mendiants qui le poursuivaient, la casquette à la main, et il pénétra dans le cirque par la porte des écuries.

Dans la cour, un groupe de curieux assistait aux épreuves faites par les picadors. Potaje, les bottes armées de grands éperons de bouvier, la garrocha au poing, se disposait à monter en selle. Des hommes de service escortaient l’entrepreneur chargé de la fourniture des chevaux, maquignon obèse, au large feutre andalou, à la parole lente, qui répondait avec un calme imperturbable à l’injurieuse loquacité des picadors.

Les « singes savants », manches retroussées, amenaient ou plutôt traînaient par la bride les misérables haridelles, et les présentaient aux cavaliers qui devaient les soumettre à l’essai. Depuis plusieurs jours ceux-ci montaient et dressaient les pitoyables rosses, les faisaient trotter aux alentours du cirque, dans les terrains vagues, les contraignaient à exécuter force virevoltes, pour les préparer au travail de la piste. Ces malheureux chevaux revenaient les côtes en sang, et, avant de rentrer à l’écurie, recevaient le baptême de quelques seaux d’eau. Près de l’abreuvoir, entre les cailloux, il y avait des flaques d’un rouge sombre, comme du vin coulé d’une futaille.

Ces bêtes étiques, tristes déchets du paupérisme chevalin, avaient une allure tremblante et des flancs tourmentés qui dénotaient la vieillesse famélique, les maladies, et aussi l’ingratitude humaine, oublieuse des services rendus. Il y avait là des bidets d’une maigreur effrayante, vrais squelettes dont les angles pointus et saillants menaçaient de percer la peau couverte de poils longs et emmêlés. D’autres s’agitaient, dressaient la tête, piaffaient avec violence, avaient les jarrets vigoureux, la robe luisante, l’œil vif ; mais ces animaux magnifiques, qui semblaient récemment dételés d’une voiture de luxe, étaient plus dangereux encore à monter que les autres : car ils étaient sujets au vertigo et s’abattaient brusquement, de sorte que le cavalier faisait panache. À ces spécimens de la misère et des infirmités s’ajoutaient les invalides du travail, chevaux de moulin ou de fabrique, chevaux de labour, chevaux de fiacre, tous marchant sur les boulets et comme endormis, tous exténués d’avoir pendant de longues années tiré la charrue ou le tombereau, lamentables parias que l’on voulait exploiter jusqu’à la dernière minute, et qui, tout à l’heure, les flancs troués, serviraient encore à divertir les badauds par leurs ruades et par les affres de leur agonie. C’était un interminable défilé d’yeux bonasses, ternes et jaunâtres, d’encolures décharnées sur lesquelles se plaquaient les mouches avides de sang, de têtes osseuses dont le poil fourmillait de vermine, de poitrines étroites et secouées par des hennissements caverneux, de jambes faibles qui paraissaient devoir se rompre à chaque pas, et garnies jusque sur les sabots d’une toison si longue et si touffue qu’elles semblaient porter des culottes.

On jetait sur l’échine de ces malheureuses bêtes la grande selle mauresque au haut arçon, au siège de cuir jaune, aux étriers emboîtant tout le pied ; et, sous ce faible poids, il y en avait qui fléchissaient, prêtes à s’abattre.

Potaje, dans ses discussions avec l’entrepreneur, se montrait mal embouché et faisait rire jusqu’aux valets d’écurie par ses insolences de gitano. Les autres picadors n’avaient qu’à le laisser dire : personne ne s’entendait mieux que lui à traiter avec les maquignons et à faire marcher droit cette engeance.

Un palefrenier s’approchait, tirant par la bride un bidet à la tête basse, au poil hirsute, aux côtes marquées par un douloureux relief.

– Qu’est-ce que tu m’amènes là ? s’écriait Potaje, toisant le maquignon. Une rosse que personne ne consentirait à monter !

Le maquignon, flegmatique, répondait que, si Potaje n’osait pas monter ce cheval, c’était parce que les picadors d’aujourd’hui avaient peur de tout. Avec une bête comme celle-là, si bonne, si docile, le señor Calderón, ou le Trigo, ou d’autres écuyers de la glorieuse époque, auraient été capables de courir les taureaux pendant deux jours de suite, sans tomber une seule fois et sans que l’animal reçût une seule égratignure. Mais aujourd’hui !… Ce qu’il y avait aujourd’hui, c’était beaucoup de crainte et peu d’amour-propre.

Sur quoi, le picador et le maquignon s’insultaient, mais en camarades pour qui les plus grossières injures avaient perdu toute importance.

– Toi, répondait Potaje, tu es un vieux filou, plus voleur que José Maria le Tempranyo. Va donc ! Juche, s’il te plaît, sur cette rosse ta grand’mère au crâne pelé ! Une excellente monture pour elle, qui enfourche le balai tous les samedis, au coup de minuit !

Les assistants ricanaient et le maquignon haussait les épaules.

– Qu’est-ce qu’il a donc, ce cheval ? répliquait-il sans s’émouvoir. Examine-le bien, vilain bougre ! Il vaut mieux que tant d’autres qui ont la morve ou le vertigo, et dont plus d’un, sur la piste, t’a fait passer par-dessus ses oreilles et t’a semé par terre avant que tu aies touché le taureau. Il est plus sain qu’une pomme. Pendant vingt-huit ans qu’il a été chez un limonadier, accomplissant son devoir en conscience, jamais on n’a eu à lui adresser le moindre reproche. Et c’est toi, braillard, qui viens le vilipender, le calomnier, comme s’il était mauvais chrétien !...

– Je n’en veux pas, voilà tout. Puisqu’il est si bon, garde-le pour toi.

Là-dessus, le maquignon s’approchait lentement de Potaje, et, avec le sang-froid d’un homme habitué à ces sortes de transactions, il lui parlait bas à l’oreille. Le picador, feignant la mauvaise humeur, finissait par s’approcher de la bête. « Il ne voulait pas qu’on le prît pour un homme intraitable, capable de faire du tort à un camarade. » Et il mettait le pied dans l’étrier, se laissait retomber de tout son poids sur le pauvre animal. Puis, affermissant la garrocha sous son bras, il en appuyait la pointe contre un large madrier encastré dans le mur et il poussait de toutes ses forces, comme s’il avait eu au bout de sa lance un taureau énorme. Le contrecoup était si violent qu’à chaque heurt la triste rossinante tremblait et pliait les jarrets.

– Il ne se comporte pas si mal que j’aurais cru, disait alors Potaje, d’un ton conciliant. Ton bidet ne paie pas de mine, mais il vaut mieux que son apparence. Il a la bouche sensible, les jambes fermes… Tu as raison. Qu’on le mette de côté.

Et le picador descendait de cheval. Depuis le mystérieux colloque, il était disposé à accepter tout ce que lui présenterait le maquignon.

Gallardo quitta le groupe d’aficionados qui assistaient en souriant à ces exercices, et un portier du cirque le conduisit au toril.

L’espada franchit un guichet qui donnait accès dans le corral. Une clôture en maçonnerie, dont la hauteur atteignait à peu près le menton d’un homme de taille moyenne, entourait la cour sur trois côtés, laissant derrière elle un couloir. Cette clôture était renforcée par de grosses poutres reliées à un petit balcon qui la dominait ; et, de distance en distance, il y avait des passages étroits comme des meurtrières, par où l’on ne pouvait se glisser que de profil. Dans cette enceinte se trouvaient huit taureaux, les uns couchés, les autres debout et penchant la tête vers le tas d’herbe jeté devant eux.

Gallardo se promena dans le couloir, derrière la clôture, pour examiner le bétail. Parfois il se montrait hors des meurtrières, agitait les bras, poussait des cris sauvages qui tiraient les taureaux de leur immobilité. Les uns bondissaient, irritables, chargeant contre cet importun qui venait troubler leur repos. D’autres, bien d’aplomb sur leurs quatre membres, attendaient, le front haut, dans une attitude menaçante, qu’il osât s’approcher d’eux. Puis le matador se cachait de nouveau derrière la clôture, et, d’après l’aspect des bêtes, il tâchait de deviner leur caractère et faisait son choix.

Près de lui se tenait le mayoral du cirque : un athlète guêtré, éperonné, habillé de gros drap, coiffé d’un feutre de paysan que maintenait une mentonnière. On l’avait surnommé le Lobato. C’était un rude cavalier qui passait en pleine campagne la majeure partie de l’année ; et, lorsqu’il venait à Madrid, il s’y comportait en sauvage, n’ayant aucune curiosité de visiter la ville et ne s’éloignant jamais du cirque. Pour cet homme, la capitale de l’Espagne n’était qu’une plaza entourée de terrains vagues, de landes désertes, et d’où l’on apercevait, là-bas, un mystérieux pâté de maisons qu’il n’avait jamais eu l’envie d’aller voir. Ce qu’il appréciait plus que tout le reste, c’était le cabaret de Gallina, voisin des arènes : un lieu de délices, un palais enchanteur où il déjeunait et dînait aux frais de l’entreprise, avant de s’en retourner vers les pâturages, monté sur son roussin, la couverture posée sur l’arçon, le bissac en croupe, la pique à l’épaule. Quand il entrait dans ce cabaret, il s’amusait à terroriser les domestiques par ses cordiales poignées de main, redoutables étreintes qui faisaient craquer les os, qui arrachaient des cris de douleur ; et il souriait, satisfait de sa force, content d’être appelé brute, puis s’asseyait devant sa pitance, laquelle lui était servie dans un plat large et profond comme une cuvette, avec une grosse carafe de vin.

C’était lui qui, tantôt dans le pâturage de la Muñoza, tantôt, à l’époque des grandes chaleurs, dans les prairies de la sierra de Guadarrama, gardait les taureaux achetés pour le cirque. Deux jours avant la course, assisté de cavaliers et de bouviers, il faisait traverser de nuit à ses bêtes le ruisseau d’Abroñigal, dans la banlieue de Madrid, et il procédait à l’encierro. Si le mauvais temps retardait la course et l’empêchait de regagner ses tranquilles solitudes, il en était navré.

Ce centaure à la parole lente, à la pensée obtuse, puant le fumier et le cuir, s’exprimait avec véhémence quand il parlait de sa vie pastorale. Il décrivait avec un pittoresque laconisme les nuits passées dans le pâturage, les taureaux endormis sous la lumière diffuse des étoiles, le profond silence que rompaient les bruits mystérieux venus des fourrés. Dans ce silence chantait la voix étrange des couleuvres de la montagne. « Oui, monsieur, les couleuvres chantaient ! » C’était un point sur lequel le Lobato n’admettait pas la contradiction : car, ce chant, il l’avait entendu mille fois. En douter, c’était lui dire qu’il était un menteur et s’exposer, par conséquent, à sentir le poids de ses battoirs.

De même que les reptiles chantaient, les taureaux parlaient ; mais le Lobato n’avait pas réussi à pénétrer tous les secrets de leur idiome. Au fond, ils étaient pareils à des chrétiens, sauf qu’ils marchaient à quatre pattes et qu’ils avaient des cornes. Il fallait les voir s’éveiller, à l’aube ! Ils sautaient, joyeux comme des enfants, jouaient à se battre pour rire, se poursuivaient avec une bruyante allégresse, comme s’ils avaient voulu saluer ainsi l’apparition du soleil, qui est la gloire de Dieu. Et il aimait à parler aussi de ses lentes pérégrinations sur la sierra de Guadarrama, le long des ruisseaux qui emportaient vers la plaine la neige fondue, transparente comme le cristal ; des prairies où l’herbe verdoyante s’émaillait de fleurs ; des petits oiseaux qui, avec des battements d’ailes, venaient se poser entre les cornes du bétail endormi ; des loups qui, la nuit, hurlaient dans les ténèbres, au loin, toujours au loin, parce qu’ils avaient peur de ces formidables bêtes défilant en procession derrière les sonnailles des cabestros. Ah ! non, le Lobato ne voulait pas entendre parler de Madrid : une ville où le ciel était bas et où les gens étouffaient ! Tout ce qui lui plaisait dans la capitale, c’était le vin de Gallina et ses fricots savoureux.

Le mayoral fournit des renseignements au matador et l’aida de ses conseils pour le choix de deux taureaux. Ce géant n’éprouvait ni surprise ni respect devant les illustres espadas, idoles de la foule. Tuer des animaux si nobles en usant de mille supercheries, quelle triste profession ! Le vrai brave, c’était lui-même qui vivait avec eux dans la solitude et qui passait à chaque instant devant leurs cornes, sans autre défense que son bras et sans que personne l’applaudît.

Au moment où Gallardo sortait du toril, après avoir choisi ses bêtes et recommandé au mayoral de les faire mettre en loge pour lui, un employé l’aborda en le saluant avec beaucoup de déférence. C’était un vieillard chargé de nettoyer l’amphithéâtre. Il s’acquittait de cette fonction depuis nombre d’années, et il avait connu tous les toreros fameux de son temps. Il était pauvrement vêtu ; mais il avait aux doigts des bagues de femme, et, pour se moucher, il tirait des profondeurs de sa blouse un petit mouchoir de batiste garni de riches dentelles, marqué d’un grand chiffre et encore imprégné d’un faible parfum.

C’était lui qui, pendant la semaine, devait balayer le cirque immense, gradins et loges, et jamais il ne se plaignait de ce travail accablant. Tout au plus admettait-il comme auxiliaires une demi-douzaine de voyous, apprentis toreros, qui lui prêtaient fidèlement leurs services à la seule condition que, les jours de course, il leur permit d’assister au spectacle dans « la loge des chiens », c’est-à-dire derrière une porte grillée qui était près du toril et par où l’on emportait les blessés. Là, les aides-balayeurs, cramponnés aux barreaux, s’agitaient et se chamaillaient comme des singes en cage pour occuper le premier rang.

Le vieux répartissait habilement les tâches. Il faisait travailler les voyous du côté du soleil, dans les sections fréquentées par un public sale et pauvre, qui ne laissait guère comme traces de son passage qu’un fumier de peaux d’oranges, de morceaux de papier et de restes de cigarettes.

– Attention au tabac ! recommandait-il à sa troupe. Celui qui me chipe un bout de cigare, je le prive d’assister à la course de dimanche !

Quant à lui, il nettoyait patiemment le côté de l’ombre, y furetait comme un chercheur de trésors, s’accroupissait dans le mystère des loges pour enfouir au fond de ses poches maintes trouvailles, éventails de dames, foulards, bagues, pièces de monnaie, ornements détachés des toilettes féminines, tout ce qui pouvait avoir été perdu dans un lieu où avait séjourné une foule. S’il se rencontrait dans le nombre quelque objet de valeur, il le portait à une brocanteuse de ses amies, dont la spécialité était d’acheter ces dépouilles du public. Et il recueillait aussi les débris laissés par les fumeurs, hachant les mégots et revendant comme tabac fin cette picadura , après l’avoir fait sécher au soleil.

Gallardo se débarrassa des saluts obséquieux du bonhomme en lui offrant un puro. Puis, comme il se disposait à s’en aller, il vit venir à lui un homme de haute taille, au corps sec, au teint olivâtre, et qui était habillé en torero ; mais des mèches de cheveux poivre et sel s’échappaient de dessous le feutre noir, et quelques rides se creusaient autour de la bouche.

– Tiens, c’est toi, Pescadero ! Comment vas-tu ? » dit Gallardo en serrant la main de cet homme avec une sincère effusion.

C’était un ancien espada qui, dans sa jeunesse, avait eu ses heures de gloire, mais dont le nom était tombé ensuite dans un profond oubli. D’autres matadors avaient éclipsé cette réputation éphémère, et le Pescadero, après être allé « taurer » en Amérique et y avoir reçu plusieurs coups de corne, s’était retiré avec de minces économies. Il tenait maintenant, dans les environs du cirque, un petit cabaret où il végétait : l’endroit était trop écarté pour qu’on pût y avoir la clientèle des aficionados et des toreros.

Le Pescadero voulut absolument que son ami vînt jusqu’à la maison. Ils s’engagèrent dans une des longues rues qui avoisinent le cirque et entrèrent dans un cabaret de tout point semblable aux autres : façade peinte en rouge ; vitres aux rideaux rouges ; montre où s’étalaient sur des plats poussiéreux quelques côtelettes panées, de petits oiseaux frits, des flacons de légumes conservés dans le vinaigre ; à l’intérieur, un comptoir de zinc, des tonneaux et des bouteilles, des tables rondes flanquées de leurs tabourets de bois, et, sur les murs, de nombreuses images en couleurs qui représentaient, soit des toreros célèbres, soit les épisodes les plus remarquables d’une corrida.

– Nous allons prendre un verre de montilla », dit le Pescadero à un jeune homme qui, debout près du comptoir, considérait Gallardo avec une curiosité sympathique.

Ce regard attira celui du matador, qui, à son tour, observa le jeune homme et remarqua qu’une manche de sa veste, complètement vide, était repliée et attachée sur le flanc droit.

– Il me semble que je te connais, dit-il au manchot.

– Je crois bien ! s’écria le Pescadero. C’est Pipi.

Ce sobriquet précisa aussitôt les souvenirs du matador. Pipi était un garçon valeureux qui plantait les banderilles avec un art magistral et qu’un groupe d’aficionados avait même baptisé « le torero de l’avenir ». Mais, un jour, aux arènes de Madrid, le pauvre diable avait reçu dans le bras un coup de corne, et on avait dû lui faire l’amputation.

– Je l’ai recueilli chez moi, continua le Pescadero. Je n’ai pas d’enfants et ma femme est morte. Je le considère comme un fils. D’ailleurs, ne te figure pas que nous vivons dans l’opulence, Pipi et moi ; mais le peu que je possède est à lui. Nous nous tirons d’affaire comme nous pouvons, et nous joignons les deux bouts, grâce aux anciens camarades qui viennent quelquefois ici manger un morceau et jouer un mus , grâce aussi et surtout à l’École…

Gallardo sourit. Il avait ouï parler de cette étrange École établie par le Pescadero près de son cabaret.

– Que veux-tu, mon cher ? ajouta celui-ci, comme pour s’excuser. Il faut bien vivre, et, à elle seule, l’École consomme plus que tout le reste de ma clientèle. Il y vient des gens huppés, de jeunes messieurs qui veulent briller dans les becerradas , des étrangers qui s’enthousiasment pour les courses et que la toquade prend de se faire toreros sur leurs vieux jours. En ce moment, j’en ai un qui vient s’exercer chaque après-midi. Tu vas le voir.

Ils traversèrent la rue et se dirigèrent vers un terrain vague, entouré d’une haute palissade. Sur les planches clouées qui servaient de porte, on lisait cette inscription peinte en gros caractères :

ÉCOLE DE TAUROMACHIE.

Ils entrèrent. Ce qui attira tout d’abord l’attention de l’espada, ce fut le taureau Morito : un taureau de bois et de jonc, monté sur roues, qui avait une queue d’étoupe, une tête de paille tressée, un cou garni de liège, mais qui était pourvu d’une paire de cornes authentiques, cornes superbes qui inspiraient la terreur. Un polisson dépoitraillé, coiffé d’une petite casquette au-dessous de laquelle deux pinceaux de cheveux étaient plaqués en accroche-cœur contre les tempes, avait pour fonction de communiquer au bicho le mouvement et la fureur agressive, lorsque les « étudiants » se postaient devant lui, cape en main.

Au milieu de l’enclos, un monsieur petit, voûté, bedonnant, lourd des épaules, rubicond de teint, avec de grosses moustaches aux poils gris et raides, se tenait debout, en manches de chemise, prêt à planter une paire de banderilles. Une dame à peu près du même âge, non moins corpulente et rubiconde, le chef surmonté d’un chapeau que bigarrait tout un parterre de fleurs, était assise sur une chaise, à l’ombre de la palissade ; et, chaque fois que son mari exécutait une bonne passe, elle était transportée d’un tel enthousiasme et riait si fort que les fleurs de son chapeau s’agitaient comme un bocage secoué par une bourrasque. Le Pescadero expliqua tout bas à Gallardo que c’étaient des étrangers, de riches bourgeois, probablement des Français du Midi, qui, se piquant d’être déjà des connaisseurs, profitaient d’un séjour à Madrid pour s’initier par la pratique à toutes les finesses de l’art.

À la vue des arrivants, le vieil « étudiant » baissa ses bras armés de « bâtons », et la dame rajusta son chapeau fleuri.

– Oh ! cher professeur !

– Bonsoir, mossiou ; mes respects, madame, dit le « maître » en portant la main à son feutre. Eh bien, mossiou, voyons un peu comment va cette leçon. Vous vous rappelez ce que je vous ai dit ? Se tenir immobile sur son terrain, « citer » le bicho ; le laisser venir ; et, quand il est venu, fléchir sur les hanches et planter les bâtons dans le morillo… Vous n’avez à vous inquiéter de rien ; c’est l’animal qui fait tout… Attention ! Nous y sommes ?…

Et le professeur s’écartant un peu, fit un clin d’œil au terrible taureau ou, plus exactement, au jeune drôle qui, les mains posées sur l’arrière-train, attendait le signal pour donner l’impulsion.

– Hardi, Morito !

Morito, après avoir poussé par la bouche du Pescadero un effroyable beuglement, trépigna de fureur, agita ses entrailles vides et sa tête de paille, et, avec un grand bruit de roues, avec de violents cahots produits par l’inégalité du sol, chargea comme une bête furibonde. Jamais taureau de ganaderia fameuse n’avait montré autant d’intelligence que cette bête immortelle, banderillée et estoquée des milliers de fois, couverte de blessures que le charpentier avait toujours eu l’art de guérir. Pour le jugement, Morito ne le cédait en rien aux hommes. Lorsqu’il fut arrivé près de l’« étudiant », il changea brusquement de direction, afin de ne pas bousculer celui-ci avec ses cornes, et il s’éloigna en emportant les banderilles plantées sur son cou de liège. Les applaudissements du Pescadero saluèrent cet exploit.

– Un coup de maître, mossiou ! s’écria le professeur. Votre paire de banderilles est de toute première qualité !

Pour fêter un si beau succès, l’étranger ordonna au propulseur de Morito :

– Va nous chercher une bouteille de vin !

Le vaurien ne se fit pas répéter cet ordre deux fois, et il prit sa course vers le cabaret, se pourléchant d’avance les babines.

Il y avait déjà trois bouteilles vides aux pieds de la dame, qui devenait de plus en plus cramoisie.

Au moment où Gallardo, se disposant à rentrer chez lui, traversait la Puerta del Sol et allait s’engager dans la rue d’Alcalá, il eut une surprise qui le cloua sur place. Une dame blonde, doña Sol, descendait de voiture à la porte de l’hôtel de Paris, et un jeune homme très élégant, qui paraissait être un étranger, lui offrait la main pour l’aider à descendre. Après quelques paroles échangées à demi-voix, le jeune homme prit congé, et doña Sol disparut dans le vestibule de l’hôtel. Pas un instant le matador n’eut le moindre doute, ni sur l’identité de la dame, ni sur la nature des relations qui existaient entre elle et cet étranger : en se quittant, ils avaient échangé des regards et des sourires dont le matador ne connaissait que trop bien la signification.

Cette rencontre troubla beaucoup Gallardo. Il s’imaginait avoir oublié celle qui l’avait lâché avec tant de désinvolture et qui, durant les semaines où il était en danger de mort, n’avait qu’une fois demandé de ses nouvelles. Aussi son premier mouvement fut-il de se déclarer à lui-même qu’il ne ferait rien pour la revoir, qu’il ne « s’abaisserait » pas à une semblable humiliation. Mais ensuite les réminiscences voluptueuses l’attendrirent, le contraignirent à s’avouer sa faiblesse : jamais il n’avait aimé une femme autant que celle-là. Et bientôt, tout en se promenant mélancoliquement dans la rue, il finit par se dire :

« Pourquoi non ? Qui sait ? Peut-être qu’en me revoyant après si longtemps elle aura plaisir à se rappeler nos relations d’autrefois… »

Et il se dit encore :

« Quand elle était à moi, elle me portait bonheur : son amour exaltait mon courage. Si elle voulait recommencer à m’aimer, je redeviendrais sans doute vaillant et glorieux… »

Bref, à six heures du soir, vaincu par le désir, il se présenta à l’hôtel de Paris et demanda à voir doña Sol. On le fit d’abord attendre en bas, dans le vestibule ; puis on le conduisit par l’ascenseur dans un petit salon du premier étage. Là, nouvelle attente. Les fenêtres du salon donnaient sur la Puerta del Sol, où, dans le crépuscule, une multitude de voitures s’entrecroisaient avec de nombreux tramways carillonnant sans répit.

Une petite porte s’ouvrit sans bruit, et doña Sol s’avança dans un frou-frou de soies, dans une brise de parfums, dans toute la splendeur de sa triomphante beauté. Elle portait un élégant négligé de coupe exotique, était parée de joyaux bizarres, avait aux pieds des babouches d’or. Elle sourit au visiteur, lui tendit la main sans la moindre gêne.

– Comment allez-vous, Gallardo ?

Ce « vous » consterna l’ancien amant, qui sentit tout de suite que cette banale formule de politesse le rejetait parmi les amis quelconques, tandis qu’autrefois le tutoiement familier de la grande dame le rapprochait d’elle, lui permettait de se considérer comme un serviteur favori, comme un esclave honoré des bonnes grâces de sa maîtresse. Dans son dépit, il ne put balbutier que quelques mots ; mais elle, avec une parfaite aisance, l’invita à s’asseoir, le félicita sur sa bonne mine, l’interrogea sur cette blessure dont elle se souvenait vaguement :

– Cela n’a rien été, n’est-ce pas ?

Gallardo, blessé par le ton d’indifférence aimable avec lequel elle lui avait posé cette question, répondit d’un ton assez bourru qu’il avait failli mourir et que la convalescence avait duré tout l’hiver. Puis, fixant tout à coup sur elle des yeux pleins de détresse et qui paraissaient implorer la pitié :

– Ah ! doña Sol, doña Sol ! s’écria-t-il. Vous avez été vraiment trop dure pour moi ! Votre conduite est impardonnable ! Pourquoi êtes-vous partie sans prendre même la peine de m’avertir ?

– Parce que je m’ennuyais, répliqua-t-elle sèchement. Quand on s’ennuie, on a bien, ce me semble, le droit de s’en aller.

– Mais moi, je vous aimais de toute mon âme !…

Elle sourit imperceptiblement ; et, à ce sourire où il y avait à la fois de la moquerie et de la vanité, cet homme, tout rude qu’il était, comprit que jamais ses naïves et maladroites protestations n’auraient le pouvoir de toucher la grande dame orgueilleuse et sarcastique. Alors plus confiant dans les actes que dans les paroles, il se leva et s’avança vers elle, les bras tendus. Mais elle, écartant d’un revers de main les bras du torero, lui enjoignit durement :

– Tenez-vous tranquille. Sinon, je sonne et je vous fais mettre à la porte.

Et il se tint tranquille, prit une attitude humble et honnête, qui adoucit la noble dame. Elle daigna se souvenir qu’en somme le pauvre diable qui tremblait ainsi devant elle, c’était l’homme qui lui avait sauvé la vie ; et elle reprit, indulgente :

– Quel enfant vous êtes ! Ne savez-vous pas qu’en ce monde aucune illusion n’est durable ? Ce qui est fini est fini, et l’on essayerait en vain de ressusciter le passé…

Tout en parlant, elle le considérait avec attention, et elle s’étonnait d’avoir eu pendant quelques mois un caprice pour un garçon vulgaire qui, avec sa coleta ridiculement plaquée sur le crâne, avec sa face rasée et ses gestes d’acteur tragique, lui faisait maintenant l’effet d’un cabotin de bas étage. Puis, comme Gallardo n’avait pas l’air de songer à partir, elle le planta là en lui disant :

– Excusez-moi de vous quitter si vite. Il est tard. Je n’ai que le temps de m’habiller pour le dîner.

Lorsque le matador se retrouva dans la rue, sur le trottoir de l’hôtel, il avait les yeux obscurcis par la colère et les oreilles bourdonnantes. Ah ! oui, cette fois, c’était bien fini ! On ne le reprendrait plus à s’amouracher de ces pimbêches ! Désormais il se consacrerait uniquement aux choses de sa profession.

Le lendemain, lorsque Gallardo se rendit au cirque, il ne fut pas hanté, comme naguère, par de superstitieuses inquiétudes. Il se sentait plein de résolution ; il avait la certitude du triomphe ; son cœur battait d’une généreuse audace, ainsi qu’aux grands jours.

Dès le début, la course fut « mouvementée ». Le premier taureau qui sortit se montra tenace, très agressif contre les cavaliers. En un instant, il culbuta les trois picadors qui l’attendaient, la lance en arrêt, et deux chevaux restèrent quasi morts sur place, versant par leur poitrail troué des flots de sang noir, tandis que le troisième, fou de douleur et de peur, errait çà et là dans l’arène, la selle ballante, le ventre ouvert, les entrailles bleues et rouges pendillant entre les étriers comme d’énormes boudins. Bientôt les tripes traînèrent sur le sable ; et, comme il les foulait lui-même avec ses pattes de derrière, elles se dévidaient par paquets et faisaient des nœuds, à la façon d’un écheveau qui s’emmêle. Attiré par cette galopade, le taureau donna la chasse au cheval, l’enleva sur ses cornes, le rejeta par terre, s’acharna quelques minutes sur la misérable carcasse déchirée et pantelante. Un garçon de piste vint achever le moribond en lui enfonçant la puntilla derrière le crâne, et, après quelques convulsions d’agonie, le grand corps efflanqué demeura immobile, les membres rigides.

Cependant plusieurs hommes de service couraient de côté et d’autre avec des paniers, répandant le sable à profusion sur les mares de sang et sur les cadavres.

Le public, debout, gesticulait et vociférait. La férocité de ce taureau avait allumé l’enthousiasme, et la foule réclamait, parce qu’il ne restait plus un seul picador dans le redondel.

– Des chevaux ! des chevaux ! criait-on à tue-tête.

Le taureau se tenait isolé au milieu de l’arène, superbe et mugissant, le front haut, les cornes sanglantes, tandis qu’ondulaient sur ses épaules labourées et empourprées les rubans de la devise.

De nouveaux cavaliers entrèrent, et le hideux massacre recommença. À peine un picador faisait-il obliquer sa rosse de telle sorte que l’œil bandé se trouvât du côté de la brute, à peine s’avançait-il de quelques pas, la lance en avant, le choc et la culbute étaient immédiats. Les piques se cassaient avec un craquement de bois sec, le cheval était embroché par les cornes puissantes, le sang giclait, les boyaux crevés se vidaient de leurs excréments, le picador s’écroulait dans la poussière avec un bruit sourd et les capes des péons s’empressaient de le couvrir.

– Il ne se relève pas ! hurlait le public. Il doit avoir la caboche fendue !

Mais, un instant après, il se relevait, allongeait les bras, se grattait le crâne, ramassait son feutre tombé par terre, enfourchait de nouveau le même cheval, que les « singes savants » avaient remis debout à force de coups de pied et de coups de bâton, et, sur cette monture agonisante, il revenait affronter le monstre.

La suerte des banderilles ne fut pas moins dramatique, et, lorsque enfin la terrible bête succomba à l’estocade mortelle, l’arène était toute parsemée de cadavres et maculée de sang.

Le deuxième taureau était pour Gallardo. Quand le matador vint saluer le président, la foule lui fit bon accueil. On avait attendu cette course si longtemps qu’on était disposé à l’indulgence ; et, au surplus, la bravoure de la première bête et l’hécatombe des chevaux avaient mis le public en belle humeur.

Après le brindis, le matador se dirigea vers son taureau, tête découverte et muleta tendue en avant. Derrière lui, à quelque distance, marchaient le Nacional et un autre péon. Cela fit que des protestations s’élevèrent sur les gradins. Que d’acolytes ! C’était comme un clergé de paroisse conduisant un mort au cimetière !

– Tout le monde au large ! cria Gallardo.

Cette fois, il avait donné l’ordre sur un ton impératif qui ne permettait pas le doute, et les péons se retirèrent.

Arrivé près de l’animal, le matador déploya la muleta, fit encore quelques pas, comme à l’époque de ses plus grandes prouesses, et plaça le chiffon tout contre le mufle baveux.

Une passe.

– Olé !…

Un murmure de satisfaction parcourut l’amphithéâtre. L’enfant de Séville redevenait digne de son nom ; il avait recouvré le sentiment de l’honneur professionnel.

Quand le taureau fut immobile sur ses pattes, le public stimula Gallardo par ses conseils :

– Lance-toi ! C’est le moment !

Et Gallardo se lança, l’épée haute ; puis, par un rapide écart, il se mit hors de l’atteinte des cornes.

Des applaudissements retentirent, mais brefs et aussitôt suivis d’un murmure de mécontentement où perçaient déjà quelques coups de sifflet. Et soudain des coups de sifflet se multiplièrent, jaillirent de toutes parts, éclatèrent en une bordée assourdissante ; et des milliers de bras s’allongèrent pour indiquer le taureau. L’estoc, pénétrant obliquement, avait traversé le corps, et la pointe ressortait de l’autre côté, près du paleron.

Les spectateurs gesticulaient avec une mimique indignée. Quel scandale ! Le plus mauvais novillero n’aurait pas commis une si lourde faute !

Gallardo, stupéfait de son œuvre, inclinait la tête sous cet ouragan d’insultes et de menaces. Il avait bien commencé l’attaque ; mais ensuite l’irrésistible désir de se soustraire le plus tôt possible au péril des cornes avait été cause de cette estocade maladroite et déshonorante.

Cependant le taureau, après avoir couru encore un peu en boitant, s’était arrêté, afin de moins souffrir. Alors Gallardo prit une autre épée et vint se placer devant la bête, avec l’intention de procéder au descabello. Il appuya le bout de la lame entre les deux cornes, tout en agitant le chiffon avec la main gauche, pour obtenir que l’animal baissât le mufle jusqu’à terre ; et, d’un coup de poignet, il poussa l’épée. Mais le taureau, piqué, secoua la tête et rejeta l’arme.

– Et d’une ! » cria la foule avec une comique unanimité.

Le matador recommença. Mais, cette fois encore, la piqûre n’eut pas d’autre résultat que de faire tressaillir la bête.

– Et de deux ! gouailla-t-on sur les gradins.

Une nouvelle tentative n’aboutit, comme les précédentes, qu’à tirer un mugissement de ce corps martyrisé.

– Et de trois !

Puis le chœur ironique fut couvert par une tempête de sifflets, d’injures, de protestations. Quand donc ce maleta aurait-il fini ?

À la quatrième reprise, Gallardo eut la chance d’atteindre le nœud vital, et le taureau s’écroula subitement, couché sur le côté, les pattes rigides.

Après avoir épongé sa sueur et salué le président, l’espada, accompagné par le dédaigneux silence des uns et par les sarcasmes des autres, se réfugia derrière la barrière, tel un écolier honteux de ses fautes, et il but d’un trait le verre d’eau que Garabato lui offrit. Comme il s’était donné beaucoup de mouvement, il souffrait un peu de son ancienne blessure à la jambe, et il jugeait prudent de ne pas se fatiguer jusqu’au moment où il aurait à tuer son second taureau. Il était bien obligé de reconnaître qu’il n’était plus le même. En dépit des résolutions prises, il ne pouvait plus appuyer sur l’épée comme autrefois. Ses jambes n’étaient plus si lestes, son bras droit n’était plus si robuste, ses muscles n’obéissaient plus avec la même promptitude à sa volonté.

Et néanmoins, dès que son second taureau entra dans l’arène, il fut le premier à lui présenter la cape. L’aspect de cet animal l’avait surpris, et il était impatient de le bien voir. Non, ce n’était pas la bête qu’il avait choisie, la veille, avec le mayoral. On s’était sûrement trompé, lors de la mise en loge. Comme ce bicho-là avait mauvaise apparence !

Le public ne garda pas rancune au matador, dont les passes de cape furent même applaudies, quoique sans enthousiasme.

Lorsque vint l’instant de la suerte suprême et que Gallardo se campa de profil devant la bête, tous les spectateurs devinèrent son trouble. Son jeu était désordonné, et, dès que le taureau remuait la tête, le matador faisait un saut en arrière.

– Gare à toi ! Il est à tes trousses ! hurlait la foule, moqueuse.

À la première estocade, le fer, enfoncé seulement de quelques centimètres, rejaillit à une grande distance.

Puis, comme l’espada se préparait pour une deuxième estocade, le taureau chargea brusquement. L’homme, dont les jambes n’avaient plus l’agilité d’autrefois, fut touché, roula sous le choc. Tandis qu’on accourait à son secours, il se releva sans blessure ; mais il était souillé de poussière, avait les vêtements en lambeaux, la moña arrachée, la coleta défaite, un escarpin perdu.

Plusieurs capes se tendirent miséricordieusement autour de lui et le protégèrent. Les autres espadas, par esprit de camaraderie, travaillèrent le taureau, le mirent à point pour qu’on pût l’achever sans difficulté. Mais Gallardo semblait aveugle et sourd ; il n’entendait pas les avis que lui donnaient ses collègues, ne profitait pas des occasions les plus favorables pour porter le coup mortel ; et, pâle, les sourcils contractés, il balbutiait, dans un état de complète inconscience :

– Tout le monde au large !… Tout le monde au large !…

Parmi les spectateurs, les uns paraissaient s’amuser beaucoup de ce désarroi, les autres s’égosillaient à crier qu’on leur volait leur argent.

Enfin le matador, aidé par les capes, lança au petit bonheur trois ou quatre coups d’épée, que la bête sentit à peine ; et celle-ci, mugissante, la tête basse, alla trotter le long des barrières, comme pour se plaindre de ce supplice inutile. Gallardo la suivait, la muleta dans une main, l’estoc dans l’autre. Près de lui, toute la troupe des péons agitait les capes et, par ce flamboiement d’étoffes, semblait vouloir persuader à l’animal de plier les jarrets et de se coucher sur le sable.

– Que d’épées ! braillaient des voix ironiques, en montrant du doigt le cou de la bête hérissé d’estocs. Ce n’est pas un taureau, c’est la Vierge des Sept Douleurs !

Cependant une partie de l’assistance s’était tournée vers la loge présidentielle et vociférait :

– Monsieur le président !… Est-ce que ce scandale va se prolonger ?…

Le président se décida à faire un geste qui rétablit aussitôt le silence ; et l’on vit un alguazil, avec son chapeau à plumes et son petit manteau flottant, courir derrière la barrière. Arrivé près de l’endroit où était le taureau, l’alguazil tendit vers Gallardo une main fermée, dont l’index était dressé en l’air. Le public applaudit. C’était le premier avertissement. Si le taureau n’était pas tué avant le troisième, on ramènerait la bête au corral et l’espada demeurerait sous le coup du plus cruel déshonneur.

Épouvanté par cette menace, le matador parut sortir de sa torpeur somnambulique et fondit sur le taureau, l’épée horizontale. Mais ce ne fut qu’une estocade de plus, et le taureau continua de trotter.

L’inefficacité de cette dernière tentative exaspéra le public. Les sifflets déchiraient les oreilles. Sur la piste pleuvaient les oranges, les croûtes de pain, les petits coussins, les projectiles les plus variés. Du côté du toril, un chœur nourri avait entonné legorigori des enterrements.

Enfin le taureau s’abattit. Le puntillero lui donna le coup de grâce. Les mules emmenèrent le cadavre qui laissait derrière lui des traînées de sang.

La sortie de la plaza fut navrante pour le matador. À cause de l’encombrement des voitures, des automobiles, des tramways qui obstruaient les abords du cirque, la calèche était obligée d’aller au pas. Les gens s’écartaient devant les mules et considéraient les toreros avec des yeux curieux ; mais, dès qu’ils avaient reconnu Gallardo, ils prenaient un air méprisant et semblaient regretter leur politesse. Des victorias passaient près de lui, occupées par de belles femmes en mantilles blanches ; mais ces femmes détournaient la tête pour ne pas le voir, ou fixaient sur lui des regards de désolante commisération.

Inopinément, un groupe de gamins entoura la calèche et se mit à siffler. Une minute après, quantité de menu peuple se joignit à ce premier groupe. Ni les uns ni les autres n’étaient entrés aux arènes ; mais déjà la nouvelle du fiasco s’était répandue partout, et cette racaille sans pitié se plaisait à insulter un homme qu’elle croyait immensément riche.

Une pierre, lancée contre la calèche, heurta une roue. La manifestation grossissait, devenait menaçante. Heureusement pour Gallardo, deux gardes à cheval accoururent, dispersèrent cette meute insolente et escortèrent jusqu’au haut de la rue d’Alcalá « le premier homme du monde ».

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